Poème de Philippe Antoine Grouvelle sur la suppression du servage

Philippe Antoine Grouvelle écrivit de nombreux poèmes (d’une bonne facture mais d’une très médiocre qualité poétique, dont un intitulé « La Servitude abolie dans les domaines du Roi sous le règne de Louis XVI ». J’ignore s’il fut publié. L’abolition du servage[1] fut décidée par une ordonnance du 8 août 1779. Ce poème étant très long et amphigourique, je n’en reproduis ci-dessous que des extraits significatifs (en conservant le vocabulaire et l’orthographe de l’époque).

« De l’Immortel Colbert Savant Panegyriste,

Aujourd’hui son Egal d’un Règne economiste

L’Oracle, l’Instrument et le Modérateur,

Toi qui dans tes écrits, sage Médiateur

Entre un Plan trop rigide et des Projets trop vastes,

Loin des sistèmes vains, loin des Enthousisates,

Posas d’un ordre heureux l’éternel fondement,

Et sur la même baze assis profondément,

Les trois Corps dont l’Etat cimente sa structure,

Le Commerce, les Arts, l’auguste Agriculture,

O Neckre[2] ! Philosophe et Ministre à la fois !

Depuis le jour propice, où consultant la voix

Et de la Renommée et de la Politique,

Louis te confia la Richesse publique,

Quels biens n’as-tu pas faits ? La Législation,

Conforme à tes écrits, libre de passion,

Libre de préjugés, atteste à cet Empire

Que tu sais la régler, comme tu sus l’instruire.

            Combinant tous les plans qui doivent l’enrichir,

Quel fut ton premier soin ? D’animer, d’affranchir

Ce Peuple industrieux et nécessaire au Monde

Qui rampe sur la Terre et qui la rend féconde ;

Ce Peuple qui, courbé sur les sillons ouverts,

Des Guerres lentement répare les revers ;

Ce Peuple qui, versant les bienfaits de l’année,

Des Etats et des Rois fonde la destinée,

Le Peuple agriculteur devenu son appui

Louis, par ton Conseil, fait tomber aujourd’hui

Cet antique lien, cette Loi féodale,

Barbare invention de la Race Vandale,

Reste d’un joug cruel forgé depuis mille ans.

[…]

            Siècles de la raison, des Mœurs et du Savoir,

Succédez promptement à cet âge barbare !

Le fer détruit le Monde et le tems le répare.

Le Tems conduit de loin les révolutions,

Il murit par degrés les Législations,

Et, cachant dans la nuit les ressorts qu’il dispose,

Il combat en secret quand on croit qu’il repose.

            Le Tems, prenant pitié du peuple agriculteur,

Consumant en silence un lien destructeur,

De l’arbre nourricier avait sauvé la tige.

Quelques rameaux épars en gardaient un vestige[3] :

A demeurer captifs ils semblaient condamnés.

O triste Agriculture ! En ces jours fortunés

Ou les Lettres, les Arts et la Philosophie,

Semant un germe heureux qui croit et fructifie,

Font éclore en tout lieu ces grandes notions

Qui renferment les mœurs, les loix des Nations,

De l’Empire des Goths tu gardois les entraves !

[…]

            L’Intérêt triompha des efforts du Génie.

De la possession la longue tyrannie

Attendait pour céder l’exemple solennel

Que donne à cet Empire un Prince paternel[4].

O despotisme vil ! O sordide avarice,

Disparoissez, fuyez. La bonté protectrice,

La sublime équité règne au nom de Louis,

Les intérêts cruels se sont évanouis.

Instruit, encouragé par l’ombre paternelle,

Et par son propre cœur magnanime comme Elle,

Des plus sages Conseils éclairant son printemps,

Et d’un Roi vertueux le modèle à vingt ans,

Louis abdique un droit qui blessoit la Nature,

Louis brise des fers, tourment de la culture,

Louis jette les yeux sur un Peuple oublié

Et rappelant vers lui l’Esclave[5] humilié,

Lui dit : ‘‘je t’affranchis, je te rends ta Patrie,

Dispose de ton champ et de ton industrie,

Agrandis la famille, entasse les trésors,

Répands les à ton gré, sors du tombeau des Morts,

Au rang des Citoyens mon souffle te rappelle !

Que les hameaux féconds, que la Terre plus belle

Offrent de tous côtés des spectacles touchants,

Le seul luxe que j’aime est le luxe des champs.’’

            A ces mots Paternels la France est attendrie,

Louis est mis au rang des Dieux de la Patrie,

C’est le Libérateur que Cérès attendoit,

C’est le Réparateur que l’Etat demandoit.

            Tandis qu’en Orient sa voix médiatrice,

Apaisant de Moscou la noble Impératrice,

Calmant du Pont-Euxin le Superbe Sultan,

Pacifie avec art le Russe et l’Ottoman

Et leur dicte en français le traité qui les lie ;

Tandis que vers le Nord sa main réconcilie

Le César du Danube et le Mars de Berlin,

Et que, touché du sort d’un Etat orphelin,

D’un déluge de sang il sauve la Bavière ;

Tandis que ses vaisseaux, couvrant la Mer entière,

Des rives de l’Europe aux bords Américains,

Et des climats de l’Inde aux climats Africains,

Par une Guerre noble autant que légitime

Chassant l’usurpateur du trône maritime ;

Tandis que ses soldats, accourant vers Boston

Et mêlant leurs drapeaux à ceux de Washington,

Gardent dans son berceau la vaste République

Qui croit pour le Salut du Monde Politique,

Non content d’affranchir le Commerce des Mers,

Du Commerce des Champs il rompt aussi les fers :

Les Fleuves ont cessé d’être les tributaires

De l’exacteur[6] obscur ; leurs Ports dépositaires

Des biens qu’ils ont reçus peuvent s’enorgueillir ;

La Source des trésors que les Arts font jaillir

Et circuler au sein des hameaux et des villes,

N’ira plus s’engouffrer dans des Marais stériles :

Réduite en ses canaux, dirigée en son cours,

Elle doit jusqu’au Trône arriver sans détours.

La Rapine et le Faste ont enfin des Barrières.

En vain de l’Océan les ondes meurtrières

Engloutissent le Sang et l’Or des Nations ;

Pendant que la Tamise au bruit des factions

Voit ainsi que ses flots d’écouler sa Richesse

L’heureuse économie et l’Auguste Sagesse

De l’Empire Français ménagent les tributs

Et payent ses succès aux dépens des abus.

            C’est la Gloire, O Louis, l’Angleterre étonnée,

Sans cesser de combattre en Rivale acharnée,

Et t’observe et t’admire ; une éloquente voix

Au milieu du Sénat, organe de ses Loix,

De ton Règne naissant a vanté les Miracles[7].

Ce Temple du Génie ou siègent ses oracles,

Te décerne un triomphe en son émotion,

Et l’Europe applaudit par acclamation.

            Etranger comme Burke, au nom de la Nature,

Au nom des Arts, au nom de l’humble Agriculture,

Je t’adresse, O Louis, cet hymne non suspect.

Sujet de la vertu j’ajoute avec respect

Tout pouvoir légitime est fondé sur un Pacte

Le Ciel préside au nœud qu’un Souverain contracte

Avec les Nations : O Louis, aucun Roi

De ce vœu solennel n’a mieux gardé la foi.

            La Fille des Césars[8], ta compagne sublime,

A secondé cent fois le zèle qui t’anime,

Et cent fois pénétrant sous les toits des hameaux

Sa bonté généreuse a soulagé les maux

De cette Multitude, éternelle victime

Que chaque Siècle plaint et chaque Siècle opprime ».

Lettres de et à Philippe Antoine Grouvelle

  • Cet ancêtre fut ambassadeur à Copenhague de juillet 1793 à décembre 1799. Nos archives familiales ne possèdent de cette époque, comme documents diplomatiques, qu’un brouillon de lettre à son ministre et une lettre adressée par un de ses collègues. Elles sont reproduites ci-dessous, avec le vocabulaire et l’orthographe de l’époque.

« Copenhague le 3 fructidor 4e année de la République françoise

Le Ministre Plénipotentiaire de la République française

au citoyen Ch. Delacroix, Ministre des Relations Extérieures[9]

            Citoyen Ministre

            Ainsi que je vous l’ai mandé dans ma dépêche du 8 thermidor, j’ai fait connaître par un avis inséré dans la Gazette Danoise le Règlement du Directoire Exécutif qui ordonne l’inscription sur un Registre d’immatricule des français résidens chez l’Etranger qui ont droit à la protection Nationale. Ceux qui se trouvent dans le cas prévu par le Directoire se sont empressés de se présenter chez moi et après avoir justifié d’une cause légitime de leur résidence au Danemark, ils ont été portés sur le registre que j’ai provisoirement ouvert à cet effet. Les français inscrits jusqu’à ce jour sont u nombre de douze. Il en est d’autres établis en ce pays, mais ils m’ont paru des cas particuliers sur lesquels je n’ai pas cru pouvoir prononcer définitivement.

            Je vais vous soumettre les principales questions qui se présentent sur cet objet.

            Plusieurs français établis à Copenhague et actuellement Bourgeois Danois, avant d’acquérir cette naturalisation, ont fait baptiser leurs enfants par l’aumônier de la légation française, et comme tels, ceux-ci déjà inscrits sur le Registre des actes de naissance, et n’ayant point, ainsi que leur père, prêté le serment au Gouvernement Danois, demandent à rester sous la protection de la République et à porter la cocarde Nationale. Leur demande doit-elle être admise ? Elle l’a été provisoirement. Parmi les français sortis avant la révolution, il en est qui ont été amenés enfant et qui depuis vingt et trente ans habitent les pays étrangers, sans avoir prêté serment à aucun gouvernement. Doivent-ils toujours être considérés comme français et jouir des avantages attachés à ce titre ?

            Les femmes françaises, quoique n’exerçant point de droits politiques, sont-elles comprises dans la dénomination de français et doivent-elles en conséquence être inscrites comme telle ?

            Il existe plusieurs français employés comme domestiques, cuisiniers, etc, au service des étrangers. Tant qu’ils font partie de la famille des étrangers, ils doivent suivant le Droit public être soumis aux mêmes loix que ceux que l’on appelle leurs maîtres. Mais aussitôt qu’ils sont hors du service, ils rentrent sous la protection Nationale, et peuvent porter la cocarde. Sous ce rapport, il semblerait qu’ils doivent être immatriculés comme les autres français. Mais j’ai cru devoir attendre sur ce point votre décision.

            Je saisis cette circonstance pour vous soumettre une question qui, sans être relative au Registre d’immatricule, intéresse néanmoins la protection Nationale.

            Les Suisses, les Genevois, dans les pays où ils n’ont point d’agent ont toujours été sous la protection de la France et des agens français. Doit-on regarder cet état de choses comme toujours subsistant et conséquemment accorder aux Citoyens de ces pays l’assistance et les bons offices qu’ils pourraient réclamer ? ».

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« Au Citoyen Grouvelle Min. Plén[10].

de la R. F. à Copenhague[11]

Hambourg 27 prairial l’an 3e

Citoyen,

            Je désire que la présente vous trouve ainsi que votre compagnon de voyage de retour en bonne santé dans vos foyers.

            Le hasard m’a fait rencontrer ici un ami de la Russie, attaché aux affaires du gouvernement, dont le résultat de la conversation que nous avons eu ensemble peut ajouter de la confirmation aux lumières que vous avez sur ce gouvernement.

            La Russie fis dans ce moment tout autant que les moyens lui permettent tous les préparatifs possibles pour se mettre en état de vigoureuse défense en Pologne, soit contre la Prusse, même contre l’Autriche, dont l’intimité paraît simulée ; malgré son triple traité d’alliance, l’on flatte beaucoup l’ambassadeur d’Autriche, on lui fait faire le jeune homme, il semblerait qu’on lui fait et qu’on en fait une marionette ; on croit même que l’Angleterre en sera aussi la dupe, malgré que le ministre anglais paraisse être du mieux avec le favori[12], ce dernier l’accueille bien et le mets souvent dans ses parties.

            Le ministre Marlofl n’est plus si bien en Cour, il est très mal avec le favori qui paraît malgré son peu de moyens être le chef de file du Conseil, dernièrement celui-ci lui voulut faire jouer un rôle en second dans le Conseil, ce qui occasionna une petite rixe, mais qui fut mise sans le silence & non dans l’oubli. Le Cte Osterman pour les Aff. Etrangres., Samoeloff grand Chancer., Besbaroko & le favori sont les quatre intimes de l’impératrice[13] ; le prince alexandre est bien fêté, mais sa santé s’affoiblit tous les jours, mais l’on pense que cela ne vient et que cela n’a d’autre source que d’avoir été marié trop jeune. Le grand duc paraît dans le lointain, on est plus empressé auprès de la grande duchesse.

            On n’est pas éloigné de croire depuis la réunion du duché de Courlande que la Cour aurait en effet le plan de placer un roy de son choix sur ce trone de la Pologne, en y maintenant la Constitution de 87 avec quelques changements cependant relatifs aux intérêts de la Russie. Kotsiosko est toujours à la forteresse de Petersbourg logé dans un pavillon de la maison du gouverneur, logement commode & assez elegament meublé ayant pour sa table 5 roubles par jour et une domestique payée par la Couronne pour le servir.

            Il a passé ici un agent pour acheter 200 milles pièces de ducats. Les espèces ainsi que les hommes sont rares en Russie, mais malgré cette pénurie la machine va toujours son train, les mouvements de troupes continuent en Crimée, et l’on cherche à en imposer au turc, sans cependant avoir le dessein de rompre avec eux, mais seulement pour les contenir de leur côté ; les armements de la flotte continuent avec beaucoup d’activité.

            Il existe à la Cour un conflit de rivalité, chacun cherche à profiter des derniers moments, ou Catherine conserve encore un reste d’énergie, pour obtenir faveurs & pensions, ce qu’elle accorde journellement, pour s’assurer paisiblement la fin d’un règne qui prépare à coup sûr de grands orages lorsqu’elle cessera d’être.

            Si ces petits détails, Citoyen, peuvent vous être de quelque utilité, il m’aura fait plaisir de vous les avoir transmis.

Salut et fraternité 

(signature illisible)».


[1] Le servage se distinguait de l’esclavage par le statut juridique du serf. Alors que l’esclave était considéré comme un meuble, le serf jouissait de la personnalité juridique. C’était bien une personne, liée par contrat à une autre personne. Ainsi, le serf n’appartenait pas à son seigneur, mais à la terre, ou encore au fief, la contrepartie étant qu’il ne pouvait pas être chassé. Le servage diminua fortement avec l’essor économique de la fin du Moyen-Âge, qui permit aux serfs de racheter leurs contrats. Une nouvelle importante diminution intervint après la Grande peste (1347-1350), qui fit disparaître un tiers de la population, et créa donc une pénurie de main d’œuvre. Aussi de nombreux nobles proposèrent aux serfs de racheter leur contrat pour venir s’installer librement sur leurs terres en friche, ce qui obligeait le noble sur les terres duquel se trouvaient lesdits serfs à faire de même pour conserver des paysans. Par ordonnance du 8 août 1779, Louis XVI abolit totalement le servage sur l’ensemble des domaines royaux de France. Afin de favoriser l’imitation de son acte d’affranchissement, l’ordonnance précisait que « considérant bien moins ces affranchissements comme une aliénation, que comme un retour au droit naturel, nous avons exempté ces sortes d’actes [d’affranchissement] des formalités et des taxes auxquelles l’antique sévérité des maximes féodales les avaient assujettis ». Cependant, le servage persista localement jusqu’à la Révolution, qui l’abolit avec les privilèges lors de la nuit du 4 août 1789. 

[2] Il s’agit de Necker, mais dont le nom se prononce effectivement Neckre.

[3] La minorité de paysans qui étaient encore serfs.

[4] Louis XVI.

[5] Terme impropre.

[6] Sans doute un néologisme créé à partir d’exaction.

[7] M. Burke (note de Ph. A. Grouvelle).

[8] Marie-Antoinette.

[9] C’est-à-dire ministre des affaires étrangères. Ce Charles Delacroix (1741-1805) est le père du peintre Eugène Delacroix (1798-1863).

[10] Ministre plénipotentiaire.

[11] L’auteur de la lettre est inconnu.

[12] Sans doute Mamonof.

[13] Catherine II, 1729-1796.