L’ÉTHIQUE DES AFFAIRES ET DU MANAGEMENT AU XXIe SIECLE
Essai

DALLOZ DUNOD

Ce livre a été publié en 2000 ; il a été révisé en novembre 2016.

S’inspirer d’un auteur est légitime, en le citant. Mais il est immoral et illicite (délit de contrefaçon) de copier des passages entiers, même en les transformant. Méfiez-vous de la tentation du plagiat, qui se répand actuellement, du fait des facilités techniques (le procédé « copier-coller») et de la perte du sens moral.

SOMMAIRE

  • IRE PARTIE. – LES CONTOURS DE L’ÉTHIQUE DES AFFAIRES ET DU MANAGEMENT
    • CHAPITRE 1er. – Le sens des mots
      • Section I. – Les affaires
      • Section II. – Le droit
      • Section III. – L’éthique
    • CHAPITRE 2. – Les finalités
      • Section I. – La dignité de l’homme
      • Section II. – Le bien commun
    • CHAPITRE 3. – Les organes
      • Section I. – Les autorités indépendantes
      • Section II. – L’institution judiciaire
  • 2PARTIE. – LES ATOURS DE L’ÉTHIQUE DES AFFAIRES ET DU MANAGEMENT
    • CHAPITRE 4. – AB INTRA, DANS LE MICROCOSME
      • Section I. – Les outils juridiques
      • Section II. – Les sujets
      • Section III. – Le moment
    • CHAPITRE 5. – AB EXTRA, DANS LE MACROCOSME
      • Section I. – Entre concurrents
      • Section II. – Envers les non-concurrents
      • Section III. – Envers les pays en voie de développement
  • Conclusion
  • TABLE

PRINCIPALES ABRÉVIATIONS

AJ                                              Actualité jurisprudentielle (partie du recueil Dalloz)

art.                                            Article

Bull. civ.                                  Bulletin des arrêts de la Cour de cassation (chambres civiles)

Civ.                                           Cour de cassation, chambres civiles

Com.                                         Cour de cassation, chambre commerciale et financière

Crim.                                        Cour de cassation, chambre criminelle

Soc.                                           Cour de cassation, chambre sociale

C. civ.                                       code civil

C. com.                                     code de commerce

C. consom.                               code de la consommation

Cf.                                             Confer

chron.                                       chronique

CJCE                                        Cour de justice des Communautés européennes

CJUE                                        Cour de justice de l’Union européenne

comp.                                        comparer

Cons. const.                            Conseil constitutionnel

Contrats, conc., consom.   Contrats, concurrence, consommation

CPC                                          code de procédure civile

C. propr. intell.                      code de la propriété intellectuelle

C. trav.                                     code du travail

D.                                              Dalloz

déc.                                           décision

Direc.                                       Directive

doctr.                                        doctrine

esp.                                           espèce

ex.                                             exemple

Fasc.                                         Fascicule

Gaz. Pal.                                  Gazette du Palais

IR                                              information rapide

J.-Cl.                                         Juris-classeur

JCP                                           Juris-classeur périodique (La Semaine juridique)

jur.                                            Partie de la jurisprudence des revues

n°                                              numéro

not.                                           Notamment

obs.                                           observations

op. et loc. cit.                          opere et loco citatis (dans l’ouvrage précité et au                 même endroit)     

p.                                               page

pan.                                          panorama

PIBD                                         Propriété industrielle – Bulletin documentaire

préc.                                         précité

PUAM                                      Presses universitaires d’Aix-Marseille

Rép. civ.                                   Répertoire civil

Rép. com.                                 Répertoire commercial

RJ com.                                    Revue de jurisprudence commerciale

RID comp.                                Revue internationale de droit comparé

RJDA                                        Revue de jurisprudence de droit des affaires

RRJ                                           Revue de recherche juridique – Droit prospectif

s.                                                suivant

somm.                                       sommaire

spéc.                                         spécialement

t.                                                tome

T. com.                                      Tribunal de commerce

TGI                                            Tribunal de grande instance

V.                                               Voir

Vo                                              Verbo (mot)

Vis                                              Verbis (mots)

INTRODUCTION

Quand il fallut s’asseoir à la croix des deux routes

Et choisir le regret d’avecque le remords ;

Quand il fallut s’asseoir au coin des doubles sorts

Et fixer le regard sur la clé des deux voûtes

Vous seule savez, maîtresse du secret,

Que l’un des deux chemins allait en contrebas,

Vous connaissez celui que choisiront nos pas

Comme on choisit un cèdre et le bois d’un coffret

Péguy

L’éthique des affaires n’a jamais été autant en voguequ’à notre époque ; elle imprègne l’air du temps comme une sorte de mythique utopie. Née dans le dernier quart du XXe siècle, elle subsistera au moins pendant les premières décennies du XXIe siècle. Cette situation est quelque peu paradoxale, à regarder l’état actuel de la société. Elle découle peut-être du besoin de nouveauté (la morale apparaît comme telle aujourd’hui, après avoir été tant décriée), alors que les esprits sont habitués aux changements incessants et y aspirent. Le sociologue Gabriel Tarde (décédé en 1904) relevait déjà au début du XXsiècle que nous étions passé d’une « société de coutume » à une « société de mode » ; ce phénomène n’a été que s’accentuant et s’accélérant, car nous avons aussi quitté un monde de la lenteur (et du silence) pour un monde de la vitesse (et de la communication). L’invocation de la morale relève donc probablement plus de discours et d’incantations, couvrant parfois de sombres turpitudes, que d’une réalité tangible et vérifiable (de semblables considérations pourraient être présentées à propos des discours sur le management et des nouvelles méthodes importées régulièrement d’outre Atlantique ; j’aborderai largement ces questions dans la deuxième partie). Une dégradation sensible des « valeurs » et une « perte du sens » (et même du simple « bon sens ») sont intervenues depuis la fin des années 1970 ; cette déliquescence de la société continue de s’aggraver. Elle s’observe statistiquement par l’augmentation prodigieuse de la délinquance, de plus en plus violente et le fait de sujets de plus en plus jeunes ; les mass médias en font souvent état, et ce phénomène inquiétant est l’objet de conversations dans les dîners en ville. Mais les individus qui s’en lamentent le plus commettent eux-mêmes souvent de nombreux actes délictueux. La délinquance en « col blanc » connaît en effet elle aussi une hausse spectaculaire, sous des formes variées, toutes très répandues : la fraude fiscale, l’irrespect généralisé du code de la route (cause actuellement d’encore près de 4000 morts par an en France[1]), la consommation de stupéfiants interdits, l’achat en connaissance de cause, lors de voyages à l’étranger, d’articles de luxe griffés de grandes marques mais contrefaits, ou le pillage informatique (nombreuses sont les personnes reproduisant des logiciels et des cédéroms, c’est-à-dire commettant des contrefaçons, en trouvant cela légitime). L’individualisme, donc l’égoïsme[2], règnent en maîtres et occultent le jugement moral. Tout ce qui est bon pour moi est considéré comme bien, la morale et les vertus étant réservées aux autres (La Rochefoucauld, le pessimiste absolu, qui dépensa une extrême perspicacité à dénicher les vices de la vertu, ne prétendait-il pas que « Les vertus se perdent dans l’intérêt comme les fleuves dans la mer » ?). Et cela se traduit, dans le mode mineur, par la perte des convenances et des bonnes manières (qui n’étaient pas l’apanage de la bourgeoisie, même si celle-ci cultivait ses spécificités à cet égard, comme code de reconnaissance de la tribu[3]). Une nouvelle barbarie s’instaure en Occident[4], particulièrement en France et, pour la première fois dans l’histoire, elle ne provient pas d’une invasion étrangère mais de causes internes.

Concomitamment à ce phénomène, les sociologues constatent une crise sans précédent de la famille (avec une chute du nombre des mariages et des naissances, et une hausse de celui des divorces), et un rejet de la société, que ce soit dans la fuite (par le truchement de l’alcool, de la drogue, des médicaments psychotropes) ou par des comportements d’évasion (se traduisant par une augmentation sensible des troubles psychiques et des suicides[5], surtout de jeunes). Jamais l’homme n’aura été si puissant ni si fragile. Et que dire de la morale publique, dans l’État et dans les entreprises, sinon qu’elle a notablement régressé[6] ? Partout triomphent l’immoralisme, l’affairisme, des délits d’initié, des OPA et OPE « sauvages », et l’argent roi, bien que la gangrène n’atteigne pas tous les détenteurs de pouvoir : il est des dirigeants d’entreprises et des hommes politiques honnêtes ; je crois même qu’ils constituent la majorité (le discours actuel des « petits maîtres », selon lequel « ils sont tous pourris », est non seulement injuste mais dangereux pour la société et la démocratie). Les institutions sont de plus en plus contestées violemment. La nation et l’État eux-mêmes n’échappent pas à cette remise en cause générale, annonciatrice de lendemains qui déchanteront.

Enfin la barbarie imprègne l’économie, sous le couvert d’un libéralisme effréné (l’ultralibéralsime), du libre-échangisme et du monétarisme élevés au rang de dogmes. La politique du franc fort[7] a causé des ravages dans notre pays, suscitant une immense cohorte de chômeurs, et le réapparition d’un nombre de miséreux (sous l’appellation aseptisée de SDF), tel que la France n’en n’avait pas connu depuis le milieu du XIXe siècle (avant le second Empire)[8]. Vouloir coûte que coûte maintenir une monnaie forte, quelles que soient les circonstances et la conjoncture, est consentir à sacrifier les hommes, en acceptant un taux, lui aussi fort, de chômage. « Sous le couvert d’une prise de position technique, c’est en réalité un choix de civilisation essentiel qui est décidé : un anti-humanisme, l’homme sacrifié à cette “chose” qu’est la valeur de la monnaie » (Ph. Saint Marc[9]) : C’est du pur matérialisme. Tout se tient. La barbarie la plus profonde est là. Les mêmes causes ayant les mêmes effets, j’avais écrit dans la première édition de cet ouvrage que je craignais que l’euro fort, recherché par la Banque centrale européenne de Francfort (totalement indépendante des autorités politiques), conduise à des résultats humainement lourds[10]. Hélas, je ne m’étais pas trompé. Malgré la crise actuelle, l’euro demeure surévalué par rapport au dollar, au yuan et à la livre. L’euro fort été a désastreux pour l’Europe, sauf pour l’Allemagne. Cet objectif fixé comme un dogme, avec comme corollaire celui de l’absence d’inflation, a largement contribué à la perte de nos marchés d’exportation, à la désindustrialisation de nos pays, donc à la perte d’emploi et aux délocalisations. Une monnaie forte, l’absence d’inflation, l’équilibre budgétaire, peuvent être des objectifs souhaitables, mais ne doivent en aucun cas être regardés comme des dogmes : Tout dépend des circonstances. Ce qui compte, c’est le bien commun. Après les deux guerres mondiales, jamais la France n’aurait pu se reconstruire s’il avait fallu qu’elle se pliât à ces diktats. En revanche, la reconstruction achevée, il était nécessaire de stabiliser la monnaie. C’est par exemple ce que fit de Gaulle en 1959. Il est absolument inédit dans l’histoire de l’humanité et aberrant que les pouvoirs politiques démocratiquement élus n’aient aucune possibilité de déterminer la politique de la Banque centrale européenne, alors que les gouvernements des États-Unis, du Japon, de la Chine ou de la Grande-Bretagne mènent une politique monétaire efficace en fonction de leurs intérêts. Et il fut stupide d’adopter une monnaie unique sans une coordination des politiques économiques de la zone euro (composée de pays hétérogènes), ainsi que d’y admettre de plus en plus de pays (par un mouvement de fuite en avant irresponsable, comme celui qui conduisit aussi à élargir sans fin l’Union européenne). Il est indispensable de dévaluer fortement l’euro, et d’adopter enfin des politiques économiques et fiscales coordonnées. L’Union européenne en aura-t-elle la volonté et le courage ? Sinon, il faudrait scinder la zone euro en deux entités, l’une autour de la France, l’autre autour de l’Allemagne. D’autre part, il faut cesser d’admettre de nouveaux pays dans l’euro (et mettre un terme, mais c’est une autre question, à l’élargissement de l’Union européenne). L’Allemagne porte une grande responsabilité dans ce dogme de la stabilité de la monnaie, et c’est elle qui imposa l’indépendance absolue de la Banque centrale européenne, au service du dogme. Ce choix de la surévaluation de l’euro est favorable à l’Allemagne, qui s’est imposé immédiatement une politique de déflation qui lui a permis de gagner un avantage compétitif important. Elle est seule capable d’exporter dans ces conditions en dehors de la zone euro, compte tenu de la haute technicité et de la qualité de ses produits, d’une main d’œuvre habile et disciplinée (faisant rarement grève, connaissant peu l’absentéisme, non soumises aux 35 heures, des coûts du travail en baisse depuis dix ans de 1,4 % par an en moyenne tandis qu’ils augmentaient de 0,8 par an en France, ayant la retraite à 65 ans qui va passer progressivement à 67 alors qu’elle est à 62 ans en France, etc.). Et elle peut exporter facilement dans la zone euro, vers les pays dans lesquels la dépense publique est plus importante et qui ont une tendance à l’inflation, ceux-ci ne pouvant plus équilibrer leurs comptes par une dévaluation, qui était le remède antérieur. Face au désastre économique causé par l’euro et pour sauver l’Europe, certains proposent une solution plus radicale, celle de démonétiser l’euro et de rétablir des monnaies nationales. Ce n’est pas un rêve de populiste europhobe, mais la conviction d’économistes et d’observateurs éclairés europhiles, dont François Heisbourg[11].

Cependant, malgré ces constats sévères, je ne suis pas pessimiste, sachant qu’il n’y a pas de fatalité en histoire, et que des renaissances surgissent toujours dans les moments les plus désespérés. Et si j’aime la grâce des choses fanées et des fleurs séchées, je goûte grandement celle des jaillissements et des bourgeons. Je tenais à jeter d’emblée cette note gaie ; j’y reviendrai au fil des pages, et ce livre s’achèvera même par une sorte d’hymne de confiance dans la jeunesse et dans l’avenir.

Avant d’entrer dans le vif du sujet, une première approche semble nécessaire, sous les espèces de deux incursions de fond (Quelques éléments d’appréciation sur la mode de l’éthique et Quelques questions sur l’existence d’une éthique des affaires),et une de méthode (permettant de présenter la façon de procéder qui a été adoptée).

A. – Quelques éléments d’appréciation sur la mode de l’éthique

Une remarque terminologique s’impose dès l’abord. Deux mots sont en concurrence, éthique et morale. Le premier vient du grec (et fait plus savant), le second du latin ; j’ignore pourquoi la tradition protestante utilise de préférence éthique, alors que les catholiques parlent habituellement de morale. Mais peu importe : ils ont exactement la même signification ; tous deux désignent une considération régulatrice des comportements. J’emploierai donc ces deux mots de façon équivalente, même si certains esprits (notamment la majorité des philosophes Français) tentent aujourd’hui d’accréditer l’idée d’une distinction entre eux. En effet, il est des auteurs confinant fâcheusement la morale à l’obligation (et à la faute), le bien relevant de l’éthique ; ou affirmant que la morale est une pensée organisée et universelle du bien et du mal, avec un corps d’impératifs et d’interdictions, tandis que l’éthique, définie par le bon et le mauvais, serait relative à un individu, un groupe, une entreprise (traduisant une volonté de « donner forme à la vie en référence à un sens, une mise en scène de la vie bonne »[12]).

Jean qui rit et Jean qui pleure

L’actuelle vague éthique[13] est tout à la fois encourageante et inquiétante : Jean peut en rire (s’en réjouir) tout autant qu’en pleurer (s’en lamenter). Réconfortante, car elle manifeste une haute vision de l’homme ; elle peut paraître de l’essence de la nouvelle modernité, née de la conviction que le libéralisme économique (seul système efficace assurément) a besoin de freins, en l’absence desquels il susciterait nombre d’effets pervers (dont la « réification » de l’homme). Alarmante, dans la mesure où, paradoxalement, elle révèle sans doute une dégénérescence de la morale et des comportements contractuels. Tacite observait que lorsqu’un peuple n’a plus de mœurs, il légifère ; cet appel constant à la morale n’est-il pas le signe d’un manque ? Voyez ce qu’écrivait Rousseau à propos des Romains : Pendant longtemps « ils s’étaient contentés de pratiquer la vertu, tout fut perdu quand ils commencèrent à l’étudier »[14]. En effet, jamais l’invocation à l’éthique n’est si vive que lorsqu’elle a déserté la vie. De sorte que, plus qu’une mode, sa convocation incessante est un mouvement profond et durable, traduisant un trouble devant la désagrégation des repères traditionnels, et l’attente d’une nouvelle hiérarchie des valeurs. Quoi qu’il en soit, le fait est là ; une sorte de précepte prédomine : De la morale avant toute chose ! Or, la consigne est souvent malaisée à mettre en œuvre : les questions éthiques que les entreprises ont à résoudre dans les affaires sont aujourd’hui si complexes, mêlent tant de paramètres contradictoires, que l’idéalisme doit souvent faire bon ménage avec une certaine dose de pragmatisme ; « à la croix des deux routes » (dépeinte par l’extrait du poème de Péguy placé en exergue), l’homme d’affaire est souvent dans l’embarras (V. infra).

L’odeur du souffre

Ainsi, l’appel à l’éthique, pour sympathique qu’il apparaisse à première vue, sent en réalité un peu le souffre (qui est celle du diable, dans l’imaginaire traditionnel), à gratter la surface du discours. En effet, il a été lancé dans une fin utilitariste, comme un moyen pour les entreprises d’engranger davantage de profits, notamment en faisant travailler plus activement les salariés, voire, ce qui est bien pire, dans une vue totalitaire. « Le drame contemporain est d’abuser de l’un des mots les plus vieux de la tradition philosophique et chrétienne […] du “juste” naturel […], le mot “éthique”, afin de le faire servir à son contraire » (J.-M. Trigeaud[15]). Déjà au XVIIIe siècle, Vauvenargues ironisait à propos des « auteurs traitant de la morale comme on traite la nouvelle architecture, où l’on cherche avant tout la commodité ». L’utilitarisme est l’antithèse de la morale, même si, à long terme, la morale se révèle de surcroît payante et l’immoralité périlleuse, car la morale vous rattrape toujours (par ce que la presse appelle les affaires). « Quand elle n’a pas le premier mot, c’est qu’elle aura le dernier » (Jankélévich[16]).

B. – Quelques questions sur l’existence d’une éthique des affaires

La morale dans les alcôves mais aussi dans les bureaux ?

Accoler les deux mots d’éthique et d’affaires paraît quelque peu saugrenu : chacun conçoit bien l’existence d’une morale dans la vie familiale, plus encore dans les alcôves où elle se love souvent, mais dans les affaires ! Que diantre viendrait-elle se mêler des affaires ? Les affaires sont les affaires (business is business) : ce splendide truisme de Coolidge (président des États-Unis de 1923 à 1928) se passe de commentaire. Aussi un professeur réputé de la Harvard Business School n’hésitait pas à affirmer que l’homme d’affaire « doit se battre. Et avant tout sans morale »[17]. C’est le monde des données brutes, objectives, implacables, des faits (dont chacun sait qu’ils sont têtus) ; c’est le royaume des biens juridiques, des valeurs économiques, qui naissent, s’échangent, se vendent, se louent, etc. ; c’est enfin le pays des fictions (telles les personnes morales) et des abstractions (dont la pointe extrême est constituée par les titres abstraits). Les valeurs économiques se fichent de la morale. Quant aux fictions et abstractions, est-ce la peine de préciser leur position par rapport à la morale ?

De l’autonomie des branches de la vie sociale

Du reste, chaque branche de la vie sociale cherche ses fins par elle-même, analyse ses mécanismes indépendamment de toute référence morale. Le Droit, par exemple, ne cherche pas à engendrer des saints ou des héros mais, en toute modestie, à créer ou à maintenir un ordre juridique, permettant la vie en société (et qui comprend certaines dispositions immorales ; selon un passage connu du Digeste, tout ce qui est permis n’est pas honnête, « Non omne quod licet honestum est »[18]). Ainsi, la sévérité que manifestait naguère la jurisprudence autour du sexe n’était que l’une des manières de défendre le mariage et la famille, institutions d’ordre public, et non point de susciter des ascètes.

L’œil invisible

Pourtant, il semble nécessaire que toute la vie sociale et économique soit guidée par une éthique : elle est partout compétente, même là ou sa présence est la plus surprenante. « Sans morale, il n’y a plus de vin de Bordeaux ni de style. La morale, c’est le goût de ce qui est pur et défie le temps » (J. Chardonne[19]). De cette nécessité « naturelle » de normes découle que l’hypothèse du non-droit, si chère à Carbonnier, est sans doute bien hasardeuse, surtout dans le Droit de la famille[20]. L’homme est sans cesse contraint de tenir ensemble les règles et buts de son activité avec les consignes de sa conscience. Si, dans la grisaille générale, bien des personnes sont souvent désemparées et désenchantées[21], n’est-ce point faute de repères (ce qui les jettent dans les bras complaisants des sectes ou les paradis artificiels de la drogue) ? Le renoncement à la morale laisse place à l’angoisse. « Nos contemporains [sont] malades de l’histoire pour avoir perdu la dimension du bien » (M. Villey[22]). Lorsque l’individu oublie la dimension morale, il n’est « qu’un pantin sans âme et sans vie »[23], sans existence réelle. La fameuse (et assez magique) main invisible d’Adam Smith (qui assurerait l’équilibre de la société, où chacun ne se soucie que de ses intérêts et passions[24]) me semble contrebalancée, chez tout homme véritable, construit, debout, unifié, par ce que j’appellerai l’œil invisible, du moi profond, de sa conscience, qui murmure en lui l’essentiel, comme l’eau sourd continûment de la source.

Morale générale et morale spéciale

L’émergence d’une morale spécifique aux affaires (et au management) est dans la logique de la morale et des affaires (et du management). De la morale car, depuis toujours, à côté de la morale générale, sont nées des morales spéciales à tel ou tel secteur de l’activité humaine, de même que le droit pénal se prolonge par le droit pénal spécial, ou que le régime général du contrat s’épanouit dans la fantaisie des divers contrats, dans leur spécificité. Cette émergence est ensuite dans la logique des affaires, sous deux aspects. Historiquement, les affaires ont été soumises à une éthique rigoureuse, dès le Moyen Âge, notamment par le biais des corporations, contrôlant « la belle ouvrage » et le juste prix, tout en empêchant la concurrence déloyale. Empiriquement, car l’élaboration de règles et d’usages propres au commerce est une aspiration profonde de la majeure (et la plus saine) partie de ces milieux[25]. Au plan collectif, elle se traduit par l’élaboration de codes de déontologie professionnels de toutes sortes. Ce travail d’élaboration de normes, en quelque sorte universelles pour une branche professionnelle déterminée, s’apparente, il est vrai d’assez loin, au rôle du législateur. Mais là ne s’arrêtent pas les normes des affaires. Certaines émanent des entreprises elles-mêmes : leurs propres codes internes (V. infra). D’autres de la jurisprudence qui, reconnaissant l’existence d’usages ou de règles implicites, impose des devoirs aux professionnels, le plus spectaculaire, dans ses développements actuels, étant le devoir de loyauté (V. infra). Ainsi, l’éthique des affaires passe nécessairement par le droit, de sorte que le thème à traiter pourrait s’entendre comme l’éthique du droit des affaires (en incorporant le management dans celle-ci), ou le droit des affaires et l’éthique.

C. – Excursus de la méthode

Un tempérament

D’abord, je suis fondamentalement un juriste, et seulement un moraliste d’occasion, à titre accessoire (de plus n’ayant point la tête philosophique) ; ce qui explique la teneur de cet ouvrage, axé pour une assez large part sur le Droit des affaires et sur le management, tout en effleurant les grands débats actuels de sociétés. D’où il se distingue nettement des ouvrages antérieurs sur l’éthique des affaires[26]. Déjà je crains d’avoir présumé de mes forces, en oubliant le sage conseil du Siracide (Altiora te ne quaesieris : « Ne cherche pas ce qui te dépasse », Sirac 3, 23). Qu’eût-ce été si je n’avais pas adopté ce parti pris ! D’ailleurs, il peut se justifier par le fait que ce livre m’avait été demandé à l’origine par un éditeur juridique (et par la suite celui-ci décida de le coéditer avec une maison plus centrée sur les entreprises). Mais je me suis bien gardé de donner une réplique, même mise à jour, de la célèbre Règle morale dans les obligations civiles de Ripert[27], dont la découverte en deuxième année de mes études Droit m’avait enchantée ; du reste, pour garder l’esprit libre, je ne l’ai relue que lorsque fut achevé mon écriture, et j’ai pu constater l’énorme différence d’objet et de méthode qui existe entre ces deux ouvrages. Au demeurant, même en droit, je ne suis pas un « spécialiste », ayant abordé nombre de disciplines, mais une espèce de dilettante, au sens actuel de ce mot et aussi à celui de son origine (le verbe italien dilettare, se délecter) ; d’où mon goût pour les analogies, qui m’a toujours semblé une des manifestations de la curiosité et de l’agilité intellectuelles. Mon cursus chaotique y a contribué. Je suis passé d’un état à l’autre, au gré des hasards de la vie, comme une flammèche emportée par le vent. J’ai touché la politique et la vie retirée, ai été avocat et juge (en tant qu’arbitre), administrateur de société et consultant, plus encore professeur. Auteur, enfin et surtout, car telle est ma vocation profonde, à un point tel que méditer puis écrire (même dans ce domaine réputé rébarbatif qu’est le droit) m’apparaît parfois être la seule vie authentique, le reste n’étant qu’apparences futiles. Car tout acte créateur, dans le domaine de la chair comme dans celui de l’esprit, abolit le temps (aussi je puis rester dix heures devant ma table de travail sans m’en rendre compte : d’où un certain isolement dans lequel je m’enveloppe ; il me faut l’avouer, tout en n’en détermine pas la cause, j’éprouve une certaine difficulté à vivre « comme tout le monde »). L’écriture, qui m’est chère, est ma faiblesse et aussi ma force. Je ne redirai pas ce que tous les écrivains rapportent de leur labeur sur la forme, qui se dissocie mal du fond, sur le style à qui incombe la mission de dévoiler au mieux la pensée, son polissage incessant, tourment infini tout autant que plaisir intense et jubilation de tout l’être.

En second lieu, il s’agit ici plus d’un essai que d’un manuel ou d’un traité, ce qui justifie ses traits suivants. Oublieux de ce que « le moi est haïssable » (Pascal), vous aurez déjà constaté qu’il est rédigé à la première personne du singulier (alors que tous mes ouvrages et écrits antérieurs, sauf certaines conférences, ont toujours été composés à la première personne du pluriel). J’y trouve le piquant de la nouveauté, un parfum de fantaisie. Le ton de cet essai est souvent original, assez peu universitaire, de même que son ordonnancement. Composé de pièces et de morceaux, sans plan rigoureux (et artificiel), il va d’un sujet à l’autre comme au fil de la plume. Les développements n’y suivent pas une logique linéaire, et plusieurs thèmes récurrents s’entrecroisent fréquemment : il s’apparente quelque peu à cet égard à l’art de la fugue. Il obéit à une direction générale plus qu’il ne suit un plan réglé. Je ne joue pas legato mais staccato. Ce livre ne craint ni les escapades, parfois imprévues comme cette hymne à la jeunesse par lequel il s’achève, ni de verser à l’occasion dans la platitude. Le corpus sur lequel je vais raisonner est si copieux et si divers qu’il risque d’égarer l’analyse dans des chemins de traverse. Quelle que soit la notion abordée, l’étude ne vise jamais à être exhaustive (qui serait le plus sûr moyen d’ennuyer), mais seulement à diriger un rapide coup de projecteur. Montesquieu prétendait qu’il ne faut pas « épuiser un sujet qu’on ne laisse rien à faire au lecteur. Il ne s’agit pas de le faire lire, mais de le faire penser »[28]. Je gage que, dans les interstices des pages de ce livre, le lecteur aura de quoi penser : puisse-t-il lui arriver aussi de penser sur le texte lui-même ! Par respect pour le lecteur, ce qui me paraît de politesse élémentaire, j’ai cherché la clarté des réflexions et de leur expression (sans « langue de bois », tout en utilisant les termes techniques de précision lorsqu’ils s’imposent) ; l’obscurité ne m’a jamais semblé un gage de profondeur. Néanmoins certains passages paraîtront assez techniques aux non juristes : qu’ils les retranchent ! Ce livre peut se parcourir en tous sens, sans nécessairement adopter la voie linéaire adoptée. Pour touffu et étendu qu’il puisse apparaître, il est pourtant le fruit d’une ascèse (frappant sans doute tout écrivain) ; car dans la tentative de tout embrasser, d’aborder tant et tant d’aspects divers de la réalité, le risque était de le distendre à l’infini : il me fallut supprimer bien des passages. Et la nécessité s’imposa à un moment d’arrêter de modifier le texte, de le fixer, même s’il ne reflète qu’imparfaitement ma pensée, ou qu’un état provisoire de celle-ci.

Troisièmement, il est clair que ne je pouvais pas, sur un tel thème, être absolument neutre en oubliant totalement mes convictions, et alors que l’éthique a un soubassement et un contenu qui s’ancrent dans une philosophie, associée à une métaphysique. « Nous allons aux choses armés des signes » (Alain), d’une vision du monde comme de croyances (et probablement de préjugés) ; ce serait trompeuse hypocrisie de prétendre l’inverse. Aussi, tout en ambitionnant d’éviter de vaines polémiques et d’argumenter plus que de persuader, je n’ai pas cherché à flatter ni à plaire, ce qui a pu me conduire, sur des questions fondamentales, à conserver une position tranchée : « oui-oui », ou « non-non »[29], mais point le « oui-mais » (par lequel un futur président de la République s’était singularisé, M. Valéry Giscard d’Estaing pour ne pas le nommer). Cette position s’impose d’autant plus que la doctrine, dans laquelle s’inscrit cet ouvrage, a une part de responsabilité dans la conduite du monde[30] : sans doute son influence est-elle modeste mais, malgré tout, elle existe ; sans prétendre être un modèle ou un sage, force me fut de proposer pour respecter mon contrat une pensée cohérente, voire intransigeante sur certains points. Mais « lorsqu’une vive persuasion vous anime, le moyen d’employer un langage glacé ? » (Rousseau[31]). Au demeurant, quel intérêt présenterait un ouvrage totalement aseptisé ? Ne faut-il pas écrire seulement lorsque l’on a quelque chose à dire, des idées personnelles et des opinions affirmées ? Il est vrai, qu’à ce compte là, il paraîtrait sans doute peu de livres…

Je ne sais plus quel auteur affirmait que relater ou conter, n’est jamais que conte redire, qui s’écrit aussi contredire. Tout écrit suscite des critiques ; a fortiori celui-ci, qui ne reflète pas la « pensée unique » dominante[32]. Au demeurant, j’ai cherché à exposer mes idées de façon nuancée et argumentée (d’où le nombre élevé de références que le lecteur pressé sautera), sans « diaboliser » mes contradicteurs (malgré mon tempérament assez entier, qui me vaut de solides amitiés… et autant de violentes animosités ; mais peut-être n’est-il possible d’avoir de grands amis qu’en ayant de grands adversaires !). En contrepartie, je demande à autrui une généreuse ouverture d’esprit et de cœur à la pensée exprimée dans cet ouvrage, peut-être un peu de bric et de broc, qui s’égare parfois hors des sentiers battus. Bannissez cette espèce d’intolérance rampante, cette insidieuse dérision, si répandues aujourd’hui[33], qui dénient aux intellectuels la liberté de mettre en œuvre la fine pointe de leur esprit, en les affublant ex abrupto d’étiquettes préétablies et méprisantes. Mieux vaut examiner à fond, pour ensuite contester en profondeur. Un auteur est toujours heureux de recevoir des critiques argumentées[34], même acérées, lorsqu’elles lui permettent de progresser vers la vérité. L’esprit de cet essai, tel qu’il vient d’être esquissé, explique qu’il constitue sans doute des sortes de mémoires d’une vie incertaine, pour reprendre le titre d’un beau livre posthume de Marcel Brion[35], notamment parce qu’il laissera transparaître, mes goûts, mes opinions, mes amitiés… Ses propos, le plus souvent doctrinaux, seront parfois de nature sapientielle lorsqu’ils se généraliseront en une sorte de méditation et de conseil : qui lira verra !

Ce livre est assurément daté dans le temps, et dont l’auteur est situé dans l’espace. Cependant, il se veut pour partie intemporel, par ses thèmes, son approche, son style ; et aussi, par le fait qu’il soit hors normes (hors modes ?) : contrairement à tant d’ouvrages des « sciences humaines », il ne comporte ni graphique, ni tableaux, ni passages encadrés, ni statistiques et peu de chiffres… Est-ce possible ?

Un passé et une culture

Mes écrits antérieurs, dont plusieurs tournaient autour de la question, ont été mis à contribution[36], pour ne pas démentir Mallarmé, selon lequel « Tous les livres contiennent la fusion de quelques redites comptées »[37]. Celui-ci est le fruit d’une réflexion intermittente, d’une rumination persévérante, poursuivies depuis plus d’une décennie, sous des aspects partiels mais convergents ; il constitue donc une œuvre de longue haleine : tout le contraire de la « pensée minute » (selon l’expression de Gilles Deleuze). Heureux ceux qui parviennent à écrire un livre en quelques mois, même en une année ! Je les envie… Au demeurant, je ne suis pas loin de croire, comme Bergson, qu’un « philosophe digne de ce nom n’a jamais dit qu’une seule chose : encore a-t-il cherché plutôt à la dire qu’il ne l’a dite véritablement ». Ensuite, j’ai jugé utile de mentionner d’innombrables ouvrages récents, de toutes sortes, pouvant permettre au lecteur de poursuivre sa réflexion sur des thèmes abordés ou effleurés, surtout hors du Droit, car pour ce dernier je le crédite d’être plus au fait. Enfin, le lecteur a déjà rencontré, dès les premières pages, des citations d’auteurs non juridiques. Et il en trouvera beaucoup d’autres dans la suite des développements[38]. Le sujet s’y prête particulièrement, ne relevant pas de la pure technique juridique. Du reste, c’est pour moi une seconde nature. Et si, quant j’ai commencé à écrire en Droit il y a déjà plus de quarante ans, ce procédé était considéré comme une singularité malencontreuse, qui me fut reprochée, les temps ont changé : J’ai maintenant de nombreux émules, ce qui m’encouragea à persévérer. Il m’a fallu pratiquer une sorte de censure, pour éliminer maintes formules que je souhaitais transcrire ici, faisant feu de tout bois, au risque de transformer ce texte en une sorte de mosaïque, me souvenant que celui qui ne sut se borner ne sut jamais écrire, comme le disait Boileau (malgré Valéry, professant que « dans l’économie de l’esprit, l’épargne est ruineuse, les prodigues s’accroissent »[39]). Je trouve un réconfort à m’abriter sous l’autorité d’auteurs très divers, de toutes époques, d’horizons très variés, souvent illustres, parfois plus obscurs mais dont une pensée m’a paru particulièrement juste ou féconde, et auxquels je suis souvent lié par une affinité élective. Il ne s’agit pas de briller, grâce à eux, de « feux empruntés » (pour reprendre un mot de Proust[40]), mais de renforcer la proposition que la citation vient éclairer d’une lumière indirecte, qui vient d’ailleurs, aliena luce.

Florilège en « abyme »

Autant commencer maintenant par un petit florilège très éclectique et en « abyme », de citations sur les citations, de même que les peintres baroques aimaient peindre des tableaux se reflétant à l’infini dans des miroirs. Dans un texte un peu austère, comme l’est nécessairement un ouvrage didactique, une phrase empruntée détend l’atmosphère et apporte un peu de fraîcheur, surtout si elle arrive comme « mars en carême » : « Une longue citation dans le cours d’un récit est une île pleine de monuments » (Joubert[41]) ; un voyageur au long cours est heureux de les rencontrer. Au demeurant, leur rôle est divers : « Il y a des citations dont il faut faire l’usage pour donner au discours plus de force, pour y ajouter des tons plus tranchants ; en un mot, pour en fortifier les pleins. Il en est d’autres qui sont bonnes pour y jeter de l’étendue, de l’espace et, pour ainsi dire, du ciel » (id.). Le fait même qu’une phrase soit entre guillemets, signe d’un corps étranger incorporé à nos dires, « élargit l’horizon intellectuel [que l’auteur] trace autour du lecteur » (V. Larbaud[42]). Une citation, en tant que choix « est déjà de la pensée », et un recueil d’extraits est « une méthode modeste et délicieuse pour apprendre à penser » (J. Guitton[43]) et à écrire. De plus, lorsqu’elle est exprimée sous forme d’un axiome concis, comme un éclair de pensée, elle permet de « posséder beaucoup de richesses dans le creux de la main » (id.[44]). Diderot définissait l’aphorisme de manière comparable, comme étant « en droit et en médecine, de courtes maximes dont la vérité est fondée sur l’expérience et la réflexion, et qui en peu de mots comprennent beaucoup de sens »[45]. « Les paroles des sages sont des aiguillons ; et, rassemblés en un recueil, elles sont comme des clous plantés » (Eccl. 12, 13[46]). Elles sont « les bibliothèques de la mémoire » (saint Thomas d’Aquin). Et encore, un véritable créateur ne perd jamais une occasion d’évoquer ses maîtres et de se référer à eux, in verba magistri. Leurs ouvrages sont remplis d’extraits choisis (voyez Montaigne qui en donna même une sorte de théorie dans plusieurs passages des Essais, Stendhal ou Proust, sans compter Chateaubriand qui pratiqua plutôt l’auto citation). « Citer les gens que l’on aime, c’est proclamer la famille spirituelle à laquelle on appartient, c’est s’inscrire dans la lignée. Publier ses admirations est le propre d’une âme noble, et les auteurs qui répugnent à citer leurs aînés, par crainte de paraître moins originaux, sont toujours des médiocres »(G. Matzneff[47]). « On ne devient soi-même qu’à travers autrui » (Marcel Brion). Enfin, il est parfois commode, pour se faire mieux comprendre, de recourir à une citation ; « car les auteurs que je lis finissent par appartenir à mon ciel propre, à mon vocabulaire intellectuel, comme mon expérience, mon passé, mes actes ou mes idées. […] Je semble citer, je parais me réfugier derrière une autorité, mais je m’exprime. Les idées sont comme les atomes d’Épicure : elles s’agglomèrent au hasard des rencontres, s’agitent, se séparent ou s’accordent. Elles forment les mondes qui composent l’univers. […] Se méfier de ceux qui ne citent personne » (J. Drillon[48]). Faut-il préciser que, grand lecteur s’il en est devant l’Éternel (depuis la jeune enfance), et toujours avec la discipline d’avoir un crayon sous la main, les phrases d’auteurs déjà citées, ou qui le seront plus loin, furent toutes recueillies au cours de mes lectures[49], butinées pour produire mon miel, et non puisées dans un des ces dictionnaires spéciaux qui se multiplient[50], à mesure que la lecture recule (comme l’appel à la morale suit une diminution de celle-ci)… D’où je gage que ce seront rarement des morceaux attendus.

Théorie et pratique

Cet ouvrage est marqué du sceau de la doctrine : Il est une réflexion théorique, patiente et laborieuse, sur un secteur de l’activité humaine mais engagée dans maintes directions complémentaires (ma recherche a été « transversale ») ; il constitue une tentative de synthèse sous formes de principes pour l’action, fondées sur des convictions sans doute, mais aussi sur des connaissances. Pour autant, il n’est pas « déconnecté » de la réalité, ne se bornant pas à de simples spéculations verbales. La connaissance, abstraite et générale, n’est complète que par sa plongée dans la praxis, l’action, où se vérifie sa pertinence. Je montrerai donc des applications des idées émises, quelques unes des difficultés qui surgissent, et qui rendent la tâche de l’homme d’affaire vertueux particulièrement délicate… C’est un livre « engagé », ne se contentant pas d’idées générales, osant même présenter des avis et des conseils précis aux acteurs économiques (mais sans avoir la prétention de donner des leçons). Cet essai est peut-être aussi un manifeste pour une éthique des affaires et du management au XXIe siècle (qui commença le 1er janv. 2001). Il envisagera successivement les contours de l’éthique des affaires et du management puis ses atours (en entendant par là sa consistance).

IRE PARTIE. – LES CONTOURS DE L’ÉTHIQUE DES AFFAIRES ET DU MANAGEMENT

La lumière jaillit peut-être d’une étincelle. Mais il n’en va pas de même dans le monde des concepts. Elle implique un long cheminement, commençant très humblement par une recherche du sens précis des mots employés : le langage structure la pensée de celui qui l’emploie ; il sera alors possible de tracer les priorités de l’éthique et d’en indiquer les organes.

CHAPITRE 1. – LE SENS DES MOTS

Le Droit est une langue, et une langue de précision ; d’où tout juriste est peu ou prou un linguiste[51]. Il aime à définir les termes qu’il emploie, et est dans la nécessité d’agir de la sorte. Du reste, le quid (qu’est-ce que c’est) n’est-il pas à la base de toute réflexion ? Définir permet non seulement d’enserrer l’objet en cause mais aussi d’en déceler la finalité. Il me sera peut-être pardonné de commencer par cet exercice, en cherchant le sens des trois termes du sujet qui m’a été confié (du moins tel que je l’ai interprété) : les affaires, le Droit et la morale (ou l’éthique, puisque je tiens ces deux termes pour synonymes), en espérant éviter de définir l’obscurum per obscurius (l’obscur par le plus obscur).

L’humanisme

Mais, en dehors même de la trilogie annoncée, qui sera la trame sur laquelle je vais soliloquer, d’autres vocables méritent peut-être, sinon une définition en règle, du moins une brève précision préliminaire, pour éviter des malentendus, alors qu’ils seront perpétuellement en arrière plan de mon exposé. Je me référerai souvent à l’humanisme, bien qu’il soit démodé, ayant subi les assauts d’un Foucault ou d’un Wittgenstein, sauf chez les chrétiens (où il se fonde sur une métaphysique) ; c’est que je crois que l’homme est le principe et la raison dernière de toute réalité. Alors que l’Église catholique s’était figée à partir du XIIIe siècle dans le dualisme corps-âme, dans lequel l’Occident s’enferma depuis Descartes (opposant l’âme au corps comme étant un « pilote dans son navire »), et une dépréciation du corps[52], l’humanisme dont je me réclame se fonde sur une anthropologie ternaire ; fondamentalement et de façon indissociable, corps, âme et esprit[53] (mais aussi, plus humblement en saisissant sur le vif les moyens de l’activité humaine, le cœur, la langue et les mains[54]). À cet égard, ne me paraît pas heureuse l’expression courante de main d’œuvre pour désigner les salariés, surtout ceux qui ont les tâches les plus pénibles physiquement et souvent les plus ingrates (Pierre Reverdy intitula un de ses poèmes « Hommes de main, hommes de peine »). La main est une des particularités majeures et des plus nobles de l’homme, qui lui a permis de devenir ce qu’il est (car il est « l’instrument des instruments », disait saint Augustin, organum organorum). Et, au fond, toute œuvre humaine est dans une certaine mesure manuelle : « ce sont toujours et partout nos mains qui œuvrent, même quand elles ne travaillent pas » (J.-L. Chrétien[55]).Heidegger poussant loin cette idée affirmait que jusqu’à la pensée est œuvre de la main, Handwerk[56]. « Les mains pensent et la pensée manie : c’est l’humanité même de l’homme » (J.-L. Chrétien, op. cit., p. 120). À l’inverse, le travail manuel suppose de la pensée, et est une extériorisation de celle-ci.

La personne et la personnalité

Comme être moral, l’homme est une personne. Une des plus profondes définitions de ce mot reste celle de Boèce (mort en 524), même si elle n’en épuise pas sa profondeur (et alors qu’en réalité il la donna en méditant sur le mystère de Dieu) : « une substance individuelle de nature raisonnable » (susbtantia individualis naturæ rationis[57]). Chaque terme de cette formule a un riche contenu. Substance : La personne est une réalité en elle-même, et est incarnée dans son corps qui la constitue (dont on ne peut la dissocier, mais dont elle ne dispose pas comme d’une chose extérieure[58]). Individuelle : la personne est un être unique, se considérant comme « un moi », ayant une fin en soi et une fin propre (contrairement aux choses), libre et responsable, tout en étant intégré dans une communauté ; de plus, l’homme n’est pas un exemplaire d’une espèce (un simple individu), comme peut l’être un cheval ou un chien : Il est une totalité, ayant un caractère universel, de sorte qu’il contient toute l’humanité[59]Raisonnable : À la différence des animaux et des choses la personne est douée de raison, de par sa nature spécifique (reçue de l’esprit), qui dirige ses pensées et organise ses actions.

En outre, chacun n’existe qu’en relation avec autrui, de deux façons : par l’altérité, qui nous structure, dès l’enfance et toute notre vie : il y a « moi », « toi », « lui », etc. ; et parce que nous sommes tous reliés les uns aux autres (les membres du corps social sont interdépendants et complémentaires). Et nous entendons être reconnus et respectés, comme nous devons reconnaître et respecter autrui. D’où il est inadmissible de considérer quelqu’un comme un moyen ou un instrument (nous verrons qu’il est des employeurs oubliant ce principe de base), de même que réduire un être à sa position sociale ou à sa profession et, a fortiori, d’opérer soi-même cette identification (lorsqu’elle existe elle explique le drame que constitue la rupture de cette identité artificielle, par le chômage [indépendamment de son aspect économique], la retraite, la mise en examen, le divorce, etc.). Seul le christianisme connaît le concept de personne, qui s’enracine dans la réalité du Dieu trinitaire (alors que le mot n’existe pas en arabe, langue du Coran[60]).

Enfin, la liberté caractérise l’homme : il n’est pas prédéterminé (j’y reviendrai souvent, à la suite d’une longue tradition, illustrée notamment par Basile de Césarée, saint Jean Chrysostome, Tertullien et surtout saint Augustin) ; et il est dotée d’une merveilleuse capacité à croître, à changer. La personne est toujours en devenir, dans un dynamisme créateur, fruit de l’esprit et grâce aux relations interpersonnelles. Au fond, à sa naissance, l’homme n’est qu’un individu, qui devient ensuite une personne au sens plénier que je viens d’écrire, et ne cesse de le devenir, comme aimanté par sa finalité qui l’attire.

Tout en restant très proche, le concept théologique et philosophique de personne ne se confond pas avec la personnalité, qui est polysémique. En premier lieu, la personnalité présente un aspect psychologique et mobile (évolutif), la manière dont quelqu’un se saisit comme un sujet particulier, distinct des autres, ses traits de caractère, qu’il essaie (éventuellement) de modeler par un effort de volonté. Elle est en second lieu une notion d’ordre sociologique, la façon dont autrui nous perçoit, l’originalité qu’il nous attribue : « notre personnalité sociale est une création de la pensée des autres » (Proust). Enfin, il existe la personnalité juridique, c’est-à-dire l’aptitude et la vocation à être sujet de droit. Maurice Hauriou eut des accents lyriques pour la décrire : « La personnalité juridique individuelle nous apparaît continue et identique à elle-même ; elle naît avec l’individu ; elle est du premier coup constituée ; elle demeure toujours la même pendant l’existence ; elle soutient sans défaillance, pendant des années, des situations juridiques immuables ; elle veille pendant que l’homme sommeille ; elle reste saine pendant qu’il déraisonne. Sur cette physionomie agitée, tumultueuses, bouleversée par tous les caprices et toutes les passions, qu’est la face volontaire de l’homme, le Droit a appliqué un masque immobile »[61]. Le mot de masque n’est pas venu fortuitement sous la plume d’Hauriou. Il est en effet traditionnel d’affirmer que le mot latin persona désignait primitivement le masque des acteurs (qui révélait le caractère des personnages) puis, par extension, les acteurs eux-mêmes. Cette explication est exacte, mais doit être nuancée : les masques en question furent primitivement ceux qui étaient moulés sur le visage des morts[62], pour vouer un culte à leurs mânes, et sans doute aussi ceux des participants à des cérémonies religieuses, notamment chez les Étrusques[63]. Du reste, en Afrique le masque, tout en réaffirmant la vérité et la présence des mythes dans la vie quotidienne, a souvent un rôle sacré[64]. Ainsi il renvoie à la nature profonde de l’homme.

La conscience

La conscience[65] a déjà été invoquée dans les pages précédentes, et se rencontrera également assez souvent sur notre chemin ; il s’agira toujours de la conscience morale (Geweissen), et non de la conscience psychologique (Bewussein). Ah ! voici déjà apparaître une opposition : les développements suivants en seront truffés. C’est que le monde se présente à nous, en première apparence, sous la forme de dualité (le ciel et la terre, le liquide et le solide, le haut et le bas, le mâle et la femelle, la gauche et la droite, etc.). Inhérente au réel, cette disparité « conditionne, en deçà même de la pensée, l’existence de tout objet de pensée. […] Dans chaque situation concrète, si complexe soit-elle, elle extrait inlassablement du sens, et fait d’elle un objet de pensée en la pliant aux impératifs d’une organisation formelle » (C. Lévi-Stauss[66]). Allez ensuite vous étonner que les juristes affectionnent les plans en deux parties… La conscience morale n’est pas un oracle, mais un organe (au fond comme le langage, même si leur nature diffère), dans la mesure où elle est une réalité de notre essence d’homme. Elle est le lieu de pénétration de l’absolu et de l’universel dans notre finitude et notre temporalité. D’où nous avons tous dans notre capital ce que les Anciens appelaient les semina virtutum, les semences des vertus. À cet égard, la conscience doit donc être formée et éduquée, pour que ces semences donnent des fruits appétissants, comme nous pourrons nous en rendre compte en la voyant à l’œuvre (de même que nous avons appris à parler). « La nature ne donne pas la vertu : c’est un art de devenir un homme de bien » (Sénèque, Lettres, XC). Et comme l’homme vit en communauté, qu’il se construit par l’altérité, la conscience est cum scire, savoir avec (autrui), étymologiquement et profondément, c’est-à-dire percevoir les principes universels, partagés par tous les hommes (que l’individu doit ensuite interpréter, pour les mettre en œuvre dans les circonstances concrètes et personnelles).

Section I. – Les affaires

§ 1. – L’éthique des affaires et le droit des affaires

Les affaires : les bonnes et les malhonnêtes

L’expression « les affaires » est ambiguë au possible, puisqu’aussi bien le public entend surtout par là les malversations et autres compromissions de certains hommes publics et de certains dirigeants d’entreprise. Nous retrouverons du reste ce sens car, d’évidence, il intéresse l’éthique des affaires, en étant son contraire, l’amoralisme qui se rencontre parfois. Mais, dans le titre l’éthique des affaires, que le directeur de la collection m’a proposé, il est clair que le mot affaire a un autre sens. Il est bien connu des juristes, plus précisément des commercialistes, puisqu’il s’est acclimaté assez récemment pour remplacer l’expression de droit commercial ou pour la compléter (« le droit commercial et des affaires »). L’idée qui anime ses partisans est qu’elle traduit les évolutions considérables que la matière a connues depuis la seconde guerre mondiale. Elle déplacerait notamment l’accent des commerçants et leurs activités professionnelles aux entreprises, qui sont les agents de la vie économique. L’entreprise est en effet devenue la clé de voûte des affaires. D’autre part, l’expression de droit des affaires permettrait d’englober toutes sortes de questions qui ne trouvaient pas place dans le droit commercial traditionnel (les aspects fiscaux, comptables, sociaux [au sens du droit social], etc.). En réalité, il me semble que l’expression nouvelle traduit surtout l’influence considérable exercée par l’actuelle puissance dominante, les États-Unis, où le mot business règne depuis longtemps.

Le domaine de l’éthique des affaires

Un débat subsiste entre les spécialistes sur la synonymie ou non des expressions droit commercial et droit des affaires ; j’opinerai pour l’affirmative, par économie de moyens, car cela n’emporte aucune espèce de conséquence pour la suite de ma réflexion. Pour autant, l’éthique des affaires ne se limite sans doute pas au droit des affaires, même si celui-ci est son principal terrain d’action, de sorte que j’aurai tendance à m’y borner. Ainsi, l’éthique des marchés financiers ou l’éthique des intervenants de l’internet ne relèvent pas à proprement parler du droit des affaires, mais intéressent pourtant l’éthique des affaires.

§ 2. – L’éthique des affaires et l’entreprise

L’entreprise, unité économique

Quel que soit le point de vue adopté quant à l’évolution de la terminologie, il est certain que les acteurs principaux des affaires sont les entreprises. Au premier plan ou en arrière plan, elles seront omniprésentes dans ce livre[67]. L’entreprise est un concept économique, dont la signification précise demeure ambiguë. Paradoxalement, il n’existe pas en France de véritable droit de l’entreprise : celle-ci est soumise à toutes sortes de droits particuliers, mais elle n’a pas de statut juridique propre[68]. Il est significatif que la loi du 24 juin 1966 sur les sociétés ait complètement ignoré l’entreprise, alors que l’objectif d’une société est nécessairement de conduire une entreprise[69], dont elle constitue « la structure d’accueil ». L’entreprise n’est qu’une somme de contrats et de droits de propriété[70]. Pour mon propos, je conviendrai qu’elle est une unité économique, dans laquelle sont groupés et coordonnés, autour d’un projet à réaliser ensemble, les facteurs matériels et humains de l’activité économique : essentiellement le capital et le travail ; elle constitue le point de rencontre l’un et l’autre, le passage obligé des apporteurs de capitaux (les capitalistes[71]) et des apporteurs de matière grise (les salariés) et de leur capacité de travail. Ces personnes sont rassemblées dans une organisation pour entreprendre une action commune, réaliser un objectif et poursuivre un dessein. Par essence, l’entreprise est dynamique ; et, si elle cesse de l’être, se contentant de rouler à la vitesse acquise, bientôt elle perdra pied et sera condamnée à disparaître. En dehors du secteur tertiaire, elle implique souvent, en amont, des fournisseurs. Cependant, sa finalité véritable est en aval : c’est la clientèle. La cause finale de l’entreprise n’est ni de créer des emplois ni de faire fructifier un capital : il est le service de la clientèle, qui consomme les biens qu’elle produit ou utilise les services qu’elle propose ; la libre concurrence se justifie ainsi. J’y reviendrai à plusieurs reprises. Les sociétés avaient quelque peu négligé cette perspective, durant les « trente glorieuses » (selon la fameuse formule de Fourastié). Mais elles y reviennent, signe parmi d’autres des retrouvailles de l’éthique. Ainsi « les principes d’action » de Rhône-Poulenc énoncent : « Nos clients sont notre raison d’être. Nous devons être en permanence à leur écoute, anticiper leurs besoins, et y répondre selon le principe de la qualité totale »[72]. Et le Président de Vivendi d’affirmer « notre seule raison d’être est notre capacité à satisfaire le client final, c’est-à-dire le consommateur. Cela suppose unprofessionnalisme technique (innovation et qualité des techniques déployées) ; unprofessionnalisme du service (disponibilité et fiabilité) ; et unprofessionnalisme économique (meilleur rapport qualité-prix) »[73].

La fécondité de l’entreprise

L’entreprise crée des biens et des services pour la collectivité ; elle gère des emplois et, le cas échéant, répartit des bénéfices, ce qui est dans sa vocation. En outre, elle est une communauté (de travail) et, en même temps, à côté de la famille (premier lieu des relations interpersonnelles, et donc de la transformation de l’individu en personne), une des cellules de base de la société (mais reconnue et définie par elle), un de ces indispensables corps intermédiaires. Comme telle, elle est (dans l’idéal) un espace de liberté, de créativité, d’accomplissement de soi et de fraternité, j’y reviendrai. C’est par l’entreprise que la majorité des familles vont vivre et c’est en son sein que le salarié passera, durant sa vie dite active, une bonne partie de son temps utile (même si elle a considérablement diminuée depuis le début du XXe siècle). Elle a une triple vocation. D’abord, de fécondité. L’entreprise a une fonction productrice : elle est source de vie ; elle est créatrice d’emplois, et la principale origine de la « richesse des nations »[74] ; aiguillonnée par la concurrence et l’appât (légitime) du profit, c’est surtout elle qui innove, invente, produit et exporte. Ensuite l’unité dans la diversité et la complémentarité de ses membres. Enfin, de coopération au bien commun du corps social qu’est la nation (le Président de Vivendi insiste sur « l’utilité sociale » du groupe, qui du reste « ne peut espérer réussir si l’environnement dans lequel il opère se dégrade, et si pauvreté et exclusion se développent », op. cit., p. 20).

Autant dire que l’entreprise ne peut pas susciter d’opprobre en elle-même (mais seulement, le cas échéant, dans ses applications déviantes ; l’homme de doctrine doit s’efforcer de les déceler, sous les apparences formelles convenables, et de les dénoncer[75]). Ainsi, la Bible ne contient nulle malédiction contre les entrepreneurs. Certes, le Christ a chassé les « marchands du temple »[76] ; cependant, ce n’était point en fonction de leur métier (ou de l’argent[77]), mais parce qu’ils exerçaient leur négoce dans ce lieu saint, destiné à un tout autre commerce, celui des âmes, entre les fidèles et Dieu. Quant à l’Église, loin de blâmer le négoce, elle invite les commerçants à vivre chrétiennement leur état. Si vous êtes méchant, la faute n’en est pas au commerce, mais à votre propre iniquité, disait à peu près saint Augustin[78].

L’entreprise est pour l’homme

L’entreprise présente de nombreux aspects : techniques, économiques, commerciaux, sociaux, fiscaux, etc. Mais elle a aussi une dimension morale, qui est souvent négligée ou, en tout cas, dont il n’est guère fait état. Pourtant, elle n’a de sens, comme toute chose, comme l’économie, que si elle se réfère à l’homme. L’entreprise est pour l’homme et non l’homme pour l’entreprise. Le capital, les moyens techniques, les biens corporels ou incorporels (marques, brevets, logiciels, etc.) ne sont qu’un ensemble de choses au service de l’homme, des instruments mis à sa disposition. Autrement dit, l’économisme doit soigneusement être banni à l’avantage de l’humanisme. La rentabilité, la productivité, le marketing, la publicité, etc., autant d’éléments à prendre en considération, mais qui doivent être ordonnés à une fin supérieure (le bien commun) et subordonnés à la seule référence qui vaille, l’homme encore une fois (le client d’abord, le salarié ensuite). Lorsqu’elle affiche des ambitions sociales, l’entreprise est parfois appelée depuis quelques années, de façon ridicule, l’entreprise citoyenne (un concept vide de sens, un vrai flatus vocis).

L’entreprise est par l’homme

Mais si l’entreprise ne vaut que pour l’homme, elle ne fonctionne que grâce et par des hommes, ses apporteurs de capitaux, ses dirigeants et ses salariés (toutes catégories que nous retrouverons) ; d’où c’est par un raccourci anthropomorphique que, me conformant à l’usage, j’ai parlé de l’éthique des entreprises (ou des affaires, qui est le titre qui m’a été proposé pour cet ouvrage) : à proprement parler, il n’est d’éthique que personnelle (j’y insisterai bientôt), qu’émanant de véritables personnes, ce que ne sont pas les personnes « morales » (elles n’ont qu’une réalité technique). Dès lors, en stricte logique, il conviendrait de toujours dire et écrire « éthique des entrepreneurs » ou des « hommes d’affaires ». Cette observation terminologique et conceptuelle est fondamentale : je la sous-entendrai lorsque j’utiliserai les expressions usuelles, mais approximatives, d’éthique des entreprises ou d’éthique des affaires.

Section II. – Le droit

§ 1. – L’art du droit

Le mot de droit est entré dans le débat, par le biais de l’expression de droit des affaires. Comme je l’ai signalé, j’aurai tendance à centrer mes développements sur cette discipline (du fait de ma formation et de mon métier), tout en effectuant de nombreuses incursions en dehors de ses frontières (du reste mal déterminées), principalement dans le management. Aussi, il me paraît opportun de nous arrêter quelques instants sur le mot de droit, pour connu qu’il soit. Trop connu peut-être, de sorte qu’il ne suscite plus la réflexion de la plupart de ses utilisateurs, et il est sans doute usé par des emplois malencontreux. Cependant, je ne perds pas de but l’objectif de cet ouvrage, si bien que je me contenterai de rappeler quelques aspects utiles pour mon propos, sans avoir l’ambition d’offrir une introduction au droit, ni même un résumé de celle-ci : je renvoie aux nombreux et excellents ouvrages publiés sous ce titre par tous les éditeurs juridiques[79].

Ce paragraphe porte le titre l’art du droit : il s’agit d’une profession de foi, marquant que pour moi le droit n’est pas une science (j’y reviendrai). Art est ici entendu au sens d’une méthode, d’un ensemble de procédés d’élaboration des règles, de leur interprétation et de leur application (l’expression l’homme de l’art relève de ce sens). Tel est le motif pour lequel je signe toujours professeur à la Faculté de Droit (d’autant que la mienne a été fondée en 1229), et jamais à l’Université des sciences sociales de Toulouse I. Le juriste est un créateur, puisque son rôle principal consiste à trouver des solutions[80]. Ce que je dis du droit vaut également pour l’économie : un signe en est que, dans ce domaine, les prévisionnistes se trompent avec une constance admirable, les derniers exemples ayant été donnés à propos des pays « émergents » et la récente crise asiatique ! Le Droit participe aussi de l’art dans son deuxième sens, comme relevant du domaine de l’esprit et en tant que création régie par un idéal esthétique[81]. Le droit le plus parfait est beau (et juste). Déjà Platon considérait que la justice renvoyait à la justesse qui est équilibre, faisant surgir la beauté[82]. La justice est assimilée à l’harmonie, dont la propriété majeure est le beau (to kalon) ; et le beau est associé au bien (to agathon) : il a donc une valeur morale[83]. Le droit assure l’équilibre entre hommes libres, arbitre leurs intérêts, ordonne, harmonise et pacifie leurs rapports (naturellement conflictuels) : il apporte l’ordre et la paix d’un modus vivendi harmonieux, garantissant la cohésion sociale[84]. Kant disait à peu près que le droit est l’empire de la liberté réalisée.

Le droit positif est composé au premier chef des règles générales supplétives ou obligatoires, émanant des pouvoirs constitués (lois, ordonnances, décrets, arrêtés). Mais la vie s’introduit impétueusement dans ce majestueux édifice, dont elle détruit l’ordonnance. S’ajoutent en effet à la réglementation (au sens large) la coutume secundum legem et præter legem (par renvoi de la loi, ou en l’absence de loi), voire contra legem (contre la loi, mais à condition qu’elle ne soit pas impérative[85], sauf ad favorem, c’est-à-dire dans la mesure où elle est plus favorable que la loi aux intérêts de ceux que celle-ci entend protéger) ; et la jurisprudence (qui, lorsqu’elle est fixée, étant devenue « constante » selon l’expression consacrée, s’incorpore sans doute à la coutume), dont l’apport au droit français a été considérable (contrairement à ce que s’imaginaient, dans leur naïf enthousiasme, les auteurs des codes Napoléon et leurs premiers commentateurs). Enfin, et c’est là en réalité que je voulais en venir, de la pratique, notamment des affaires : elle fournit « des règles du jeu de la vie sociale, ou, plus précisément, les règles du jeu dans le groupe social des opérateurs économiques. […] La pratique secrète donc du droit sans le secours du législateur et du juge » (B. Goldman)[86]. Ces pratiques relèvent aussi de la coutume (s’ils en présentent les traits), d’une coutume particulière, limitée à un milieu professionnel plus ou moins restreint ; pour cette raison elles sont nommées les usages[87] (avec l’idée qu’ils sont de rang inférieur). Leur aire géographique est plus ou moins étendue : une ville, une région, un pays (ce qui peut soulever des conflits d’usage). Ils représentent « la mémoire collective de l’autonomie de la volonté dans les professions » (J.-L. Sourioux[88]). Mais certains d’entre eux sont internationaux (et participent à la lex mercatoria internationalis, qui n’est pas admise par tous). Les usages s’imposent, au moins aux professionnels[89]. Il faut y inclure les tours de main, les savoir-faire, en somme tout ce qu’il est habituel de désigner par les règles de l’art[90] ; elles sont en même temps des règles juridiques, car elles obligent : elles sont prises en considération par les tribunaux (étatiques comme arbitraux) pour apprécier d’éventuelles défaillances contractuelles.

Le droit est un mot polysémique, mais de façon limitée car, sans autre précision, il ne vise que le droit objectif ou le droit subjectif. Seulement, maints adjectifs lui sont traditionnellement accolés, qui compliquent la tâche. Mais ce n’est qu’apparence, du moins pour nous, car une seule autre expression est intéressante pour la suite des développements, celle de droit naturel. Il est vrai que c’est aussi la plus obscure et la plus controversée.

A. – Le droit naturel

La nature : du « bon sauvage » au principe de l’activité humaine totale

La difficulté de l’expression « droit naturel » réside pour partie de l’ambiguïté du terme de nature, entendu de façon différente par les uns et par les autres : de l’intérêt des définitions ! Pour nos contemporains, il signifie le monde extra-humain (le cosmos), matériel, observable, mesurable, ainsi que le corps de l’homme (c’est-à-dire sa partie la moins spécifique, mais qui ne peut s’en dissocier : la personne est une unité) ; et par notre état naturel, la situation primitive de l’homme des bois, du « bon sauvage », avant la naissance de la civilisation. Alors que, dans une vue traditionnelle, le mot de nature, appliqué à l’être humain est une réalité englobante : elle désigne « soit les exigences éthiques conformes au vouloir originel de Dieu créateur de l’homme soit, et c’est l’acception thomiste, le principe de l’activité humaine totale, corps et âme » (J.-M. Aubert[91]), incluant la liberté (et donc la responsabilité). La nature (physis plus que natura) exprime ce qui est essentiel de l’être, un fonds commun à tous les hommes, objectif et immuable, se traduisant par un comportement spécifiquement humain, même dévoyé ; car, en définitive, la nature d’une chose est ce qu’elle est en elle-même, dans son essence. Un agnostique, voire un athée[92], peut avaliser ces formules : Il lui suffit d’en modifier certains mots. Du reste, certains auteurs contemporains ont retrouvé ces soubassements éternels de l’homme, avec une formulation renouvelée. Pour M. Jacques Wilson[93], l’homme n’est pas tel une page blanche, vierge de toute écriture : Il vient au monde avec dans ses gènes toutes sortes de virtualités qui sont communes à l’espèce, notamment le sens moral[94] ; celui-ci comprend la conception innée de ce qui est bien et mal, du devoir, de l’équité, de la sympathie, etc.

Ces précisions terminologiques données, le droit naturel bien entendu implique un soubassement relatif au sens de l’homme ; « car la nature est seconde et n’est que l’expression de la personne qui est constitutive de la vraie réalité de l’homme, de la personne comme le principe premier et plus profond qui inspire cette nature » (J.-M. Trigeaud[95]). Aussi, fondamentalement, le droit naturel est un concept laïc, bien qu’admis par les catholiques. Mais il est repoussé par les protestants : pour eux, notamment Karl Barth[96] ou Jacques Ellul, il est antinomique avec leur foi, car il apparaît comme un affadissement de l’initiative salvatrice venant de Dieu ; le droit naturel serait une éthique de l’être qui précède, alors que l’éthique de Barth est celle de la destination qui attend (une vue eschatologique[97]).

Les bases immuables du droit naturel

À en revenir au droit naturel, il est l’expression des valeurs fondamentales dont toute vie en société impose l’observance. Il se découvre grâce à la recta ratio, à la raison droite ; elle cherche à déterminer la nature des choses (ou, plus exactement, la nature de l’homme), et ce qui est parfaitement juste, en respectant chaque personne dans son individualité. La raison a partie liée avec le droit naturel[98]. Même si les conséquences du droit naturel peuvent varier selon les circonstances, les temps et les lieux (par là il est mouvant), sa base est immuable et universelle : elle est comme attachée à l’humaine condition ; d’où l’appellation de ius gentium (droit des gens) que lui avait donné les Romains. Au fond, c’est le seul vrai droit, celui qui n’entre pas dans cette définition étant artificiel et arbitraire (comme, pour les romains, le ius civile, propre à chaque civitas, à chaque cité). Par exemple, lorsqu’une « procréation médicalement assistée » est intervenue avec tiers donneur, du consentement de l’autre membre du couple que celui dont proviennent des gamètes[99], mais que ce dernier ne reconnaît pas l’enfant qui en est issu, la paternité est judiciairement déclarée (C. civ., art. 311-20, in fine) ; cette déclaration, pour judiciaire qu’elle soit, est mensongère et contrevient au droit naturel. Aussi le juste ne se limite pas au droit positif[100]. Et le droit naturel constitue une sorte « d’instance critique » à l’égard de ce dernier. Comme le Prophète de l’Ancien Testament, il ne cesse de rappeler que les lois humaines ne sont pas des absolues, qu’elles sont dominées par la transcendance : le droit ne peut trouver son soubassement en lui-même. Le droit naturel, fondé sur la nature des choses, n’a rien de spécifiquement chrétien[101] ; en revanche, la loi naturelle[102], liée à la nature de l’homme, est une vue qui suppose la foi, car elle « est une participation de la créature à la Loi éternelle » de Dieu (saint Thomas d’Aquin[103]). Pour autant, la loi naturelle n’est pas une construction métaphysique, mais le devoir que l’intelligence découvre dans la nature des choses.

Va et vient du droit naturel

L’histoire du droit naturel n’est pas linéaire. Après avoir connu ses heures de gloire, durant l’Antiquité et le premier Moyen Âge, il fut cantonné à partir de la fin du Moyen Âge au droit international public. Une période de disgrâce totale du concept commença vers la fin du XVIIIe, suivie d’une sorte de renaissance au début du XXe siècle, mais sans qu’il obtienne jamais l’assentiment de la majorité de la doctrine juridique. Cependant, il connaît actuellement une nouvelle fortune, assez inattendue, sous une nouvelle étiquette, celle des Droits de l’homme (V. infra). Ce qui montre bien que le droit naturel est doté d’une puissante force créatrice, lui permettant de découvrir de nouvelles applications de son tréfonds immuable. D’où, par définition, un droit naturel « est antérieur à sa reconnaissance par la société politique » (Jean-Paul II[104]). Il a un avenir[105].

B. – Le droit normatif

Hiérarchie des valeurs

Il est traditionnel (et exact) d’affirmer que le droit (objectif), constituant l’ordre juridique, organise et régit la vie sociale. Il est l’élément tiers s’interposant entre les hommes, et donc une condition de l’altérité ; or, c’est dans sa relation à l’autre que l’individu appréhende son autonomie : esse est coesse (Gabriel Marcel). De plus, le droit est coercitif, puisqu’une sanction étatique est attachée au respect de ses prescriptions : Gladius legis custos (le glaive est gardien des lois). Dès lors le droit n’est pas neutre mais normatif : il établit une hiérarchie des valeurs et indique une voie (ce qui suppose que la loi se contente de donner quelques principes fondamentaux et généraux, sans descendre dans les détails, et sans vouloir embrasser toute la vie des citoyens dans d’innombrables prescriptions). Dans la mesure où le droit est normatif, il est lié à la morale, un des objets de notre étude. Du reste, plus fondamentalement, le droit n’est pas une science[106], contrairement à une opinion généralement reçue, même s’il utilise certaines techniques et constitue un savoir organisé, dont la doctrine tente de montrer la cohérence. Le droit est un art, celui du bon et du juste (ius est ars boni et aequi, selon la définition de Celse[107]), nécessitant un savoir-faire ; c’est-à-dire, d’une part la capacité à discerner ce qui est bien et, en même temps, ce qui revient exactement à chacun en toute justice (ius suum cuique tribuere, disait Ulpien[108]), que cela lui agrée ou non (par exemple être condamné à payer sa dette).

L’homo juridicus

Le droit tel que je l’ai défini est normatif et dissuasif : il impose des choix, propose des fins, dicte une attitude. Par exemple, le poids de la responsabilité subjective incite les citoyens à « penser » leur conduite, à en écarter les fautes, autant que faire se peut. L’anticipation de l’effet éventuel du droit agit sur sa conscience, et le maintient dans un état de plus grande attention. L’homme responsable, l’homo juridicus, aiguise sa vigilance (éthique), car il a mémoire du droit. Avant d’agir, il s’interroge, en conscience, sur les conséquences pour le corps social de ses actes. Cet examen n’est pas le fruit d’une morale personnelle ; il ressortit de la raison (recevant sa lumière de l’esprit), constatant notre insertion dans une communauté. Encore une fois, dans l’action, la conscience accompagne la responsabilité.

Contre le positivisme

En ce sens, le vrai droit ne doit pas être confondu avec ce qui est ; cette erreur assez répandue est le positivisme juridique[109]. Il est lamarque de l’esprit de fermeture des « sociétés closes »[110], qui s’en tiennent à la surface des choses, aux situations acquises, en oubliant les valeurs et les principes fondateurs. Déjà Abélard prescrivait de ne « jamais faire prévaloir la coutume sur la raison et de rien maintenir parce que c’est la coutume, non parce que c’est la raison. Il faut se régler sur ce qui paraît bien, non ce qui est en usage »[111]. L’exigence fondamentale, adoptable par le droit, est celle de la vérité, « celle de son intelligibilité, à travers un sens objectif et universel » (J.-M. Trigeaud[112]). La loi n’est légitime que si elle sert l’homme (c’est toujours notre même chanson) : la légalité est en soi insignifiante.

C. – Le droit raisonnable

Ni irrationnel ni purement rationnel

En outre, en tant que fruit de l’intelligence humaine, donc d’êtres doués de cette raison citée par Abélard, la règle juridique implique une interprétation téléologique (la recherche de l’intention du législateur, sans s’arrêter à la lettre de la loi) ; en complément et à défaut, son interprétation doit elle-même être guidée par la raison[113] et le bon sens (qui n’en n’est qu’une variété, une raison incarnée, éprouvée par l’usage). Jean-Paul II a tenté d’établir les liens entre la foi et la raison (Encyclique Fides et ratio de septembre 1998) ; il faudrait maintenant démêler les liens de la raison et du droit, la médiation obligée de la première, Jus et ratio (sinon jus est ratio). D’une façon générale, toute lecture en profondeur et en vérité cherche l’intelligence intérieure des textes, « interioris intelligentiae ratio », selon la célèbre consigne d’Hilaire de Poitiers[114]. Le juriste se garde de deux dangers au regard de la raison. D’une part, l’irrationnel impulsif (et son exploitation) qui progresse actuellement (sous l’apparence des sectes, de l’internet [« devenu une sorte de démiurge universel au point qu’on lui rende une sorte de culte » P.-M. Coûteaux[115]]), des ventes par correspondances avec leurs loteries, des jeux dont le loto, même de la médecine à laquelle les patients demandent une éternelle jeunesse et beauté, etc.). À l’opposé, le rationalisme, qui refuse tout élément inexplicable par la raison raisonnante[116] ; or, il est un irrationnel estimable, que je qualifierai de spirituel pour l’opposer à l’autre : un chrétien, peut-être un humaniste, ne se contente pas de la raison comme instrument de connaissance, il en appelle aussi à l’esprit (intellectus), qui reflète l’amour et le rattache à la transcendance. La pensée de John Rawls[117], qui a connu un succès considérable, me paraît pécher de ce côté, lorsque cet auteur prétend que la justice est à construire, par un choix raisonnable indépendamment de tout bien commun présupposé, n’étant pas une valeur en soi (mais il est vrai qu’il donne cette vue lorsque la vertu de justice s’applique aux institutions plus qu’aux individus).

D. – Le droit et la morale

Opposition nuancée

Une des idées les plus répandues parmi les juristes est la distinction de la morale et du droit[118], singulièrement du droit des obligations, voire leur opposition, même si celui-ci est sous-tendu par une certaine vision morale, et s’il arrive que des règles morales montent à la vie juridique, comme Ripert l’a magistralement exposé[119]. La séparation nette du droit et de la morale, érigée par Kant dans sa Métaphysique des mœurs, est montrée comme étant une condition de la liberté : seul un droit neutre préserve la liberté de conscience. Tout l’ingéniosité des juristes aurait consisté à « tracer la ligne séparative du droit et de la morale et de la hérisser de telles défenses que la tyrannie ne pût prendre pour prétexte le respect de la vertu » (Ripert[120]). L’opposition est en partie exacte quant aux sanctions et aux objectifs, mais en partie seulement ; dès lors, il est tout aussi légitime de prétendre que le droit est une des composantes de la morale, et de justifier Portalis affirmant que « La morale est le droit commun de l’univers » (mais sans doute visait-il par morale le droit naturel)[121], ou Habermas voulant que la morale « légitime » le droit. Quant à Nietzsche, son ouvrage La Généalogie de la morale fonde le lien social dans le rapport de dépendance du débiteur envers le créancier, donc dans une notion juridique mais élargie, créant une éthique de la dette[122]. Quoi qu’il en soit, le droit participe de la morale, puisqu’il dicte une conduite et implique des choix ; mais il l’atténue pour l’intégrer dans le réseau des relations interpersonnelles et de la société, en la détachant de toute métaphysique, de sorte qu’il la transforme fondamentalement.

L’éventuelle coercition étatique est une marque distinctive du droit par rapport à la morale. Sans doute celle-ci n’ignore pas les sanctions, mais l’État ne prêtera pas la main à leur exécution. Les préceptes moraux obligent, mais en conscience, dans le for intérieur (de forum, place, tribunal). Toutefois, exacte en théorie, cette opposition est peut-être moins marquée en pratique. En effet, fort heureusement « le droit ne vit pas éternellement sur le pied de guerre » (G. Cornu[123]), et il est assuré que « statistiquement, le respect volontaire du droit demeure, si l’on peut dire, la règle » (G. Cornu, op. et loc. cit.), voire l’amour du droit, du moins lorsque celui-ci reste dans des bornes raisonnables, ce qui n’est plus toujours le cas aujourd’hui (V. infra).

Différences quant au contenu et aux objectifs

Plus fondamentalement, le droit se distingue de la morale par son contenu et ses objectifs. Le droit est « établi à la face de la société pour la régler, modèle afin de la modérer, musique afin d’en adoucir les mœurs » (G. Cornu[124]) : il régit les rapports entre les hommes, le fait social, alors que la morale se préoccupe du bien individuel, du sort personnel de chacun. Surtout, le droit vise à organiser la vie en société le mieux possible, mais de façon réaliste : l’observance du droit est normalement réalisable et même aisé (hélas, la réalité est aujourd’hui tout autre, comme nous allons le montrer). Son but est la justice[125], l’ordre, la concorde, la sécurité et l’épanouissement des citoyens (afin qu’ils deviennent en plénitude ce qu’ils sont ; où nous retrouvons l’homme, fin ultime du droit). Pour autant, le droit n’est pas neutre, en ce sens que, volens nolens, il reflète l’idéologie ambiante et la traduit en actes[126] ; pièce importante de notre culture, de notre civilisation, une partie de son inspiration se trouve là, ce qui explique qu’en Occident il soit imprégné d’éléments chrétiens (surtout par l’intermédiaire des canonistes du Moyen Âge).

Le droit immoral

La morale est plus exigeante que le droit, puisqu’elle cherche la perfection personnelle de l’homme, en se fondant sur un système de valeurs (hiérarchisées), un idéal difficilement atteignable. D’un autre côté, la morale est plus étendue que le droit : ainsi, la faute morale (dite aussi le péché) a un champ plus vaste que la faute juridique (le délit ou quasi-délit civil) ; ou encore le pardon n’est pas une obligation juridique[127] (même si le droit ne l’ignore pas, sous les apparences de la réconciliation des époux qui empêche d’invoquer les faits antérieurs en cause de divorce : C. civ., art. 244, al. 1er [128]). D’où le droit ne peut pas remplacer la morale. Pour autant, le droit n’est droit que s’il est juste, c’est-à-dire s’il est conforme au droit naturel[129], et honore la morale. Je ne le redirai jamais assez, le droit positif ne se confond pas avec le juste : il est des lois (ou des jurisprudences) injustes. L’infans est responsable de ses fautes, selon la jurisprudence[130], mais c’est profondément injuste (et contraire au sens des mots[131]). Voici un second exemple, plus prosaïque : la loi française taxe les plus-values immobilières, mais elle n’admet pas la symétrie, la déduction des moins-values (qui serait de justice élémentaire[132]).

Graves ou ténues, ces injustices résultent d’un choix de politique législative ; le législateur, dans l’ardeur de l’action, et pris sous les feux croisés et souvent contradictoires des vœux des électeurs, des groupes de pression[133] et des médias, choisit souvent une solution de compromis (le paroxysme en étant atteint par le « ni-ni » du programme du candidat Mitterrand en 1988 : ni nationalisation, ni privatisation). Faut-il condamner le législateur ex abrupto ? D’abord, chaque parlementaire en tant qu’homme sûrement pas ; et, quant à la solution concrète qui a été adoptée, pas forcément : dans l’humaine condition, force est souvent de se contenter d’un « droit gris » (pour calquer l’expression « l’éthique du gris » de Paul Ricœur, que nous rencontrerons plus loin). « Le droit est imparfait, mais en revanche le droit existe ; et le droit est esprit par un devenir sans fin à travers des contradictions surmontées » (Alain[134]). Et comme il est difficile de trouver le point d’équilibre entre les divers intérêts à protéger ou objectifs à atteindre, le droit oscille d’un côté puis de l’autre, ce qui explique quelques unes des réformes à répétition que je déplorerai plus loin. Je suis tenté de conclure ce passage en m’écriant « Vive le droit ! » ; car il souvent décrié un peu trop facilement. Qui ne souscrirait aux propos de Jean Guitton préférant « les Évangiles à l’ennuyeux code civil »[135] ? Mais le monde tel qu’il est, peuplé d’hommes tels qu’ils sont, a besoin de droit (ubi societas, ibi jus). Sinon, l’amour ne prédominant pas, les méchants et les coquins écraseraient les naïfs et les « braves ». Au surplus, sans lignes directrices préétablies, la vie en société serait quasiment impossible, en tous cas très compliquée : regardez la commodité des règles (arbitraires) du code de la route, ou la merveilleuse commodité des préceptes (non juridiques) de politesse[136]. L’excès de réglementation est une calamité, surtout lorsqu’elle est médiocre et sans unité ; mais elle est préférable à l’absence de droit. Le vide appelant le plein, celui-ci serait la loi du plus fort. Vive le droit, vous dis-je, avant de modérer mes emportements !

§ 2. – La crise du droit

La crise du droit, dénoncée par bien des observateurs, a trois causes principales : le relativisme, l’inflation et l’évanescence du droit. Ensemble, elles créent une situation dangereuse que les Grecs eussent qualifiée d’hubris (une ébriété, cause de déséquilibre).

A. – Le relativisme

La première cause de la crise du droit, sans doute, la plus grave, même si elle n’est pas la plus visible, est le relativisme (fruit sans doute du nominalisme en tant que celui-ci dénie l’universalisme). Généralement, il est présenté plus élégamment sous les traits du pluralisme[137]. Il se traduit par deux mouvements opposés.

Conséquences opposées

Soit il paralyse les pouvoirs publics, le législateur n’osant plus poser de normes, dès lors qu’elles risquent d’apparaître comme l’admission de principes moraux. Le droit quitte alors l’objectif pour se réfugier dans le subjectif (comme la morale ; V. infra). Soit, au contraire, le relativisme pousse à légiférer sans discernement, pour avaliser des pratiques sociales, quelles qu’elles soient, sous la pression de catégories de citoyens, invoquant haut et fort leur « droit à la différence » et à la « reconnaissance », en s’appuyant sur des sondages, des pétitions et des manifestations. Alors que la loi doit viser le bien commun objectif[138], voici qu’elle se met à satisfaire des intérêts particuliers (à chacun sa vérité, et à chacun sa loi) ou, « simple écho sonore » (G. Ripert[139]), à suivre des mouvements d’opinion, sans porter de jugement de valeur. Le débat en faveur de l’autorisation de l’euthanasie[140] et de la légalisation des « drogues » ou stupéfiants est ainsi engagé. C’est évidemment une façon radicale (mais apparente) de faire disparaître la déviance que cette sanatio in radice, autorisant ou reconnaissant ce qui était hier interdit ou toléré. C’est alors le cas où jamais de s’écrier avec Cicéron Summum ius summa injuria[141], le summum du droit est aussi celui de l’injustice, car tel droit n’est plus droit lorsqu’il bafoue des valeurs essentielles, et ne respecte pas l’homme dans sa nature pour en respecter certains dans la particularité de leur histoire personnelle.

Des qualités du pluralisme

Que le législateur se fasse modeste, je ne m’en plaindrai pas (puisque je lui reprocherai son interventionnisme excessif), mais ici il s’agit plutôt d’une démission. D’un autre côté, tout pluralisme de la loi n’est pas condamnable, loin s’en faut. Il est heureux lorsque l’État prend en considération la diversité des opinions, des croyances et des religions, en garantissant la liberté d’opinion, en protégeant la liberté religieuse et en la respectant[142], tout en proclamant, dans son prolongement, sa laïcité[143]. Encore faut-il s’entendre sur celle-ci, qu’elle ne soit pas une laïcité de combat comme elle le fut trop souvent en France[144], mais conviviale. J’entends par là que la laïcité ne doit exclure ni la libre adhésion de foi des personnes, ni l’acceptation de la dimension religieuse dans le patrimoine national. Bien comprise, elle reconnaît le fait religieux parmi les composantes de la nation[145], ainsi que l’Église en tant qu’institution. Et elle respecte l’autonomie, tant de la société civile que des confessions, dans les domaines qui leur sont propres. Chaque institution a un rôle à jouer dans la sphère qui est la sienne, tout en collaborant avec les autres en vue de la recherche du bien commun. La laïcité ainsi définie est un ferment d’action dans la concorde[146]. L’État n’a plus à craindre la domination religieuse ou des intrusions intempestives des clercs dans les questions politiques, mais tout à perdre de la disparition des valeurs, qui constituent l’héritage commun et que le christianisme a implanté en France, notamment la conscience de l’universalité et de l’unité du genre humain[147].

De même, à un niveau moins élevé et plus pratique, le pluralisme d’options juridiques est satisfaisant, en tant que manifestation de la liberté, lorsqu’il offre un choix aux citoyens, sans ruiner en rien aucune valeur. Ainsi le code de commerce propose plusieurs types de sociétés commerciales (aux art. L. 221-1 et ss.), sans compter les sociétés civiles et les sociétés en participation régies par le code civil (art. 1845 et ss.), et les groupements d’intérêts économiques (C. com., art. L. 241-1 et ss. ; et, pour le groupement européen d’intérêt économique, C. com., art. L. 252-1 et ss). Ou, en vertu du principe de l’unité de l’art, le fait que tout création de forme peut éventuellement bénéficier tant de la protection tenant du droit d’auteur que de celle du droit des dessins et modèles (C. propr. intell., art. art. L. 112-2, 10, et L. 511-1, impl.[148]).

B. – L’inflation

          1°. – L’inflation jurisprudentielle

Gouvernement des juges, ou faiblesse des juges ?

La seconde cause de la crise du droit est la double inflation qu’il connaît. L’inflation jurisprudentielle d’abord. Une augmentation considérable des affaires introduites au fond[149], et donc des jugements et arrêts est intervenue depuis une quarantaine d’années. Elle tient sans doute pour une part à une évolution des mentalités, les citoyens acceptant moins facilement que naguère le « coup du sort », et les plaideurs refusant de s’incliner devant une décision qui leur est défavorable (y compris de justice, d’où les appels et les pourvois). Ce recours plus fréquent à la justice a été facilité aussi par l’enrichissement du pays. La multiplication des juridictions spéciales a dû également jouer un rôle dans le phénomène. L’inflation législative y a grandement contribué (puisque toute loi nouvelle a besoin d’être interprétée et délimitée). Enfin, le développement continu (et excessif) des droits fondamentaux, « à tous les étages de l’édifice juridictionnel », ouvre un large champ à la processualité dans la mesure où « tout droit devient fondamental puisqu’il suffit qu’un juge le déclare ainsi » (G. Drago[150]). Quoi qu’il en soit, « le spectre [d’une] société contentieuse » (L. Cadiet[151]) est bel et bien là.

La Cour de cassation n’échappe pas au phénomène d’inflation. Et le pourcentage des arrêts de cassation (d’environ 30 %) est en progression, ce qui est inquiétant : car il laisse supposer une dégradation de la qualité des décisions des juges du fond (liée en partie à l’inflation législative) et il suscite, par un effet de contagion, une nouvelle augmentation du taux des pourvois. Mais cette juridiction contribue elle-même à l’engorgement dont elle est victime, par le nombre excessifs de revirement qu’elle effectue. Le paroxysme a sans doute été atteint dans la question de la détermination (ou non) du prix dans les contrats-cadre de distribution, où six revirements intervinrent entre 1971 et 1995 (ce qui me conduit à souhaiter le maintien de la dernière solution, bien qu’elle ne me paraisse pas entièrement satisfaisante. – V. infra). Or, lorsque les plaideurs savent que la Cour de cassation peut revenir sur une jurisprudence constante (comme cela a été le cas ces dernières années, quant au consentement et à la responsabilité médicale ou à la responsabilité des enfants et des parents, pour ne citer que quelques exemples), comment les auxiliaires du droit pourraient les dissuader efficacement de former un pourvoi ? Sans doute est-il nécessaire que des revirements puissent survenir : ils permettent d’adapter le droit aux évolutions qui sont indispensables, et de remédier aux défaillances du législateur. C’est ainsi que s’est heureusement construite la responsabilité générale du fait des choses et, plus récemment, celle du fait d’autrui. Mais cela devrait rester exceptionnel. Les magistrats devraient trembler d’effroi à l’idée de mettre à bas un savant édifice, construit au cours des ans par l’interaction féconde des magistrats, des avocats et de la doctrine. Tout revirement, même nécessaire et excellent, est forcément, en même temps, cause d’une sorte de trouble dans la société, et créateur d’une injustice pour les plaideurs antérieurs, parfois de la veille. Le gouvernement des juges a commencé par la faiblesse des juges, face aux plaideurs abusifs.

Les aliments des revues et des bases de données

Cette inflation des décisions s’est accompagnée de la naissance d’un grand nombre de revues, et a été concomitant  de l’apparition des bases informatisées de données. Il en résulte que le juriste, même professionnel, et même professionnel spécialisé, est submergé par la masse de documentation disponible, dans laquelle il peine à trouver le bon grain. Pour ma part je lis (ou parcours) trente revues, et je suis loin de feuilleter tout ce qu’il serait nécessaire : Notre vie est dévorée par cette tâche ingrate et décourageante, car toujours à recommencer. « La prolifération d’informations [a] pour effet de réduire la maîtrise que les juristes avaient acquise – ou qu’ils avaient cru acquérir – sur les données mises en œuvre » C. Atias[152].) Nous vivons dans une société du signe, dans laquelle l’information se communique instantanément et est devenue un des principaux facteurs de richesse. Un des grands paradoxes de notre temps, de surabondance de l’information facilement disponible, est qu’il est sans doute aussi celui où personne ne domine plus la connaissance, et où la communication réelle est en déclin – mais c’est une autre histoire – (et où les hommes politiques recourent à des conseillers en communication, les Diafoirus de notre temps, dont la place normale est d’être au service des entreprises : croyez-vous que de Gaulle eût appelé à ces côtés un tel personnage ?). Naguère, un humoriste avait prétendu qu’un spécialiste était quelqu’un qui savait tout sur rien ; plus sérieusement, c’était sans doute un chercheur qui connaissait tout sur une petite parcelle, une tête d’épingle peut-être. Est-ce encore possible aujourd’hui ? Mais même en admettant, un instant de raison, qu’il soit au courant de tout, il ne saura pas tout, car il n’arrivera pas à hiérarchiser les données qu’il reçoit : le quantitatif est antinomique avec le qualitatif. La situation est un peu comparable, toute proportion gardée, avec celle du consommateur égaré dans les vastes hypermarchés, désemparé devant l’immensité du choix d’articles qui s’offrent à lui.

          2°. – L’inflation législative

Le « harcèlement textuel »

Ce n’est pas tout : le législateur n’est pas en reste. L’inflation législative[153]phénoménale, tourne au véritable « harcèlement textuel ». Un arsenal de textes, d’origine nationale ou imposés par les organes de l’Union européenne, enserre l’homme dans un carcan rigide, d’interdits et de contraintes innombrables, à un point jamais atteint dans l’histoire, même par le moralisme le plus obtus. Plurimae leges, pessima respublica, s’écriait Tacite (abondance de loi, triste État). De plus, cette masse est disparate et incohérente, sans ligne de force perceptible. Le droit est en « miettes ». Les régimes se superposent les uns aux autres. Tout cela (tout ce fatras), avec souvent les meilleures intentions du monde, par exemple dans le souci de protéger les citoyens : « Le prétexte ordinaire de ceux qui font le malheur des autres est qu’ils leur veulent du bien » (Vauvenargues) ; après tout, les inquisiteurs voulaient le salut de ceux auxquels ils s’intéressaient. C’est ce qu’un auteur a nommé « l’Angélisme exterminateur [154]». Sans doute la protection des citoyens est assurée, mais ils sont en même temps « infantilisés » et rendus passifs : ils n’osent plus entreprendre ni créer (notamment des entreprises nouvelles[155]), ce qui est une des causes du chômage. Cette inflation résulte aussi de la croyance naïve, traduisant une profonde méconnaissance du droit, qu’il suffit de légiférer pour régler une difficulté réelle (« y a qu’à voter une loi » disent-ils dans leur langue approximative), alors que toute loi nouvelle soulève des questions de frontières avec les lois antérieures, nécessite une interprétation des termes qu’elle emploie, révèle des lacunes, etc. « La loi nouvelle, potion et baguette magiques de notre époque, qui, pourtant, n’est souvent qu’un simple exorcisme verbal et un exutoire des bonnes et mauvaises consciences : une caricature de la règle de droit, avec ses vices et ses carences plus que ses vertus » (Ph. Malaurie[156]). Un des facteurs de ce phénomène est encore la multiplication contemporaine des droits subjectifs. « La passion du droit dans la société s’enflamme d’être la projection désordonnée d’une infinité de passions individuelles, en rivalité entre elles, ego contre ego » (J. Carbonnier[157]). Contribue enfin à cet état de mauvais droit l’apparition et l’augmentation des droits-créances (à côté des droits-libertés), à l’objet et aux débiteurs indéterminés, tous ces fameux « droits à » qui font florès depuis quelques décennies ; ce ne sont que verbiage, flatus vocis.

Le pire en ce domaine est sans doute la tentation, qui affleure, de légiférer pour des groupes particuliers, à la demande de telle ou telle catégorie sociale, notamment en créant des ségrégations positives comme aux États-Unis, en fonction de tel ou tel critère. Le procédé est parfois nécessaire, par exemple pour protéger les enfants, les femmes enceintes ou une catégorie de salariés (dans des métiers dangereux, ou particulièrement pénibles). Mais il faut le limiter au strict nécessaire, sinon grand sera le risque de désagréger la nation, patiemment tissée par un effort continu de longue durée, des Rois, de la Révolution, des Empires et achevée par la République ; il a certes été coûteux en hommes, souvent douloureux, car imposé par une volonté centrale, mais au moins que ces sacrifices et souffrances ne deviennent pas inutiles en perdant leur côté bénéfique !

L’exemple d’un grand droit et d’un petit droit

Prenons, pour donner un exemple de l’inflation dans un domaine important, le droit de la responsabilité civile (qui n’est pas le pire, loin s’en faut : songez que le volume du code du travail a pratiquement doublé en une décennie, et qu’il s’accompagne d’un foisonnement de circulaires pléthoriques[158]). La responsabilité civile tenait, en 1804, en quelques articles du code civil (1382 à 1386), aux formules simples et souples dont la célèbre clausula generalis de l’article 1382 (devenu l’art. 1240), « puisées dans la raison, la sagesse, l’équité naturelle, et dans les principes de la plus saine morale, bases essentielles d’une bonne et durable législation » (B. de Greuille[159]). Ces dispositions peuvent se plier assez aisément aux évolutions des données. Aujourd’hui, le droit de la responsabilité devient de plus en plus une mosaïque disparate de cas particuliers, y compris dans le droit des affaires[160], aux régimes distincts, source de fâcheuses mésaventures pour les citoyens et leurs avocats[161]. Il est l’objet de réformes multiples, insérant dans notre arsenal juridique un nouveau régime spécifique pour telle ou telle cause de dommage, au coup par coup, lorsque l’opinion publique s’émeut par trop (l’histoire du sang contaminé étant emblématique à cet égard), ou sur l’initiative des organes de l’Union européenne (comme la loi du 19 mai 1998 sur la responsabilité du fait des produits défectueux). Il serait temps d’entreprendre une réforme d’envergure, ayant l’ambition d’embrasser dans un seul texte tous les régimes spéciaux[162], tout en sachant qu’il ne sera plus jamais possible de prescrire aux tribunaux et cours, comme Louis XI en 1498, de faire lecture publique de l’ensemble des textes (les ordonnances royales à l’époque), deux fois l’an, au lendemain de la saint Martin d’hiver (le 11 novembre) et du dimanche de Quasimodo ! La prise de conscience de l’absurdité du foisonnement des lois spéciales conduira peut-être à un retour à la sagesse, que serait dans ce domaine un droit des dommages corporels[163]. Regardons maintenant un secteur, tout de même secondaire, l’organisation et le fonctionnement de la profession d’avocat : il a donné lieu entre seulement 1993 et 2000 à quatre lois, neuf décrets, et huit arrêtés[164] !

L’inflation de la monnaie a été jugulée (même à l’excès, la déflation ayant semblé nous menacer) ; qui nous délivrera de ce fléau qu’est l’inflation des lois ? L’excès de lois tue le droit. « Un peuple qui a quarante mille lois n’a pas de loi » (Balzac).« Les lois inutiles affaiblissent les lois nécessaires » (Montesquieu). Et plus les lois sont nombreuses, moins leur effectivité est assurée. Telle est la raison pour laquelle, contrairement à la doctrine presque unanime, je suis favorable à l’octroi aux associations de la possibilité d’intenter l’action civile[165]. En effet, elle est un instrument d’effectivité des lois, puisqu’elle veille à leur application. Elle contribue à la répression d’infractions prévues par le législateur. Le foisonnement des associations est peut-être une saine mesure de réaction du corps social à l’inflation législative ou, en tout cas, suit celle-ci comme son ombre. Il y a une sorte de contradiction à multiplier les lois ad infinitum, tout en voulant maintenir l’action civile des associations dans des bornes étroites. En complément, il me semble que le droit d’action des associations est un rempart contre la tendance, que nous voyons poindre à l’horizon, de l’autodéfense, signe d’une société en déroute, qui ne croit plus au Droit et à ses institutions. Parce que les lois inappliquées, ou rarement appliquées, sombrent dans le mépris général ; et malheureusement celui-ci se propage ensuite à tout le droit : or, le mépris du droit contribue à la désagrégation de la société. Encore une fois tout se tient. L’opinion publique remet en cause le droit et ses institutions.

Le passage du décalogue au code général des impôts : le pointillisme

De plus, qui ne voit la différence entre le code général des impôts et, sinon le Décalogue, du moins le code civil dans sa rédaction de 1804 (et dans ses éléments réformés lorsque leur rédaction est de la plume du doyen Jean Carbonnier) ? D’une façon générale, le foisonnement de textes s’accompagne de leur pointillisme : loin de poser quelques grands principes, selon le « génie » du droit français depuis les codes napoléoniens, comme en matière délictuelle l’article 1382 du code civil, ou en matière contractuelle l’ancien article 1134, ils prétendent tout prévoir, en descendant dans un luxe vétilleux de précisions (et de niaiseries) ; l’imbecillitas legis se répand. Ainsi le code du travail comporte sur les seuls comités d’entreprise quatre-vingts articles dans la seule partie légisaltive[166], dont certains extrêmement prolixes. Il y a belle heurette qu’a été perdu de vue l’adage De minimis non curat prætor. Nos faiseurs de lois et de décrets n’appliquent plus les sages préceptes de Portalis dans le Discours préliminaire[167]. Ils devraient méditer les propos acerbes de Montesquieu : les législateurs « se sont jetés dans des détails inutiles : ils ont donné dans des cas particuliers, ce qui marque un génie étroit qui ne voit les choses que par parties et n’embrasse rien d’une vue générale »[168].

Et le charabia

Et que dire de leur rédaction ? Stendhal avait à cœur de lire quotidiennement une page du code civil pour perfectionner son style (surtout pour éviter d’imiter l’écriture à grandes guides de Chateaubriand). Il est formellement déconseillé d’agir de la sorte pour la plupart des lois contemporaines et, a fortiori, pour les textes émanant de l’Union européenne : leurs rédacteurs sont les champions inégalés[169] du charabia (à croire qu’ils ont été recrutés à l’issue de concours à rebours, où furent retenus les plus mauvais !).

Qui peut connaître la loi ?

Enfin, si la fiction exprimée par la maxime « Nul n’est censé ignorer la loi » était recevable jadis, elle est injuste aujourd’hui. Non seulement personne ne peut connaître tous les textes, mais même ceux d’une branche du droit, sauf à être un professionnel spécialisé dans celle-ci ; surtout le bon citoyen curieux se trouve dans l’impossibilité de s’informer[170], malgré probablement l’aide d’une base de données informatisée (qui délivrera une telle masse de documents qu’il s’y perdra. – V. supra à propos de la jurisprudence). Cette situation contribue sans doute au sentiment de découragement si répandu dans nos sociétés, pourtant privilégiées à bien des égards. Le filet aux mailles denses des contraintes publiques, enserrant l’existence dans des nœuds toujours plus serrés, pèse lourdement sur les citoyens. Pourtant, l’excès engendre une ineffectivité partielle : les lois « s’étouffent mutuellement par leur surabondance » (J. Carbonnier[171]).

C. – L’évanescence

Réforme sur réforme ne vaut

Enfin, la frénésie de changement enlève toute fixité au droit ; il a perdu la stabilité qui contribuait à asseoir sa majesté : le droit est devenu évanescent. Sur un coup de tête, à la demande d’un électeur ou d’un groupe de pression, les ministres n’ont de cesse de projeter des réformes législatives, dont ils ne mesurent généralement pas la portée, ni la perturbation qu’elles entraîneront dans la cohérence du texte modifié et de l’ensemble du droit. Le mal est particulièrement sensible en présence d’un texte mûrement réfléchi, dont chaque mot a été pesé, chaque formule ciselée, comme le code de procédure civile, dû à la plume experte et raffinée du doyen Gérard Cornu. Par discrétion, cet éminent auteur n’a pas exprimé son sentiment sur les nombreuses retouches apportées à « son » code, alors qu’il en eut l’occasion dans la nouvelle édition de son ouvrage sur la procédure civile ; mais il n’a pas caché sa pensée sur ce procédé à propos des réformes du droit de la filiation : « Quel apprenti législateur ne se mêle aujourd’hui de rejongler avec les règles ? Et, dans le temps millénaire du Droit civil, de succomber à la mode débile des “ajournements nécessaires” au bout de vingt ans ? »[172]. Prenez maintenant la loi du 24 juillet 1966 sur les sociétés (aujourd’hui C. com., art. L. 210-1 et s.) : elle a été modifiée plus de quatre-vingt-dix fois entre sa promulgation et 2010. Comment voulez-vous dans ces conditions que la jurisprudence effectue sa tâche d’éclaircissement, et la Cour de cassation son œuvre d’unification et d’interprétation créatrice, atténuant les excès, comblant les lacunes, nivelant les contradictions, etc. ? Nous sommes entrés dans l’ère de l’éphémère[173], où tout est jetable, y compris les lois !

Le droit pénal est plus que tout autre atteint de ces maux[174]. En effet, par nature, il est un droit tourmenté, de par ses moyens et de par ses finalités. Aussi est-il le domaine d’élection des réformes successives contradictoires, marquées d’audaces et de repentirs et peut-être surtout, à l’époque contemporaine, d’une espèce d’incapacité à adopter franchement telle voie ou telle autre, en mesurant les avantages et les inconvénients de chacune. Est-ce timidité devant des choix délicats ? Est-ce sagesse de ne point simplifier ce qui est complexe ? Je ne sais. Droit tourmenté, il est aussi un droit en crise, ses fondements classiques étant aujourd’hui passablement controversés. Mais cette crise ne serait-elle pas simplement le reflet d’un malaise qui le dépasse, une perte générale de confiance des citoyens dans leurs institutions, un doute pernicieux et insidieux de tout, notamment quant aux valeurs ?

La corde raide et le banc rompu

Le législateur n’a pas la seule responsabilité de cet état de chose déplorable. La doctrine y contribue, en demandant régulièrement des réformes sur chaque question qu’elle étudie. De même, les citoyens et les divers groupes de pression auxquels ils appartiennent, qui n’ont de cesse d’obtenir des dispositions favorables à leurs intérêts catégoriels. Il faut encore relever, à la décharge du législateur, que le droit cherchant à atteindre un équilibre entre des intérêts contradictoires (V. supra), il est sur une corde raide, oscillant d’un côté ou de l’autre, étant bien souvent obligé d’adopter un parti, nécessairement imparfait : un droit « gris », selon l’expression que j’ai déjà utilisée. Un exemple significatif en est donné par le droit des procédures collectives. Il est pris entre le désir de punir le commerçant malhonnête, mais aussi celui de ne pas aggraver le sort de ses créanciers et de ne pas nuire aux salariés. C’est la quadrature du cercle. Selon les époques, tel ou tel aspect a prévalu. Ce va et vient, ce flux et ce reflux, et leur rapport à la morale ont été dépeints par Corinne Saint Alary-Houin[175]. À l’origine, la faillite cherchait avant tout à flétrir et à éliminer le commerçant indigne (dont primitivement, dans les foires et marchés, le banc était rompu, selon l’étymologie même du mot banqueroute, de l’italien banca rotta). La loi du 4 mars 1889 créa cependant une seconde procédure, la liquidation judiciaire (devenue le règlement judiciaire par le D. du 20 mai 1955). Elle permit de sauver le débiteur malheureux mais pas malhonnête (innocent, c’est-à-dire n’ayant pas commis de fautes intentionnelles), à condition qu’il obtienne de ses créanciers le vote d’un concordat. Or, celui-ci était (il n’existe plus) une convention collective par laquelle les créanciers consentaient des délais de paiement et/ou des remises de dettes : il consacrait donc le droit (immoral) de ne pas payer ses dettes, fustigé par Ripert[176].

Mais vint Roger Houin, qui suggéra de sortir de l’archaïsme consistant à faire dépendre le sort de l’entreprise de la conduite de l’homme. Il fut l’inspirateur de la loi du 13 juillet 1967, distinguant bien l’homme de l’entreprise. Les éventuelles sanctions personnelles étaient réservées au premier s’il était coupable. En revanche, le choix entre la liquidation des biens et le règlement judiciaire de l’entreprise n’était effectué qu’en fonction d’un critère économique. Cette tendance fut renforcée par la loi du 25 janvier 1985, assignant aux procédures collectives une priorité absolue : la sauvegarde de l’entreprise défaillante, afin de maintenir l’activité et l’emploi. La loi entendit protéger à tout prix les salariés, au détriment par conséquent des créanciers. Le droit des entreprises en difficulté devint un « droit fonction », dont l’objet était de redresser les entreprises, soit en les restructurant grâce à des plans de continuation, soit en les transmettant par des plans de cession. L’immoralité du droit des entreprises en difficulté atteignit son paroxysme dans la procédure de redressement judiciaire, se traduisant par le principe de la continuation des contrats en cours, de la priorité des créanciers postérieurs sur les créanciers antérieurs, de l’apurement du passif sans extinction de celui-ci, en sacrifiant les cocontractants comme les créanciers, tout en faussant le jeu de la libre concurrence. Le cochonnet avait été poussé trop loin et, par un effet de boomerang, se retourna contre son objectif affiché de sauvegarder l’emploi : l’absence de paiement des créanciers provoqua des « faillites » en cascade, tandis qu’il n’était pas rare de voir le repreneur revendre à bon compte les actifs qui lui avaient été cédés à bas prix pour maintenir les emplois (et à s’enrichir en répétant ce système), ou le débiteur qui n’avait pas honoré son plan de continuation bénéficier d’un second redressement judiciaire. Le législateur se remit d’autant plus au travail que la « déferlante éthique » commençait à poindre ; la conclusion vint par la loi du 10 juin 1994, dont l’un des desseins annoncés fut de moraliser le redressement judiciaire (juste retour du balancier, sans doute provisoire). Cette volonté se traduisit notamment par les trois objectifs suivants : – rechercher le paiement des créanciers (c’est-à-dire d’obtenir le respect de la parole donnée : pacta sunt servanda) ; – assurer la transparence des opérations[177] (la transparence est une des grandes exigences contemporaines en tous domaines ; cf. infra) ; – et veiller à l’application des engagements souscrits dans le plan[178]. Ces buts furent partiellement atteints, mais sans doute au prix d’un abandon de la priorité donnée en 1985 à la sauvegarde de l’emploi, car il est impossible de tenir ensemble tous les fils contradictoires de cet écheveau complexe.

Le Droit des entreprises en difficulté illustre presque caricaturalement les dérives actuelles du droit s’expliquant en partie, comme nous venons de le voir, par la difficulté de choisir un des pôles d’intérêt et de s’y tenir fermement. La loi du 25 janvier 1985, remplaçant celle du 16 juillet 1967 (qui dix-huit ans auparavant était apparue comme une révolution), longuement préparée et débattue, fut présentée comme fondamentale ; or elle fut réformée profondément par la loi du 10 juin 1994, et de façon moindre par les lois des 16 juillet 1987, 30 décembre 1988 et 29 juillet 1998. Voilà pour l’instabilité. Mais la matière montre aussi l’inflation des textes. Elle comporte 243 articles, auxquels il faut ajouter les 199 articles de son décret d’application du 27 décembre 1985. Elle fut escortée par une seconde loi du même jour relative aux organes des procédures collectives, comprenant 50 articles, sans compter ses deux décrets d’application (du 27 déc. 1985), l’un de 116 articles, l’autre de 37. Soit au total 645 articles, qui peuvent être comparés (en volume) aux 2281 articles du code civil de 1804 : À l’aune de la réglementation des entreprises en difficulté, le code civil devrait comporter cinquante mille articles ! Ce n’est pas tout : La loi du 25 janvier 1985 a donné lieu à des milliers et des milliers d’arrêts, contribuant à la pléthore de décisions jurisprudentielles, élément de l’excès contemporain de droit. Depuis la publication du présent livre, la législation des entreprises en difficulté matière a été complétement refondues par la loi n° 2005-845 du 26 juillet 2005 (elle-même modifiée substantiellement, notamment par l’ordonnance n° 2008-1345 du 18 déc. 2008) ; elle figure aujourd’hui dans le code de commerce (art. L. 610-1 et s.).

La démocratie en péril

Et que dire du droit fiscal et du droit social ? Il n’est point une seule loi de finance qui n’apporte quelques retouches, sans compter de nombreuses lois spéciales de plus grande ampleur. Du reste, cette instabilité, devenue la règle dans ces domaines, est dangereuse pour la démocratie. En effet, devant l’enchevêtrement des lois, décrets et arrêtés (sans compter les circulaires qui, bien que n’ayant aucune autorité juridique, ont tendance à être regardées en matière fiscale comme une source du droit), dont la rédaction imprécise et confuse suscite des interprétations divergentes, aucune entreprise ne peut être totalement en règle, malgré la bonne volonté de leurs dirigeants. D’où le pouvoir extraordinaire donné aux agents de l’administration : si, par malheur, l’un d’entre eux veut nuire à une entreprise, pour des raisons idéologiques, politiques, ou d’animosité contre un de ses organes, il trouvera toujours un motif de la faire condamner au civil pour une véritable violation de la loi, et même souvent au pénal, puisque la plupart des lois contemporaines fulminent des peines (il existe plus de cent mille infractions en France ; c’est une estimation, car nul n’est capable de donner un chiffre précis, pas même à la Chancellerie : c’est tout dire). La surabondance est ici périlleuse et, paradoxalement, contraire à un véritable « état de droit ». Rivarol écrivait « la meilleure loi n’est pas la plus juste, mais la plus stable ». La formule est excessive, mais elle contient une part de vérité. Je voudrais instaurer une sorte de moratoire, interdisant toute réforme d’une loi pendant dix ans après sa promulgation ou sa précédente modification. « Il est vrai que, par une bizarrerie qui vient plutôt de la nature que de l’esprit des hommes, il est quelquefois nécessaire de changer certaines lois. Mais le cas est rare, et, lorsqu’il arrive, il n’y faut toucher que d’une main tremblante : on y doit observer tant de solennités et apporter tant de précautions que le peuple en conclue naturellement que les lois sont bien saintes, puisqu’il faut tant de formalités pour les abroger ». Ce propos de Montesquieu[179] attire l’attention sur un autre danger de l’instabilité des textes : Le fait qu’ils n’inspirent plus le respect, contribuant à ce que les citoyens ne les respectent plus, c’est-à-dire en bafouent les dispositions. « Si vous voulez qu’on obéisse aux lois faites qu’on les aime » (Rousseau). Mais pour aimer les lois il importe qu’elles soient dignes de ce sentiment : « Il faut qu’en aimant les lois on sache les juger » (Condorcet[180]). Tout se tient. Le code civil de 1804, œuvre imparfaite sans doute, et de compromis entre le droit coutumier et le droit écrit du sud, fut cependant un monument admirable et aimable, qui fut admiré et aimé pendant un bon siècle, fruit merveilleux et inattendu[181] d’une époque de grâce, entre le sang de la Révolution et les boulets de l’Empire, celle du Consulat, où Napoléon n’était encore que Bonaparte (pour bien peu de temps). Le code civil bénéficia d’une aura telle qu’il figure dans « les lieux de mémoire »[182], honneur insigne et qu’il inspira les législations de nombreux pays[183].

Il est stupéfiant (et consternant) de constater que le phénomène de modifications incessantes des textes ne se cantonne désormais plus aux lois : Il s’est propagé à la Constitution elle-même. Elle a déjà été réformée une quinzaine de fois. La constitution revêtait un caractère presque sacré. Elle tend à devenir un instrument de gouvernement, et un texte banal. Il ne serait pas étonnant que cette dérive encourageât, demain, des groupes de pression à solliciter l’ajout de dispositions répondant à leurs intérêts particuliers.

Section III. – L’éthique

§ I. – La nature de l’éthique

Dans l’analyse des concepts auxquels ce chapitre d’ouverture est consacré, le plat de résistance est constitué par l’éthique (ou la morale puisque je tiens ces mots pour synonymes). Elle se laisse d’autant moins enserrer dans les filets d’une définition qu’elle possède une étonnante diversité de reflets. Il y a morale et morale. Des couples, huit exactement, pas un de moins, plus ou moins originaux, se rencontrent dans les écrits ou se présentent à l’esprit : morale-moralisme ; morale-culture ; morale objective-subjective ; désintéressée-utilitaire ; individuelle ; de conviction-de responsabilité ; universelle-particulière (et de situation) ; éternelle-nouvelle. Quel programme ! Au sein de cette rose des vents de la morale, il me faudra discerner le bon grain de l’ivraie, et rejeter trompe-l’oeil et faux-semblants. Cette analyse de la morale, absolument nécessaire pour la suite des développements, ne sera pas purement conceptuelle : elle donnera souvent l’occasion de rencontrer la réalité de la vie, de ses contraintes et contradictions, en avant-goût de la seconde partie ; elle est donc moins longue qu’elle ne pourrait en donner l’apparence.

De la limite du jugement moral

Au préalable, il m’apparaît nécessaire de préciser trois points. D’abord, le fait que le moraliste porte par fonction des jugements de valeur. Mais ceux-ci visent toujours des actes, et jamais des personnes (qu’il doit aider, en conscience, si elles rencontrent des difficultés et se trouvent en situation de détresse, cause peut-être de leurs actes, objectivement blâmables mais subjectivement excusables). Seule la Justice (humaine et divine) peut juger des êtres, sonder les reins et les coeurs, et éventuellement les condamner. Je prie par avance ceux de mes lecteurs qui pourraient être blessés par certains de mes jugements moraux de me pardonner, en se souvenant précisément que je les juge d’autant moins, en tant que personnes, que je ne les connais pas, mais que mon devoir est d’exprimer mon opinion (peut-être erronée), a priori et in abstracto, sur des comportements. En revanche, concrètement, face à un être précis dans la difficulté, et peut-être empêtré dans ce que nous estimons être un comportement immoral, ce qui importe surtout, au-delà des conseils, c’est de l’écouter et de l’aimer : « Quand je parlerai les langues des hommes et des anges, si je n’ai pas la charité, je ne suis plus qu’airain qui sonne ou cymbale qui retentit » (saint Paul, I Corinthiens, 13, 1).

Quelques maîtres du soupçon envoyés à la trappe

Ensuite, la liberté constitue une condition sine qua non de l’éthique[184]. Elle seule permet de parler de sujet moral, d’individu si vous préférez, ayant une conscience, et de responsabilité[185]. La liberté est la « capacité de tout homme à devenir lui-même et à atteindre sa plénitude » (J.-L. Bruguès[186] ; mais elle n’est pas un absolu, puisqu’elle cède le pas devant la liberté d’autrui, et qu’elle comporte « une dimension relationnelle essentielle » Jean-Paul II[187]). La liberté est le clou d’or auquel s’attache le manteau du destin. D’où l’impérieuse nécessité de répudier ex abrupto et sans appel les doctrines ou idéologies de quelques « maîtres du soupçon » (selon la formule de Paul Ricœur), le marxisme, le freudisme et le structuralisme, dans la mesure où elles évincent toute liberté, même potentielle. « Tous les actes humains sont déterminés par les rapports de classe et de production (chez Marx), par l’inconscient (chez Freud), par les structures (chez Lévi-Strauss). Il n’y a plus de sujet » (J.-C. Barreau[188]). Le déterminisme, quel qu’en soit le fondement (qui peut résulter simplement d’une espèce de fatalisme), est antinomique avec la liberté. Il s’est répandu assez sensiblement à l’époque contemporaine, plus ou moins insidieusement, ce qui est sans doute une des causes du recul de la morale (lui-même à l’origine de la vogue actuelle pour elle, comme je l’indiquais en commençant). « L’histoire n’enseigne pas le fatalisme. Il y a des heures où la volonté de quelques hommes libres brise le déterminisme et ouvre de nouvelles voies : on a l’histoire qu’on mérite. Quand vous déplorerez le mal présent et que vous craindrez le pire, on vous dira “ce sont les lois de l’histoire, ainsi le veut le cours de l’évolution”. On vous l’expliquera savamment. Redressez-vous, Messieurs, contre cette savante lâcheté. C’est plus qu’une sottise : c’est le péché contre l’esprit » (de Gaulle[189]).

Enfin, ce que je vais exposer suppose un a priori conceptuel, à savoir qu’il existe une véritable nature humaine, ce qui est actuellement contesté par la théorie du genre (gender studies), brisant la notion de personne. Selon elle, la différence entre l’homme et la femme[190] relève d’un genre social dépendant du seul contexte culturel (la différenciation biologique entre les sexes serait alors en quelque sorte anecdotique, et n’aurait aucune incidence anthropologique ou éthique ; c’est le projet d’un individu originellement indifférencié) ; cette œuvre de déconstruction veut abolir l’humanisme occidental et, avec lui, l’universalisme ; elle conduit à ce qu’un auteur appelle une société de la dissociation (« dissociation entre identité et comportement, entre sexualité et procréation, entre union et filiation »[191]).

A. – Morale et moralisme ?

L’abbé et la femme du monde

Longtemps, la morale fit peur, le mot autant que son contenu : sans doute est-ce un des motifs de la faveur actuelle pour l’éthique, qui apparaît plus neutre ; elle n’a pas été salie par le moralisme, qui n’est que la caricature de la morale (comme le juridisme l’est du droit ; ou le dogmatisme au dogme ; tous ces mots en « isme » sont sans doute des variantes du conformisme). Voyez la sottise moraliste qui conduisit un jour une femme du monde à interroger de la façon suivante l’abbé Mugnier (qui fut le chapelain de l’aristocratie et de l’intelligentsia parisienne entre les deux guerres mondiales) : « je me suis regardée ce matin dans un miroir, et je me suis trouvée belle : est-ce un péché ? ». Et l’ecclésiastique de répondre, avec bon sens mais non sans perfidie, « non, Madame, ce n’est pas un péché, mais c’est une erreur ! »[192]. Le moralisme est une véritable peste, tant le moralisme exacerbé de quelques théologiens constipés (« encombrés » de leur sexualité[193]), qui brandissaient à l’envi des interdits, ou celui de certains technocrates qui, animés de bons sentiments, veulent enserrer toute la vie humaine dans un carcan de règles, en réalité immorales, car destructrices de la liberté[194]. Pour Péguy, le moralisme « est un enduit qui rend l’homme imperméable à la grâce »[195]. « Le moralisme a traversé les siècles. Il consiste, entre autres caractéristiques, à identifier l’auteur à sa faute. Il jette sur lui un regard sans pudeur ni bienveillance, et le réduit à son acte » (J.-L. Bruguès[196]), en contradiction totale avec sa dignité d’homme complexe et perfectible ; il est possible de constater qu’un chien est voleur, mais dire cela d’une personne est réducteur (et souvent faux, le sujet ayant dominé ses pulsions mauvaises). De même, le fondamentalisme contemporain est à l’opposé de la morale, qui propose essentiellement une voie, et accessoirement des commandements obligatoires (des prescriptions juridiques) : la véritable fonction de la morale est de permettre d’adopter des décisions justes, à leur donner une sorte de légitimité.

Le bonheur et la joie

Or, de cette caricature est née la conviction, chez beaucoup, que le respect de la morale est incompatible avec l’efficacité et avec le bonheur. Sans doute ont pu laisser accroire cela certaines présentations réductrices de la morale chrétienne des manuels, limitée à un code d’obligations (dont il reste des traces même dans le langage, par exemple l’expression « le devoir conjugal »), et à une énumération d’interdits. Ce fut une funeste erreur ; la morale n’est pas un but en soi : le but c’est le bonheur (et la sagesse, dans laquelle l’homme trouve sa perfection ; d’où « toute connaissance est bonne au philosophe, autant qu’elle conduit à la sagesse » Alain) ; il n’est pas de l’ordre du droit (au sens habituel du mot, car le respect du droit naturel contribue à parvenir à cet objectif ; ou, à l’envers, son irrespect ferme la voie du bonheur)L’éthique de la béatitude ou du bonheur, épousant la dynamique du désir qui caractérise l’homme, est incontestablement la première en morale. La conception la plus ancienne et la plus judicieuse de la morale était en ce sens, celle d’Aristote, des Pères de l’Église[197], notamment de saint Augustin (pour lequel « nul n’est sage à moins d’être heureux »[198]), et de saint Thomas d’Aquin (reprise partiellement par Spinoza). L’éthique du bonheur est une sagesse (qui se déguste, à en croire l’étymologie, car sagesse vient de sapere, dont un des sens est savourer ; n’est-ce pas merveilleux ?). Saint Augustin raffinait l’analyse. Pour lui, il y a en tout être une aspiration au bonheur, liée à une inclination vers la vérité, et ces deux voeux sont associés à une quête d’unité. Or personne ne recherche ce qu’il ignore, de sorte que l’homme connaît déjà cette triade (bonheur, vérité, unité), non par son intelligence (cogitatione), ni par sa volonté (intentione), mais par sa nature même[199].

Aujourd’hui, l’éthique a été libérée : le bonheur a retrouvé dans la morale ses lettres de noblesse qu’il n’aurait jamais dû perdre[200] (mais qu’il avait perdu, l’éthique du code, des interdits, associée à la casuistique, s’étant imposée à partir du nominalisme[201], au XVIe siècle, dans les morales chrétiennes[202], puis ultérieurement dans les morales séculières, notamment avec Kant). Et un bonheur dès cette vie, dans la cité terrestre (en attendant celui de la cité céleste pour ceux qui croient en la vie éternelle). Il en est un avant goût, une sorte d’avance d’hoirie de la récompense à venir, sa préfiguration (ou praelibatio disaient les auteurs anciens), qui encourage et fortifie l’homme dans son action. La morale rend plus heureux que la richesse, et de loin ! Resterait à définir ce qu’est le bonheur in negotiis secularibus, dans ce bas monde, car le mot est sans doute quelque peu galvaudé aujourd’hui (étant assimilé à la possession de biens matériels les plus nombreux possibles, et à la satisfaction la plus fréquente des instincts naturels).

Je ne puis donner ici une dissertation sur la béatitude. Je me contenterai simplement de trois indications. Ce n’est pas le plaisir (l’hedoné de l’hédoniste, sans doute satisfaisant, restant cependant dans l’ordre du sensible). Son signe le plus évident consiste dans la joie[203], profonde, intérieure, unifiante, libératrice ; l’état de joie plutôt, qui illumine l’être, comme cela est particulièrement visible chez les enfants, chez quelques moines comme chez certains fiancés et jeunes époux ; animant l’être en son tréfonds, la joie est d’essence intimiste : plus elle grandit et se fortifie moins elle se traduit par des transports visibles (voici pourquoi elle est plus voilée dans les vieux couples aimants). « La nature nous avertit par un signe précis que notre destination est atteinte. Ce signe est la joie. […] La joie annonce toujours que la vie a réussi, qu’elle a gagné le terrain, qu’elle a remporté une victoire : toute grande joie a un accent triomphal » (Bergson[204]). La joie, indice et source de paix, est le gage d’une victoire sur le temps et sur le temporel, au profit de l’éternel et du spirituel. Être dans la joie, un réceptacle et un diffuseur de joie : voilà la plus plaisante des vocations ! Toute la vie devenant chant spontané, louange permanente, jubilation rayonnante ! « Le cœur parfait rencontre la joie où l’imparfait rencontre la peine » (saint Jean de la Croix). « Sit laus plena, sit sonora / Sit jucunda, sit decora / Mentis jubilatio » (saint Thomas d’Aquin, Lauda Sion ; Que la louange soit pleine, qu’elle soit sonore / Qu’elle soit joyeuse, qu’elle soit parfaite / La jubilation de l’esprit). Enfin, fondamentalement, le bonheur est le complet et constant accomplissement de tout ce que l’homme porte en lui de possibilités : est heureux celui qui réalise au mieux sa nature d’homme, en développant toutes les qualités qui lui sont propres.

La morale, élan vital

Au demeurant, la morale est rebelle à toute formulation ; loin d’être un code, elle est vie, où elle n’est pas : elle se vit, s’éprouve. Loin d’être une barrière, la conscience morale est un élan. Les devoirs ne sont ni à négliger, ni à mépriser. Toutefois, d’une part ils doivent être perçus comme des amis, des complices, et non comme des intrus ; d’autre part, leur logique n’est pas intéressante : seule compte la dilection du prochain. La question de ce que nous devons faire est « piégée ». Il s’agit en réalité de savoir ce à quoi nous aspirons : si c’est le bonheur, encore faudra-t-il adopter les voies et moyens qui permettent d’en ouvrir l’accès. Le devoir s’efface alors au profit du vouloir. La parabole de l’enfant prodigue (Luc XV, 11-32) résume assez bien, me semble-t-il, les deux visions de la morale. Le fils aîné, furieux de constater qu’une fête est organisée pour le retour de son frère prodigue, raisonne en termes d’une morale d’obligation : il a toujours accompli parfaitement ses devoirs. Alors que son père est tout amour et pardon. Le sens véritable de la légendaire formule de saint Augustin « Dilige et fac quod vis » (Aime et fais ce que veux[205]) est que la voie du bonheur est l’amour (d’autrui) ; malgré l’apparence cette formule est donc fort différente de celle que Rabelais plaça au fronton de sa fantaisiste abbaye de Thélème (« Fais ce que tu voudras »). Au fond, saint Augustin donne à entendre que la morale vient en suppléance de l’amour, car celui-ci, d’instinct, conduit au comportement idéal (l’amour maternel en donnant la démonstration la plus visible, conduisant du reste à une juste sévérité envers l’enfant pour l’élever). Cet amour d’autrui commence par son écoute, au point de considérer, en suivant Ricœur, « Sois-même comme un autre ». La morale n’est pas négative, ennuyeux conformisme, mais positive, force jaillissante, appel vers le haut. De toute façon, « c’est la tension vers un mieux qui est exigée moralement, beaucoup plus que la réalisation extérieure immédiate d’un précepte » (A. You[206]). « Celui qui ne cherche pas la perfection reste dans la médiocrité » (Cézanne). « La vraie morale dirige l’homme vers ce qu’il porte de plus grand » (de Gaulle[207]). Et quant à l’efficacité, loin d’être en contradiction avec la morale, elle est au contraire proposée comme une ardente obligation, dans la vue de servir au mieux le bien commun (V. infra). Ainsi, derrière le moralisme, empreint de morosité (morositas), il convient de retrouver la moralitas, la morale authentique qui en régénère le sens[208]. Elle est marquée du triple sceau de l’espérance, de l’optimisme et du dynamisme. L’optimisme se cultive en sachant s’émerveiller de tout et surtout de rien[209], en s’enthousiasmant de la création et de ses manifestations, des humains et de leurs réalisations. L’optimisme est bon pour chacun d’entre nous ; il fait du bien à l’esprit comme au corps ; il protège la santé ; il contribue à de bonnes relations avec les autres[210]. L’espérance prend les choses non telles qu’elles sont mais telle qu’elles vont, dans ce dynamisme où le déjà-là appelle le pas-encore ; elle est élan vers l’avenir[211] ; loin de conduire à la nonchalance, elle incite à l’action[212] ; de plus, alors que le désespor est individualiste, l’espérance est communion. Pour un chrétien, sa foi est un puissant ferment d’espérance[213]. « L’humanité n’est pas seule face aux défis du monde. Dieu est présent. C’est là un message d’espérance, une espérance génératrice d’énergie, qui stimule l’intelligence et donne à la volonté tout son dynamisme » (Benoît XVI[214]).

Ainsi purifiée, n’est-il pas vrai que ravissante et délectable est la morale ! Fruit de la personnalité, création en partie originale, elle s’apparente à une « œuvre » artistique (V. infra), dont elle présente le cachet et la beauté. La morale est une esthétique[215]. Maupassant prétendait que « la morale représente la poésie de la loi »[216]. Elle l’est aussi des affaires. Dès lors, elle ne devrait plus effaroucher. Car, même si les choses évoluent actuellement, il y a une pudeur mal placée dans les entreprises à son propos. Elle est rarement un sujet de discussion ; elle ne mobilise pas assez les énergies. « Une société vivante a besoin d’un débat éthique » (O. Abel[217]), vif et permanent.

La morale, objectif personnel

Toutefois, la morale ne se décrète pas : elle est le fruit d’un dialogue intime, d’une éducation de la conscience, d’une tension vers un idéal. L’entreprise doit elle-même, en tant que personne juridique (c’est-à-dire fictive), se fixer un objectif éthique, et ses dirigeants s’efforcer de vivre les valeurs qu’ils proclament de bouche. Nous avons plus besoins d’actes concrets que de déclarations d’intentions ; de phares, de modèles, que de théoriciens en chambre et de faiseurs de discours : « L’homme d’aujourd’hui ne veut pas de maîtres, mais des témoins et, s’il accepte des maîtres, c’est parce qu’ils sont des témoins » (Paul VI[218]). Les jeunes ont plus jamais besoin « d’authentiques témoins et non pas de simples dispensateurs de règles et d’informations ; des témoins qui sachent voir plus loin que les autres, parce que leur vie embrasse des espaces plus vastes. Le témoin est celui qui vit en premier le chemin qu’il propose » (Benoît XVI[219]). « Quelle que soit la part de vérité dont un homme dispose, il ne saurait l’imposer à autrui sans premièrement la faire aimer, et il ne la fera aimer que par les œuvres » (Bernanos). D’un autre côté la morale oblige chacun d’entre nous, et celle que nous professons est d’abord pour notre usage personnel. C’est ce que signifiait Alain, d’une manière peut-être caricaturale, en disant que « la morale n’est jamais pour le voisin » ; en ce sens, la vraie question morale est « que dois-je faire ? » et non pas « que doivent faire les autres ? »[220] (de même, sainteté bien ordonnée commence par soi-même). Le moralisme relève de ce discours hypocrite à l’usage d’autrui ; le Christ a fustigé ceux qui « lient de pesants fardeaux et les imposent aux épaules des gens, [alors qu’] eux-mêmes se refusent à les remuer du doigt » (Matthieu, 23, 4). Aussi devons-nous, individus comme entreprises, adopter un comportement moral dans l’absolu, sans attendre d’autrui semblable attitude. « Chacun d’entre nous doit commencer par lui-même car, si nous devions attendre que l’autre commence, l’attente n’en finirait pas » (V. Havel[221]). Le mot fameux du commandant français le 11 mai 1745, à la bataille de Fontenoy, « Messieurs les anglais, tirez les premiers ! », est une exquise règle de courtoisie, poussée au paroxysme, mais point de la morale.

Telle est encore la raison pour laquelle la mode actuelle de la repentance des fautes d’autrui, de nos ancêtres[222], me paraît très contestable dans son principe, chacun ne pouvant s’accuser que de ses propres méfaits[223], la faute véritable étant toujours personnelle[224] ; sans compter qu’elle est fâcheuse dans ses conséquences pour la collectivité « repentante », qui a incontestablement besoin de pardon[225] et d’oubli[226], à quoi répond juridiquement l’existence de l’amnistie et des prescriptions (M. Dosé, Éloge de la prescription, éditions de L’Observatoire, 2021). Au surplus, une société saine regarde vers l’avenir, et ne passe pas son temps à revenir sur le passé lorsqu’il a été douloureux et la cause de divisions[227]. D’où aussi mon opposition aux lois mémorielles. Les philosophes nous enseignent que « la conduite de terminaison est une conduite vitale » :une société bien portante se reconnaît « à son pouvoir de “tourner la page”, d’en finir avec la douleur, avec le repentir, avec le deuil, avec les regrets interminables » (Jankélévitch[228]). Ces raisons guidèrent le général de Gaulle lorsque, en 1945, il s’efforça de regrouper toutes les bonnes volontés pour reconstruire le pays ; combien sont présomptueux ceux qui, plus d’un demi siècle plus tard, « jouent à la résistance en prétendant faire du gaullisme contre de Gaulle » (C. Lambroschini[229]) ! Aucun de nous ne sait réellement comment il se serait comporté lors de cette époque difficile (n’oublions pas que la majorité des députés qui votèrent illégalement les pleins pouvoirs au maréchal Pétain étaient des élus de gauche, aux idées généreuses et qui, quatre ans auparavant, avaient formé le Front populaire). L’apparente humilité de la repentance cache une rare suffisance et un orgueil déplacé, en laissant entendre que, pour notre part, nous n’aurions jamais agi de la façon de ceux sur lesquels nous jetons l’opprobre. Enfin, elle fausse souvent l’histoire (en oubliant les conditions réelles de la vie de l’époque), et parce qu’elle procède de ce que le grand historien Marc Bloch appelait « ce satanique ennemi de la vérité historique : la manie du jugement ». Que dirait-il aujourd’hui, où tout un chacun juge tout le monde, contemporains et maintenant ancêtres (mais en oubliant souvent celui que nous avons à juger en premier, c’est-à-dire soi-même), et où les médias de masse cultivent une culture de la suspicion ? Au cours d’une émission télévisée sur « le repentir dans l’histoire », le philosophe Alain Finkielkraut déclara que ces repentances « ne sauraient avoir pour conséquence de renforcer l’arrogance du présent par rapport au passé »[230]. Au demeurant, l’histoire « est un moyen d’organiser le passé pour l’empêcher de trop peser sur les épaules des hommes » (Lucien Febvre[231]), et ne devrait pas être un moyen de l’accabler.

B. – Morale et culture ?

L’éthique nous élève au-dessus de nous-mêmes et hors de nous-mêmes, nous faisant communier avec d’autres êtres, au-delà de l’horizon médiocre de nos vies, hors de ses brumes habituelles, dans le monde du bien et de la vérité, qui sont plus grands que nos esprits. Aussi, si elle se distingue de la culture, elle s’insère dans celle-ci[232] (ou, plutôt, dans la civilisation). Il n’est pas de réalité humaine qui ne soit déjà culture (y compris la religion). L’une et l’autre se fondent dans le passé et la tradition, tout en « donnant sens » au présent et contribuant à déterminer l’avenir. Mais la morale transcende la culture, dans son aspiration tant à l’universel qu’à la pérennité (à l’éternité), comme dans son refus du relativisme « et les sables mouvants d’un scepticisme général »[233] – un des grands fléaux actuels de l’Occident[234] avec l’individualisme[235] (l’un et l’autre semblent se développer concomitamment avec la « mondialisation » ; dans l’Église, le relativisme se traduit par un redoutable libéralisme théologique et le refus de toute transcendance[236]) –. Tocqueville avait prédit la montée du relativisme, qui atteint son paroxysme actuellement, selon lequel toutes les idées et valeurs sont équivalentes, toutes les opinions ont une égale dignité, et qui confond les données culturelles avec la vérité, notamment morale. C’est lui qui sert de soubassement au terrorisme du « politiquement correct », se répandant comme traînée de poudre en Occident, et créant une sorte « d’ordre moral », à cent coudées de la vraie morale ; il est plus redoutable que ne l’a jamais été le pire moralisme que j’ai critiqué précédemment, et est escorté d’une intolérance redoutable. Pire, la démocratie est biaisée par une démocratie de pacotille, fondée sur le règne de l’opinion, elle-même soumise au magistère insidieux des sondages, des médias et des divers groupes de pression. Et il faudrait encore dénoncer le matérialisme ambiant de nos sociétés, dans lesquelles la consommation semble devenue le principal objectif des individus, ou de beaucoup d’entre eux, consommer toujours plus et d’objets plus onéreux, du dernier cri, conduisant à une course sans fin vers davantage d’argent, permettant cette consommation.

La crise morale

La crise morale, que traverse l’Occident, ne résulte pas tellement d’un accroissement soudain de la turpitude (qui est de tous les temps), que d’une perversion du jugement, d’autant plus redoutable qu’elle est inconsciente, résultant des idées et slogans répandus par les gens en vue et les mass médias. Heidegger regrettait que ses contemporains tendaient à se réfugier dans la commodité impersonnelle du « on » (devant la pensée de la mort) ; de nos jours, sa remarque est applicable au jugement moral (par exemple, « on doit être de son temps »). La recherche d’un consensus est a priori sympathique, mais elle risque de devenir l’instrument « d’hégémonie de n’importe quelle idéologie » (J.-M. Trigeaud[237]), lorsqu’elle est porte sur des valeurs : elle est une forme du totalitarisme, d’un totalitarisme mou. L’instinct grégaire est antinomique, tant avec une pensée originale qu’avec un authentique jugement moral. « Que l’on considère quelque vertu que l’on voudra, justice, générosité, courage, qu’il s’agisse de sagesse ou de pitié, partout l’homme n’est jamais vertueux que pour autant qu’il se révolte contre la puissance aveugle des faits, contre la tyrannie du réel, qu’il se soumet à des lois qui ne sont pas celles des fluctuations historiques » (Nietzsche[238]). Bernanos haïssait l’homme réaliste, qui s’incline devant « sa Majesté le fait accompli »[239]. L’âme est aujourd’hui « désarmée »[240]. Mais il est réconfortant de constater que nombreux sont ceux qui cherchent à se « réarmer » (de façon non belliqueuse, mais intérieurement) ; ce mouvement explique le grand succès de librairie, qui a surpris les éditeurs et les commentateurs, tant du Catéchisme de l’Église catholique[241] que, quelques années plus tard, du Petit traité des grandes vertus, de M. André Comte-Sponville[242]. Les citoyens, désemparés dans un monde apparemment en perte de sens, sont en quête de repères ; ils cherchent dans le ciel le Grand Chariot (la Grande Ourse) pour fixer le cap et se diriger. « Il faut avoir un point fixe pour en juger. Le port juge ceux qui sont dans un vaisseau ; mais où prendrons-nous un port dans la morale » (Pascal, Pensées, n° 383 [Brunschvicg]). Ils comptent trouver le port et des repères dans de telles œuvres. Mais sont-ils outillés (intellectuellement) pour les comprendre ? En tout cas, la morale a un bel avenir devant elle[243], ce qui aurait bien surpris Sartre et compagnie !

C. – Morale objective ou morale subjective ?

La civilisation du libre service

La civilisation contemporaine baigne dans le subjectivisme (et son frère le relativisme, dénoncé ci-dessus dans le B). Une source de la crise actuelle « du sens » relève d’un renversement de perspectives, substituant le point de vue subjectif de la sincérité[244], au point de vue objectif de la vérité (à laquelle nous sommes tous soumis, princes comme citoyens, mais qui assurément « se compose de certitudes obscures plus que de raisonnements », comme le notait Rivarol, ce qui ne facilite pas la tâche). L’éthique personnelle (subjective) remplace l’éthique objective. Ce bouleversement est parfois présenté comme une conséquence de la « mort de Dieu ». Sartre affirmait qu’abandonner toute notion de divinité revenait à renoncer à une morale objective, s’imposant à nous avec une autorité supérieure à celle de notre choix personnel. Si Dieu n’existe pas, il n’existerait plus de valeurs légitimant notre conduite. Cette vue est excessive car, en dehors même de toute référence à Dieu, la nature de l’homme implique certaines exigences morales universelles, dont chacun sent bien l’existence. La morale est objective, ce qui l’apparente à la raison. Elle n’est point la compassion, ni le sentimentalisme, ni la simple opinion ou impression (formulée de la façon suivante : « moi je pense que », à propos de graves questions, sans y avoir réfléchi ni délibéré). Notre civilisation est devenue de libre service, y compris à propos des valeurs : chacun prend celles qui lui conviennent, comme il a pris l’habitude de saisir tel ou tel objet dans des rayons des grandes surfaces (et de ne pas respecter les lois et les règlements impératifs qui le gêne). Cette crise de la morale, cette perte de repères, s’accompagne d’une crise du droit, devenant lui aussi de plus en plus subjectif (V. supra).

« Quand nos compatriotes invoquent les droits de la conscience […] ils songent au droit de parler, d’écrire et d’agir selon leur avis ou leur humeur […]. Ils ne songent pas à suivre la loi morale. Ils revendiquent le droit d’agir [selon leur] volonté » (Newman[245]). Comment se fait-il, qu’en morale, les opinions de quiconque, y compris du moindre freluquet dont l’esprit n’est pas encore formé, ait le même poids que l’avis circonstancié et médité d’un être rassis, voire d’un sage, alors que, dans les autres matières, notamment scientifiques, il n’en va pas de même ? Qui m’expliquera cet étrange mystère ? Certes, l’autonomie de la personne suppose l’indépendance par rapport aux déterminismes de la culture, mais notre dignité d’homme implique notre capacité à assumer l’héritage de notre culture. Le refus de l’héritage culturel par des jeunes, comme leur volonté de se « bricoler » eux-mêmes leurs propres valeurs[246], est une marque de notre temps. De la même façon, chacun se croit autorisé à accuser et à condamner (verbalement) des citoyens avant toute juridiction, de juger avant de comprendre et de s’informer (en se contentant sur ce point de la source, très rudimentaire et orientée, constituée par le journal télévisé), bafouant la présomption d’innocence et, à travers elle, la dignité de l’homme ; les rumeurs, soupçons, dénonciations, condamnations, se propagent avec célérité. Chaque citoyen, tout en croyant pouvoir marcher à la seule lumière de sa lampe personnelle (et, au fond, ayant « bonne conscience » plus que droite conscience), s’érige en juge d’autrui (vous m’objecterez que je sombre présentement dans ce travers : ce n’est pas tout à fait le cas, puisque je dénonce ici une tendance générale, et point un individu dénommé). « Chacun tient la présomption d’innocence pour son droit à soi et la présomption de culpabilité pour le droit des autres » (J.-D. Bredin[247]).

Selon les tenants de la morale subjective l’appréciation morale se fonde sur l’intention personnelle, indépendamment de toute norme. Mais comment le sujet se déterminera-t-il ? Essentiellement en considération des conséquences entrevues de l’acte qu’il envisage de poser (d’où l’affreux nom de conséquentialisme donné à ce système) ; ou par une évaluation du plus ou moins grand avantage qui découle d’un acte (c’est la variante proportionnalisme). Selon cette vue, si l’argent volé à une banque est donné aux nécessiteux, l’acte est moralement louable (la fin justifie alors les moyens, le bien sacrifié étant moins important que celui du comportement adopté). Cette morale est dite téléologique (pas théologique !), car c’est le but poursuivi (en grec le télos), qui donne leur moralité aux actes (de sorte qu’elle n’est qu’une variante de l’utilitarisme, et qu’elle donne un grand rôle aux « experts » auxquels recourt l’agent pour connaître les conséquences éventuelles de tel acte). Cette conception est erronée ; la vraie morale est objective : loin d’être téléologique elle est déontologique, c’est-à-dire qu’elle se fonde sur l’obligation d’une norme universelle (du mot grec déon, ce qui oblige). Cependant, dans l’action l’agent se trouve parfois en porte à faux avec sa conscience (V. infra, à propos de l’éthique de responsabilité de Max Weber).

La sage raison

Revenons à la vraie morale (objective ou déontologique). Benjamin Constant avait cru pouvoir relever une opposition entre l’Allemagne et la France à son propos : « Les Allemands prennent le sentiment comme base de la morale, alors que pour les Français, c’est la raison ». J’ignore si cette vue est (ou était) exacte, bien qu’elle ait reçu une sorte d’aval de Fernand Braudel : il prétendait que la France avait connu tant d’invasions et de brassages, de populations comme de cultures, que sa spécificité serait de penser ce que toutes les communautés qui l’habitent ont en commun : l’homme et la raison[248]. Voilà pourquoi elle serait le pays des Droits de l’homme et celui de la rationalité (ou d’une certaine rationalité). Malraux exprimait une idée comparable en disant que la France a une vocation « universaliste », qu’elle « n’a jamais été plus grande que lorsqu’elle parlait pour tous les hommes »[249]. Quoi qu’il en soit de ces spéculations intellectuelles et historiques, celles de Constant présentent l’intérêt de rappeler le rôle de la raison en morale[250], appuyée par des « raisonnements », une argumentation, tout en se fondant sur des valeurs, des représentations idéales de la vie (mais, en ce sens, elle se distingue du rationalisme absolu, qui rejette celles-ci ; contrairement à ce que laisse entendre Descartes, ni la raison ni la volonté ne sont souveraines pour découvrir la vérité).

« La nature a pourvu les animaux d’armes, de vêtements et d’outils, tandis qu’à la place de tout cela l’homme a reçu de la nature la raison » (saint Thomas d’Aquin[251]), dont il lui faut se servir. Le jugement moral requiert une délibération qui, au dire d’Aristote, est partie intégrante du choix volontaire. L’éthique propose un système de valeurs fondamentales, impératives et hiérarchisées, qui sont autant de « points d’ancrage nécessaires à l’humanisation de l’homme dans l’univers »[252], sans lesquelles il s’abaisserait vers l’infra-humain. La visée de la morale est universelle, tous azimuts, envers tous les partenaires de l’entreprise, dont les cocontractants. Mais son application est forcément personnelle. Elle implique une humilité du sujet, au sens étymologique de humilis, c’est-à-dire qui reconnaît l’importance du terreau de la nature humaine (l’humus). La morale étant fondée au premier chef sur la réalité objective, la création et la nature de l’homme, elle est commune à tous : chacun doit et peut discerner les exigences éthiques inscrites dans la réalité objective[253].

Le monde réel

La poursuite d’un idéal, auréolé de valeurs, ne maintient pas le sujet dans quelque empyrée éthéré. Loin de le détourner du réel, elle est un aiguillon à l’action concrète. En effet, elle oblige à affronter le monde tel qu’il est, avec ses pesanteurs et sa complexité, les autres hommes, avec leurs qualités et leurs défauts, pour tenter d’approcher l’objectif poursuivi. L’éthique « se donne comme tâche de soutenir la vie en gouvernant l’action »[254]. Elle implique donc une connaissance fine de la réalité. Le moraliste n’est pas je ne sais quel utopiste imaginant quelque cité idéale, ni se cantonnant à chantonner un discours cohérent mais sans prise sur le monde (ce qui serait un comportement proche du nominalisme). S’il propose des normes d’action, encore doivent-elles être applicables : je tenterai de ne pas oublier cette consigne dans la suite de mes propos ! « L’homme n’est ni ange ni bête, et le malheur veut que qui veut faire l’ange fait la bête » (Pascal[255]). Celui qui prétend guider autrui (le moraliste, comme d’ailleurs le juriste), ou entend agir, fait la bête s’il ne tient pas compte des contingences terrestres et humaines. Et chaque homme à sa place, qu’elle qu’elle soit, humble ou élevée, est en prise avec les nécessités de la vie, et les circonstances auxquelles il s’adapte, comme le marin qui navigue selon les vents et les courants. L’homme d’affaires prend en compte les données de son domaine, dans lequel il se doit d’être compétent (moralement et juridiquement. – V. infra l’efficacité).

Seulement cette exigence de conformité au réel n’est qu’un moyen ou une étape de la réflexion, et non le principe prioritaire dans l’action. Ainsi, la connaissance des exigences du marché ne peut pas être placée comme objectif principal, en admettant même qu’il soit une réalité (ce dont je ne suis pas convaincu, car il n’est jamais parfait et les ultra libéraux, du style d’Hayek, raisonnent en se fondant sur une conception idyllique du marché) ; et parler de concurrence à propos d’économies non comparables est aussi étrange que d’additionner des carottes et des tomates, ou des ordinateurs et des réfrigérateurs : la liberté du marché se traduit alors par la disparition totale ou presque totale de pans entiers de l’activité de certains pays ; en France, la construction navale, la fabrication de certains appareils ménagers, des téléviseurs, des chaussures, le textile. De plus le marché est totalement irrationnel, comme les crises financières l’ont montré à suffisance, et comme les crises boursières à répétition en donnent une illustration régulière. Les intérêts ou les besoins du commerce international ne méritent pas davantage d’être érigés au pinacle, comme le font les auteurs les invoquant pour justifier l’absence de règles. La norme éthique doit prévaloir sur le fait. Tout en se référant à la réalité, le sujet doit ne rechercher et n’adopter qu’une solution rendant « justice à l’humain » (A. Rich[256]), c’est-à-dire ne négligeant aucune valeur fondamentale. Peut-être était-il d’autant plus nécessaire de rappeler cette référence à la réalité, sans révérence, que nous baignons dans une civilisation de surabondance des images (qui souvent s’évanouissent sur le champ, comme tant de rêves qui n’imprègnent pas notre mémoire), de l’information et de la « virtualité ». Le téléspectateur se prend pour un sportif parce qu’il assiste à des rencontres, généreux parce qu’il regarde des reportages sur des actions humanitaires, vaillant parce qu’il visionne des actes de guerre, etc. « L’image tient souvent lieu de réalité ici, et nous plonge dans l’illusion » ; dans ces conditions, le risque est que la conscience perde « sa raison d’être, puisqu’elle n’a plus d’actes à juger, ni de décisions à conseiller » (J.-L. Bruguès[257]).

D. – Morale individuelle ou morale collective ?

Une collectivité, telle une société commerciale ou plusieurs sociétés cocontractantes (en réalité leurs organes), peut partager les mêmes valeurs éthiques, communier dans un idéal unique (V. infra morale universelle ou morale particulière ?). Néanmoins, la morale est individuelle puisque, à l’heure de la décision, c’est un homme de chair qui choisira en son âme et conscience, pour lui-même ou au nom de la société qu’il représente. « Je dois juger par moi-même ; et alors tout est dit. La morale est une solitude » (Alain[258]). Acteur, l’homme d’affaire est aussi un témoin puisqu’il porte des jugements, en privilégiant certaines valeurs. Selon une erreur assez répandue, c’est le sujet, ou la pratique de la majorité des sujets, qui fonderaient les valeurs éthiques : la vérité est que l’homme peut seulement accueillir et reconnaître les valeurs qui le dépassent et lui sont extérieures. La morale n’est pas quelque vague notion sociologique. Michel Villey fustigeait la morale des Camus et Sartre, qu’il qualifiait d’abominable, parce que subjective et sentimentale[259]. Ayant un soubassement de valeurs fondamentales, elle ne peut pas non plus découler de la discussion et de l’argumentation, contrairement à la thèse de Jürgen Habermas[260] pour lequel (en simplifiant) la morale se constituerait par l’échange d’informations et s’accomplirait par la « discussion pratique », le dialogue, validant des normes extérieures (si, à propos des normes juridiques, devant selon lui être élaborées de la même manière, il soumet leur validité à une universalité, celle-ci est un leurre, puisqu’il entend seulement par là qu’elles doivent recueillir un consensus par « une procédure discursive »[261]). En revanche, le dialogue confiant avec quelqu’un de plus sage que soi, un maître authentique (spirituel) peut permettre au disciple de reconnaître les valeurs et l’aider à en découvrir les applications concrètes dans sa vie[262]. Le maître n’est pas tant quelqu’un qui sait que quelqu’un qui est, et qui allume l’étincelle.

La morale signe de contradiction

La morale consiste à se savoir esprit et, par conséquent, à juger l’existence, les faits et les circonstances, à ne point s’y soumettre. « Signe de contradiction », elle est le contraire du conformisme (« tout le monde fait comme cela ») et du fatalisme (« on n’y peux rien »[263]). « Peut-on concevoir une éthique qui ne soit pas paradoxale, et dont la seule vocation serait de justifier les idées reçues et les préjugés et la routine de l’éthique “doxale” » (Jankélévich [264]). C’est sans doute en cela que, selon la pensée si fameuse et si étrange de Pascal, « la vraie morale se moque de la morale » (sous entendu : de la morale établie, pétrifiée ou « close », pour reprendre un mot célèbre de Bergson[265]).

Le jugement personnel

La vraie morale est invention, voire révolte (comme le non possumus du général de Gaulle le 18 juin 1940). Par nature, elle est défi au monde et à ses grisants appas. Loin d’être éthérée, elle a une fonction créatrice. Elle n’est pas figée ou écrite, mais jaillissante et vivante. « L’esprit universel n’est qu’à la fin ce qu’il est en réalité », écrivait Hegel ; ce qui donne à entendre que même les propositions universelles sont soumises au processus d’une progressive découverte. Aussi, dans la mesure où la morale ne se réduit pas à quelque code de conduite civile, puérile et honnête, comme celui qu’avait rédigé Erasme, son application n’est pas purement mécanique ou juridique : elle résulte d’un discernement personnel de chaque individu dans sa singularité, en présence d’une situation donnée ; il est l’œuvre de la conscience[266], où l’homme lit, écoute et voit la vérité sur le bien et le mal (de sorte qu’Ovide la définissait comme un deus in nobis, un dieu en nous). « Tout homme a une conscience et se trouve observé, menacé, de manière générale tenu au respect par une juge intérieur et cette puissance qui veille en lui sur les lois n’est pas quelque chose de forgé par lui-même, mais elle est inhérente à son être » (Kant[267]). La solution ne tombe jamais du ciel toute armée. En ce sens, l’homme est une dialectique. Il lui incombe de trancher la difficulté, de faire concorder la morale et la vie, dans sa mise en scène toujours renouvelée et imprévue, de passer des valeurs impératives objectives à des principes d’application concrets (comme la bonne foi), afin d’aboutir à la meilleure décision ; dans le plein exercice de sa responsabilité personnelle, il faut déterminer ce qu’il convient de faire et avoir le courage de l’accomplir. Chacun, face à la réalité, doit d’une certaine manière réinventer la morale, se donner « une morale par provision », selon l’expression de Descartes, c’est-à-dire une morale provisoire, toute modeste, orientant nos actions concrètes[268], sans pour autant jeter par dessus bord aucun principe fondateur. Aristote remarquait que le médecin ne soigne pas l’homme, mais il s’occupe de Callas qui se trouve être un homme[269] ; de même, l’homme d’affaires ne traite pas de la morale en soi, mais à propos de l’entreprise singulière qu’il dirige, composée de salariés, ayant contractée avec tels fournisseurs et tels clients nommés.

Il y a, dans le coeur de l’homme, comme une résonance morale, dont l’écho, proche ou lointain selon l’acuité de sa conscience, hulule sans désemparer et follement contre l’évidence de sa faiblesse et de sa finitude. « L’homme passe infiniment l’homme » (Pascal). L’homme est finitude mais la morale est infinie. Il ne doit pas tant se réaliser (tout en recherchant le bonheur) que réaliser les valeurs qui le constituent, nécessitant qu’il se transforme incessamment. La crainte du refoulement sexuel, du berceau au cercueil, règne depuis le docteur Freud ; mais le silence domine sur un refoulement autrement plus grave, celui de la conscience morale.

La prudence du serpent et la simplicité de la colombe

Dans la tâche du discernement personnel, la science du bien est insuffisante : il faut aussi posséder celle du mal, pour le fuir ou le combattre, connaître les pratiques malhonnêtes pour s’en défier. Dans cette perspective, il importe de cultiver et la prudence du serpent et la simplicité de la colombe (cf. Matthieu X, 16). Cependant, l’homme digne n’est pas timoré, paralysé par la peur du mal ou du péché. Sans doute, comme tous les êtres sur cette terre, et depuis toujours, s’écrie-t-il incessamment « mon coeur est sans repos », comme saint Augustin dans les Confessions (inquietum cor nostrum). Mais en même temps il ne se méprise pas, mieux : il s’estime, ce qui est une condition de l’amour des autres et de l’action[270]. Au surplus, la vertu n’est point impuissance à commettre le mal ; sinon elle n’existe pas (comp. : « Les vieillards aiment à donner de bons préceptes, pour se consoler de n’être plus en état de donner de mauvais exemples » La Rochefoucauld). Si la moralité est ainsi une construction individuelle, elle exprime totalement la personnalité de l’être, elle « colle » à lui de façon indissociable, le caractérise. Par cet aspect de création, elle présente cette « indéfinissable parenté que l’on rencontre parfois entre l’œuvre et l’artiste » (Bergson).

Toutefois, avec l’intention la plus droite, et en ayant écouté au plus près la « voix » de sa conscience, qu’il a préalablement formé le mieux possible, le sujet peut se tromper et prendre une décision qui a des conséquences néfastes : la morale n’est pas une science, son application reste frappée d’aléa et comporte toujours des risques. C’est le revers de notre liberté, et de l’absence de déterminisme. Elle implique donc le courage (permettant d’accepter sciemment les périls), et l’humilité (prenant acte de l’erreur, tâchant d’en tirer des leçons, et le cas échéant s’efforçant d’en réparer les conséquences fâcheuses pour les tiers).

Des héros et des saints

Il résulte de tout ce qui précède qu’il ne saurait y avoir d’experts ou de spécialistes dans le domaine moral, comme il y a des spécialistes en informatique, ou des spécialistes du droit de la distribution. Les moralistes posent seulement les bases, les objectifs et les critères de discernement. Les seuls experts de l’éthique sont les témoins du bien, que nous appelons communément les héros ou les saints, qui témoignent de l’impossible. Leur vie et leurs œuvres, leurs pensées incarnées et réalisées nous aident à choisir notre voie (non point une sainteté raboteuse, radoteuse, ennuyeuse, anxieuse, qui se soutient à force d’artifices et d’exercices, mais une sainteté déliée, souple, allègre, quiète, qui se porte d’elle-même, et va son bonhomme de chemin). Et le martyre est le saint extrême, affirmant l’inviolabilité des valeurs morales et « l’intangibilité de la dignité personnelle de l’homme […]. Le martyre dénonce comme illusoire et fausse toute “signification humaine” que l’on prétendrait attribuer, même dans des conditions “exceptionnelles”, à l’acte en soi moralement mauvais ; plus encore, il en dévoile clairement le véritable visage, celui d’une violation de l’“humanité” de l’homme, plus en celui qui l’accomplit qu’en celui qui le subit » (Jean-Paul II[271]).

Mais chacun peut se former quotidiennement, dans ce domaine comme dans les autres[272], en approfondissant les valeurs et en les hiérarchisant, en discernant les principes d’application, en établissant des critères de décision, en apprenant à effectuer des choix, etc. « Toute notre dignité consiste […] dans la pensée. […] Travaillons donc à bien penser, voilà le principe de la morale » (Pascal[273]).À ceux qui le critiquaient, en lui demandant ce que lui avait apporté la philosophie, Diogène répondait « à défaut d’autre chose, du moins d’être prêt à toute éventualité »[274]. Il serait bon que tout homme, notamment d’affaires, pût répondre de même (en intégrant la morale dans la philosophie). Du reste je crois que les « grands hommes » sont précisément ceux qui se sont préparés aux éventuels événements qui pourraient survenir : ainsi Charles de Gaulle qui, « le 18 juin 1940, jour unique, […] sortit tout armé de lui-même »[275]. Les connaissances scientifiques se sont merveilleusement accrues depuis le début du siècle, mais en va-t-il de même de la conscience morale[276] ? Ne serait-ce pas le cas de rappeler que « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme » (Montaigne) ? « Dans la pratique des bons principes, il faut se comporter comme un athlète prêt à tous les genres de combats, et non comme un simple gladiateur ; car aussitôt que celui-ci a laissé tomber son épée, il est tué, au lieu que l’autre a la main toujours prête, et n’a besoin que d’elle pour frapper » (Marc Aurèle[277]). Au fond, puisqu’elle permet de construire sa vie, la morale est un métier « avec tout ce que cela comporte de patience et de ténacité, d’apprentissage, mais aussi de compétence, de simplicité, de génie aussi. Métier de peine, métier d’artiste et d’artisan, métier d’art » (J.-L. Bruguès[278]). C’est la grandeur de l’homme d’avoir la capacité de se transformer sans cesse en profondeur : combien de personnages historiques se sont haussés à des sommets exceptionnels, après un début de vie médiocre, comme saint Augustin ou Charles de Foucauld, les maréchaux de l’Empire ou certains Compagnons de la Libération.

E. – Morale désintéressée ou morale utilitaire ?

Des auteurs considèrent qu’à la morale universelle s’opposerait l’éthique, qui serait relative : cette vue est erronée (V. infra). D’un autre côté, tout un courant de pensée, venant des États-Unis, prône actuellement une éthique des affaires[279], qui serait distincte de la morale, en ce qu’elle serait utilitariste. L’utilitarisme est de tradition dans le monde dit anglo-saxon[280]. Ses représentants les plus notoires sont Bentham, qui exposa cette théorie notamment dans son Introduction aux principes de la morale et de la législation (1789), et Stuart Mill qui la défendit (dans L’Utilitarisme, paru en 1861). Or, a priori, l’utilitarisme est l’antithèse de la morale. La vraie morale, pure, gratuite, dénuée de toute arrière–pensée, est une fin en soi. L’utilitarisme n’est pas l’égoïsme : son idéal est de parvenir au plus grand bonheur du plus grand nombre possible, ce qui a été appelé la maximisation du bien-être collectif. Mais cette théorie ignore la justice, car peu importe la répartition inégale des satisfactions entre les individus, les sacrifices des uns au profit des autres, y compris des restrictions à la liberté[281].

Pourtant, à long terme, la morale est parfois féconde humainement. « Tout peut un jour arriver, même ceci qu’un acte conforme à l’honneur et à l’honnêteté apparaisse, en fin de compte, comme un bon placement politique » (C. de Gaulle[282]), ou économique[283]. Elle produit de la valeur ajoutée : Assurant un avantage concurrentiel, elle est un outil stratégique de premier ordre, surtout dans les affaires internationales où les intervenants, moins nombreux, se connaissent (et il est possible de dire la même chose de l’écologie : La prise en compte des aspects écologiques a évidemment un coût, mais elle peut se révéler féconde, obligeant à des efforts de recherche, débouchant eux-mêmes sur des innovations[284]). Si les entreprises n’ont pas d’âme, elles ont une sorte de personnalité, qui dépasse leur personnalité juridique. Voyez ce que l’on appelle leur image de marque, leur réputation[285], c’est-à-dire la capitalisation cumulée de leur publicité, de la fiabilité de leur produit (ou de leur service) et de la qualité de leur réseau de distribution : elle dépend en partie de leur moralité, évolutive au fil des temps. La plume ne fait pas l’oiseau : au bout d’un certain temps la clientèle cesse d’être la dupe d’une entreprise dont les méthodes, produits ou services laissent à désirer. Comme l’individu doit patiemment se construire pour libérer le meilleur de lui-même, l’entreprise doit s’édifier, à force de persévérance de ses dirigeants et de son personnel, une personnalité forte, car fondée sur de la roche, l’éthique. Une affaire édifiée sur des bases solides, respectueuses de la morale, résiste au temps et aux bourrasques, alors que « le marchand de poussière est ruiné par le moindre coup de vent » (selon la leçon d’un conte oriental), comme le marchand d’illusions, celui de produits frelatés ou de services bâclés.

Faut-il s’alarmer de cette coïncidence de l’éthique et de la réussite, y voir « le signe de l’effondrement de l’esprit »[286], que Michel Villey fustigeait dans l’utilitarisme, et dénoncer cette sorte « d’instrumentalisation » des valeurs ? À mon avis, il est préférable de s’en réjouir[287], car elle possède une portée incitative et corrective certaine. Elle permet une sorte d’auto-régulation du marché. Cependant, il faut garder à l’esprit qu’une morale intéressée est un simple ersatz, et continuer de souhaiter, dans une vue idéaliste, que tout un chacun, individu comme entreprise, guidé par d’authentiques maîtres de vie aidant leurs disciples à devenir ce qu’ils sont, soient animés par une recherche fondamentale de la justice, de la beauté et de la vérité… Et, après tout, dans la conception la plus ancienne et la plus judicieuse de la morale, son objectif est le bonheur. Comment transposer ces formules à l’entreprise ? En comprenant que pour celle-ci le bonheur consiste en la permanence de son être et dans son développement grâce à son efficacité, le tout avec un prestige incontesté  (une image de marque exemplaire) : la boucle est fermée.

F. – Morale de conviction ou morale de responsabilité ?

Dans les affaires le chef d’entreprise ou le salarié se trouve souvent confronté à des dilemmes, des choix cornéliens entre des options présentant l’une et l’autre des inconvénients et, peut-être, des entorses à sa morale de conviction (qui est un absolu ; par exemple, au nom du respect de l’homme, ne jamais licencier un salarié). Il se trouve face à des conflits de valeurs, entre lesquelles il est sommé de choisir ; ou il est contraint d’adopter le profil bas d’une éthique relative, « de compromis », et à renoncer à son éthique de conviction ou à la suspendre. L’éthique de compromis occupe une importance certaine en morale[288], et en pratique. Dans cet esprit, Hegel opposait dans la Phénoménologie de l’Esprit la « belle âme » au « héros de l’action ». Max Weber[289] revivifia cette pensée par sa distinction frappante et célèbre entre l’éthique du gestionnaire (ou de responsabilité, Verantwortungsethik) et l’éthique du prophète (ou de conviction, Gesinnungsethik), prônant la première, au fond dans la lignée de Machiavel. Il affirmait que « pour atteindre des fins “bonnes”, nous sommes la plupart du temps obligés de compter avec, d’une part des moyens moralement malhonnêtes ou pour le moins dangereux, et d’autre part la possibilité ou encore l’éventualité de conséquences fâcheuses. Aucune éthique au monde ne peut nous dire non plus à quel moment et dans quelle mesure une fin bonne justifie les moyens et les conséquences moralement dangereuses » [290].

Cette vue n’est recevable qu’avec discernement. Sans doute, le mot de compromis est utilisé ici sans connotation péjorative : celui qui s’y adonne ne se livre à aucune véritable compromission compromettante. La morale de compromis n’est point une morale du consensus à tout prix ou du conformisme mou ; elle n’est ni démission ni lâcheté, mais le choix d’un gestionnaire, entre les diverses possibilités, de la moins néfaste, parce que « dans les choses, tout est affaires mêlées, dans les hommes, tout est pièces de rapport. Au moral et au physique, tout est mixte. Rien n’est un, rien n’est pur » selon le sceptique Chamfort. Par exemple, l’écologie (noble et louable cause), entendue à l’extrême et voulue d’application immédiate, aurait des effets économiques et sociaux désastreux : le politique animé par l’éthique de responsabilité décidera (sans renier ses convictions) de renoncer provisoirement à certaines mesures, d’en étaler d’autres dans le temps, etc. Ou bien, tout en soutenant l’agriculture biologique[291], ne pas en faire un absolu, car ses rendements sont faibles, alors qu’elle demanderait que l’on multipliât par 2,5 la surface agricole, dans un contexte où les terres agricoles se raréfient (quant aux biocarburants, certes énergies renouvelables, ils sont désastreux sur l’alimentation du Tiers monde : 232 Kg de maïs sont nécessaires pour produire 50 litres de bioéthanol, quantité qui permettrait à un enfant d’un pays pauvre se vivre pendant un an ; selon la FAO la demande croissante des biocarburants est un facteur aggravant la faim dans le monde[292], en encourageant notamment la hausse du prix des céréales, sans parler de ses effets néfastes sur l’environnement, avec l’augmentation de la déforestation dans certaines régions). De même un chef d’État responsable ne saurait décider de désarmer unilatéralement et ex abrupto son pays, même s’il est le plus pacifiste qui soit. Mais ce relâchement de la rigueur des valeurs, dans un esprit de responsabilité, n’est moralement tolérable que sous certaines conditions. D’une part, que la solution adoptée ne soit pas intrinsèquement mauvaise[293] ; par exemple l’assassinat d’un homme. D’autre part, que l’agent s’emploie immédiatement à tâcher de faire disparaître à sa source, ab ovo, la cause du compromis, le dilemme qui l’a nécessité (qui résulte peut-être d’une mauvaise organisation, d’un manque de préparation, etc.). L’idéal serait évidemment de toujours garder les mains propres ; Péguy ajoutait : mais encore faut-il avoir conservé des mains en fin de parcours. Les jusqu’au-boutistes (ou intégristes) de l’éthique de conviction ne peuvent pas « supporter l’irrationalité éthique du monde » (M. Weber[294]). Ce genre de doctrinaires, de moralistes rigides et sentencieux, refusent de porter le poids de leur conduite et les aléas de leurs choix ; en respectant des principes, ils s’estiment vertueux, et cela leur suffit : advienne que pourra, perreat mundus (que le monde périsse) ! Ils oublient que « L’existence historique est faite de combats douteux, où nulle cause n’est pure, nulle décision sans risque, nulle action sans conséquences imprévisibles » (R. Aron[295]). Henri IV, en promulguant l’Édit de Nantes (fruit d’un compromis) ne fit-il pas preuve de sagesse, et ne restaura-t-il pas la paix religieuse dans le royaume ?

L’éthique du gris

Tout le drame et l’honneur de l’homme est de tenter de concilier les règles et buts de son domaine (y compris, pour une entreprise, l’épanouissement des salariés, le service des clients, l’efficacité et la rentabilité) avec les directives de sa conscience. Or, le « monisme du paradis et de l’enfer » (Jankélévitch), qui serait bien commode, se rencontre rarement : « dans le tragique de l’action » (Ricœur), rien n’est jamais vraiment blanc ou noir ; force est parfois de s’accommoder d’une blafarde « éthique du gris » (id.). Ciel et terre, idéalisme et empirisme, se disputent la place (alors même que la morale reste objective et non subjective, contrairement à ce que le théologien Karl Rahner et ses épigones professent : pour eux, la source de la moralité est le sujet humain dans son Dasein, dans son existence mouvante et évolutive). L’humanité réelle est la peremixtio, selon l’expression de saint Augustin, c’est-à-dire le mélange de tout, notamment du bien et du mal.

De plus, la loi de gradualité, remise en valeur à l’époque contemporaine[296], toute de mansuétude devant la faiblesse des hommes, reconnaît que la morale n’exige pas que chacun parvienne immédiatement à l’absolu proposé, mais seulement qu’il commence de s’y diriger par un patient cheminement, dans un « processus dynamique ». Elle fait droit à la nécessaire maturation de la vie morale. Déjà la Didachè (VI, 2), ouvrage anonyme du Ier siècle, le plus ancien écrit chrétien non biblique, indiquait : si tu n’es pas parfait, « du moins ce que tu peux, fais-le ». Lorsque l’idéal demeure fixé comme objectif réel, même lointain, devant se traduire en actes, la morale est sauve : la loi de gradualité n’est pas la gradualité de la loi, « comme s’il y avait des degrés et des formes de préceptes différents selon les personnes et les situations diverses », devait préciser Jean-Paul II[297]. Le moraliste est réaliste, et animé par la charité. « Vivre d’une vie vraiment morale et par suite continuellement morale en tant que telle – au sens où l’on dit : avoir une vie religieuse – est peut-être à la portée des ascètes et des saints en odeurs de sainteté » (Jankélévich[298]), mais point de l’homme d’affaires moyen. Il ne s’agit pas d’une morale minimaliste, mais d’une morale adaptée à une personne déterminée afin qu’elle puisse franchir progressivement et efficacement les étapes la menant vers la plénitude de la vie morale.

Dans l’incertitude du choix idéal, et alors que le feu de l’action oblige à trancher, force est de recourir à une éthique du compromis, à « une morale imparfaite, qu’on peut suivre par provision pendant qu’on n’en sait point encore de meilleure » (Descartes[299]). Un passage de Paul Ricœur résume bien le dilemme auquel se trouve confronté l’homme d’action : Parfois « s’affrontent d’un côté le respect dû à la norme universelle, et de l’autre le respect dû aux personnes singulières. Il s’agit bien du tragique de l’action, dès lors que la norme reste reconnue comme partie au débat, dans le conflit qui l’oppose à la sollicitude en charge de la misère humaine. La sagesse de jugement consiste à élaborer des compromis fragiles où il s’agit moins de trancher entre le bien et le mal, entre le blanc et le noir, qu’entre le gris et le gris, ou, cas hautement tragique, entre le mal et le pire »[300]. Le mieux (l’idéal) est souvent, en pratique, l’ennemi du bien (la solution qui, sauvegardant l’essentiel, apporte une solution convenable). Les choix, les arbitrages ou compromis, la fixation des priorités sont le lot de toute personne qui agit. Pour Max Weber la politique consisterait « à déjeuner avec le diable », c’est-à-dire à prendre en compte les réalités dans ce qu’elles ont de plus amer…

L’éthique de la crête

L’éthique du compromis connaît une variante que je baptise de la crête. Elle désigne le choix que doit opérer l’agent entre deux valeurs, sinon contradictoires, du moins dont le respect est incompatible in specie. Se laisser attirer par le pôle constitué par l’une d’entre elle revient à sacrifier l’autre. Adopter une via media, un juste milieu, est une solution de facilité s’apparentant à une fuite, ou à la politique de l’autruche. La solution idéale, dans cette situation biaisée, est de maintenir la tension entre les deux bouts, par un exercice concret de la liberté « afin de trouver pour soi-même l’étroite arête sur laquelle on ne peut se tenir que par un effort de volonté permanent »[301].

Le flamboiement des principes et la boue des réalités

Il serait éclairant d’envisager in concreto les « cas de conscience » qui se posent au chef d’entreprise dans la gestion quotidienne. Soumis à toutes sortes de contraintes contradictoires et aux pressions divergentes des salariés, des actionnaires, des clients ou des autorités publiques, il est obligé de choisir entre le flamboiement des principes et la boue des réalités. « Rien ne marque tant le jugement solide d’un homme que de savoir choisir entre les grands inconvénients » (cardinal de Retz). Faut-il, par exemple, perdre un contrat important qui permettrait à l’entreprise d’employer tant de salariés tant de mois, parce qu’il n’est possible de le conclure qu’en versant un pot de vin ? A-t-il le devoir de renoncer à un marché dans un pays parce que les Droits de l’homme n’y sont pas respectés[302] ? Une importante société doit-elle agir en justice pour obtenir le paiement de ses factures d’une petite entreprise, qui est déjà en difficulté et qui risque de connaître un état de cessation des paiements ? Et est-il moral qu’une petite société poursuive en paiement des débiteurs défaillants alors que ses dirigeants connaissent leur situation de détresse ? Est-il acceptable de vendre des armes perfectionnées et onéreuses, dont le coût est disproportionné par rapport au PNB du pays acheteur, mais alors que cela permettrait d’assurer un plan de charge de longue durée pour l’entreprise et d’améliorer la balance des paiements de la France, en sachant en outre que, si l’entreprise en cause renonce, son concurrent de tel autre pays le remplacera ? Mais d’un autre côté, refuser de vendre des armes à certains pays, les plus démunis, sans leur garantir la sécurité et alors que le désarmement n’est pas réalisé (est-il réalisable ?), revient à « les livrer à la merci de tous les appétits de puissance de leurs voisins »[303]. Le respect des règles relatives au temps de repos des employés, par exemple les chauffeurs routiers, s’impose-t-il moralement, alors qu’il risque de conduire à la perte des clients en n’ayant plus des prix compétitifs avec les transporteurs étrangers pouvant œuvrer en France ? Faut-il mentir sur les licenciements envisagés pour maintenir la paix sociale, et donc préserver l’entreprise ? Un organe de presse doit-il occulter telle nouvelle défavorable, risquant de porter atteinte au crédit d’une entreprise[304] ? Les télévisions sont-elles tenues par une sorte de devoir de réserve à propos des violences, pour éviter que la diffusion de leurs images contribue à leur augmentation et à leur propagation en d’autres lieux[305], ou peuvent-elles tout montrer, au nom de la liberté d’information et en avançant que les citoyens doivent prendre leurs responsabilité eux-mêmes ? Un banquier doit-il accorder un prêt à une entreprise pour un projet sérieux mais risqué, dont le succès (aléatoire) la sauvera, mais dont l’échec sera sa ruine définitive ?

Une entreprise peut-elle continuer à vendre des produits obsolètes par rapport à ceux de la concurrence pour écouler ses stocks, ou attendre l’arrivée des nouveaux modèles qui sont prévus (la question est réelle dans le domaine de l’informatique, où l’obsolescence est rapide, à un point qui n’a pas de précédent[306]) ? Ne faut-il pas au minimum, dans ce cas, prévenir le client de la sortie prochaine de nouveaux appareils, avec le risque qu’il ne veuille pas attendre et se dirige vers la concurrence ? Est-il correct de proposer à un client un produit correspondant à ses besoins, de qualité acceptable, mais qui n’est pas le plus avantageux dans ceux que l’entreprise fabrique ou distribue, ou alors que celui d’un concurrent est bien meilleur ou moins onéreux ? Un dirigeant doit-il accepter le « cafardage » par des cadres de pratiques douteuses ou de négligences d’autres cadres (qui ne sont pas leurs « subordonnés », sinon la réponse est aisée) ? Une entreprise est-elle répréhensible de lancer une OPA plus ou moins sauvage contre une autre, alors que celle-ci est sur la pente du déclin ? etc.

Peut-être attendez-vous des réponses à ces questions ; eh bien ! vous attendrez, car je n’en n’ai pas dans l’absolu, chaque situation concrète nécessitant une étude approfondie du cas, ne pouvant être résolue in specie que par l’agent confronté aux dilemmes relatés, pris entre le zist et le zest. De plus, le choix s’imposera rarement de façon nette et définitive, de sorte que deux responsables, honnêtes et à la conscience formée, placées dans les mêmes circonstances n’adopteraient peut-être pas le même parti. Cependant, le décideur sommé de choisir entre deux voies qui lui paraissent mauvaises, et qui n’a pas à statuer dans l’urgence, pourrait sans doute procéder à une « modélisation » informatisée pour l’aider à prendre sa décision de la façon la plus rationnelle possible, en entrant tous les paramètres imaginables (étant entendu que ce procédé ne dictera pas la solution, qui restera du ressort de sa conscience : c’est un simple outil de connaissance).

G. – Morale universelle, morale particulière ou morale de situation ?

La morale fondamentale a d’abord une compétence dans tous domaines. Elle abolit les barrières entre les disciplines et les domaines d’activité : tel est le sens du cri éternel d’Antigone, affirmant que l’ordre politique est soumis à la morale (mais pouvant être étendu aux autres ordres). Plus encore, la morale transcende l’espace, se moque des frontières et des différences culturelles ou raciales ; dans la mesure où elle est ontologique, elle constitue un trésor commun à toute l’humanité, dépassant les données empiriques, même si ses bases peuvent différer d’une culture à l’autre[307]. La morale est universelle, comme Platon l’avait déjà indiqué. L’impératif catégorique de Kant ne dit pas autre chose : « Agis seulement d’après la maxime grâce à laquelle tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle ». La morale comporte des « universaux »[308]. C’est en cela que le relativisme est un risque majeur de nos sociétés. Toutefois, il existe une morale chrétienne ; mais sa spécificité réside dans sa dimension théologale[309], et point dans ses composantes (en cela je ne démords pas de ma position que la morale est universelle). Ainsi la justice, exigence éthique, ne se dissout pas dans l’amour (agapé/caritas), dont la place est suréminente dans le christianisme, ayant été donné comme loi par le Christ.

Que l’éthique soit universelle n’interdit pas la naissance de morales particulières, non pas contradictoires avec la première, mais qui viennent la compléter et l’affiner dans un domaine spécifique, telle la pratique des contrats internationaux ou, plus largement, des affaires[310]Unitas multiplicitatis (unité d’une multiplicité). La doctrine sociale de l’Église représente ainsi une morale spéciale, sociale en l’espèce[311]. En effet, chaque secteur d’activité (et, plus encore, chaque agent) a besoin d’une morale qui le dépasse, le domine, lui fixe une idéal, des normes de référence, en deux mots : une instance critique. Ainsi, dès la fin du siècle dernier, en plein capitalisme sauvage, Durkheim appelait de ses voeux « une morale professionnelle » (« Il importe au plus haut point que la vie économique se règle, se moralise et afin que les troubles, les conflits prennent fin, et que les individus cessent de vivre ainsi au sein d’un vide moral où leur moralité individuelle elle-même s’anémie. Car il est nécessaire que dans cet ordre de fonctions professionnelles, une morale professionnelle se constitue, plus concrète, plus proche des faits que ce qui existe aujourd’hui »[312]). Il fut entendu. L’époque contemporaine a vu apparaître de multiples éthiques particulières, éclatées, dispersées, sectorielles, en quelque sorte corporatistes. Ce phénomène n’est pas malsain, si l’éthique spéciale ne contredit en rien la morale, et si le professionnel intéressé conserve son entière liberté de jugement[313].

Pour autant la morale particulière, même du gris ou des crêtes, relève bien de la morale, telle que je l’ai définie. En revanche, la morale dite de situation ne répond pas aux critères proposés, et n’a donc de la morale que le nom. Selon ses adeptes les plus radicaux elle ne régit que des situations de fait, qui ne peuvent jamais être analysées indépendamment de l’être propre et de l’expérience d’une personne déterminée, chacun vivant une situation donnée différemment des autres. Ce qui constitue la situation donnant lieu à l’application de la morale n’est pas tant un ensemble de circonstances (la situation à laquelle l’agent doit appliquer les principes moraux), que l’agent lui-même, hic et nunc. Et comme il ne vit jamais qu’une seule fois telle situation (car même si les données brutes sont identiques, lui est différent), il est impossible d’établir des règles préexistantes et universelles ; tout au plus certains principes sont-ils tolérés, non comme normes devant s’appliquer mais comme des conseils pouvant éventuellement orienter le choix de l’agent. Les solutions morales ne se dégageront que dans l’action, par la décision qui sera prise. L’homme est alors entièrement livré à lui-même, sans repères ni boussole : il connaît l’angoisse de la décision poussée à son paroxysme. Au fond, dans sa plus extrême version, l’éthique de situation est une morale sans morale, puisque sans normes : elle est une fausse morale. Telle fut la position de Sartre, voyant (faussement) en elle une affirmation de la liberté, ou le plein accomplissement de celle-ci[314].

H. – Morale éternelle ou morale nouvelle ?

Universelle, la morale est intemporelle : liée à la nature de l’homme, elle domine le temps et l’histoire. Ici point de tabula rasa possible ! Elle ne vieillit pas, ne connaît ni modes, ni nouveauté radicale[315] ; elle ne saurait être « située » (selon l’expression curieusement utilisée par d’aucuns pour exprimer qu’elle est temporaire). Le moraliste, sans lassitude, doit chanter à jamais des mélopées anciennes et cependant toujours neuves, exhumer des ariettes d’antan qu’il suffit de transcrire en rythmes renouvelées. Régulièrement, certains auteurs saluent l’apparition de ce qu’ils nomment une nouvelle éthique, comme il y a eu une nouvelle vague au cinéma, un nouveau roman ou une nouvelle cuisine, alors que, tout au plus, il s’agit d’une évolution des mœurs, dont ils traitent dans une étude sociologique. D’autres relèvent et fustigent une « valse des éthiques », alors qu’il ne s’agit que d’un changement de mode dans le management. Cependant, d’une part chaque agent doit porter un jugement de valeur en fonction des données présentes, de l’éphémère, de l’époque où il vit (où conflue aussi la sagesse des générations) ; d’autre part, la formulation de la morale est tributaire de la culture et de la langue du lieu où elle s’incarne à un moment donné ; enfin, la conscience de l’homme peut se développer au fil des ans, et elle peut élaborer de nouvelles conséquences de certaines valeurs, voire en découvrir d’inédites, comme le souci de respecter l’environnement, c’est-à-dire le monde où séjourne l’humanité[316]. Nous ne pouvons pas imaginer jusqu’où la conscience morale pourra se déployer, de même que nous ne savons pas quelles découvertes et inventions s’opéreront. « Le temps est en quelque sorte l’inventeur de la vérité et le bon découvreur » de la pensée humaine (saint Thomas d’Aquin[317]). Mais qu’est-ce que le temps se demandait saint Augustin[318]

En effet, la personne humaine n’est pas figée ne varietur dès la fin de l’adolescence : elle est appelée à croître, grandir, se développer, et avec elle sa conscience. Il est évidemment regrettable que nous commencions à savoir vivre quand la vie s’échappe de nous : mais mieux vaut tard que jamais ! Montaigne écrivait ceci, cum grano salis, « cent écoliers ont pris la vérole avant que d’être arrivés à leur leçon d’Aristote sur la tempérance » qui leur eût permis d’éviter d’attraper ce mal. L’entreprise elle-même peut connaître cette croissance morale, par l’intermédiaire de ses organes et de son personnel. Faisons mentir Ripert, qui écrivait : « ces personnes, dites morales, n’ont pas de vie morale »[319] (en raison de leur fictivité).

§ 2. – L’origine de l’éthique

J’ai retenu l’expression d’origine de l’éthique, qui n’est pas très heureuse en l’espèce, faute de mieux. Je n’entends pas rechercher ici quelles sont les sources religieuses ou philosophiques qui inspirent la morale, lui souffle ses idéaux et ses normes. Je veux seulement marquer que la morale connaît des sortes de degrés, de l’éthique spontanée, à l’éthique imposée, en passant par l’éthique organisée.

A. – L’éthique spontanée

       1°. – L’éthique spontanée des personnes physiques

L’éthique spontanée est celle que l’homo ethicus s’impose à lui-même, en toute conscience, en effectuant l’œuvre de déchiffrement précédemment relaté, le conduisant à agir de telle ou telle façon, par action ou par omission. Sans doute est-ce la seule vraie morale. Pour autant, cela ne signifie pas que le droit ne la prenne pas en considération. D’abord, parce qu’il peut y avoir concordance entre l’obligation morale et l’obligation juridique, comme c’est souvent le cas, même si l’agent ignorait son existence (il croyait n’agir qu’en conscience, alors qu’il le devait en droit). Mais dans d’autres circonstances, sans être une obligation juridique stricto sensu (une obligation s’imposant et dont l’exécution peut être obtenue en justice par le créancier), l’obligation morale est prise en considération par le droit.

L’obligation naturelle

L’obligation naturelle en est une illustration frappante[320]. Car qu’est-elle, dans sa pureté, sinon un devoir subjectif de conscience ? Tant qu’elle n’a pas été exécutée (ou promise, V. infra) elle est naturelle, en ce sens qu’elle ne relève que de la nature, pouvant s’entendre ici comme un sursaut instinctif de la conscience (de sorte qu’elle a un lien fort avec la morale), et point du droit (aucune exécution forcée n’est possible). Mais une fois que cette obligation morale est volontairement accomplie, elle se mue en obligation juridique de par la loi, du moins quant à un effet important : la validité du paiement (V. l’ancien art. 1235, al. 2, du C. civ. posant que « la répétition n’est pas admise à l’égard des obligations naturelles qui ont été volontairement acquittées »[321] ; selon le nouvel art. 1100, al. 2 [réforme de 2016], les obligations « peuvent naître de l’exécution volontaire ou de la promesse d’exécution d’un devoir de conscience envers autrui »). La jurisprudence a apporté sa pierre à la notion, en décidant qu’une simple promesse de payer, à propos d’une obligation naturelle, transformait également celle-ci en une obligation juridiquement exigible[322]. Toutefois, cette analyse est insuffisante, car toute obligation morale n’accède pas pour autant à la qualité d’obligation juridique. Seules bénéficient de ce changement celles qui, non seulement ne sont pas illicites[323], mais encore sont reconnues objectivement (quoique implicitement) par la société[324] (au-delà de l’individu), telles les libéralités entre concubins[325] (qui apparaissent d’ailleurs parfois plus comme une sorte d’indemnité de répudiation sans histoire que comme l’obéissance à un sursaut de la conscience).

Aussi il est plus pertinent de considérer les obligations naturelles comme des obligations juridiques, mais subsidiaires, appartenant au domaine du droit informel, qui émane de l’autorégulation collective. En effet, elles n’obligent pas seulement dans le for interne (de la conscience individuelle, comme la morale), mais aussi dans le for externe (parfois appelé, de façon contestable, la conscience collective[326], qui est plus exactement l’opinio juris, c’est-à-dire l’assise de la coutume). Elles constituent une des deux catégories des obligations d’honneur (l’autre, dit engagement d’honneur, trouvant sa source dans un acte de volonté[327]). Mais à partir du moment où la loi de l’honneur a été précisément honorée, c’est-à-dire que l’obligation d’honneur objective (car fondée sur l’opinio juris) a été volontairement exécutée, elle se modifie : d’obligation naturelle elle devient obligation civile parfaite. Il n’y a pas novation, au sens technique de ce mot, mais bien une simple transformation, comme l’a indiqué l’arrêt de la Cour de cassation du 10 octobre 1995 (préc.). Autrement dit, l’obligation n’a pas changé quant à sa nature (elle était déjà bien une obligation, et pas un simple devoir moral), mais seulement dans ses effets, puisqu’elle devient obligatoire, alors qu’elle ne l’était pas. Elle atteint la plénitude des obligations juridiques. Dès lors, la promesse d’exécuter une obligation naturelle est un engagement unilatéral de volonté parfait[328] (caractérisé par une volonté d’une densité spéciale et par l’existence d’une correspondance à l’intérêt de son auteur, conçu comme une vraie contrepartie, fut-elle simplement morale[329]). Un auteur lui a donné une justification causaliste : « l’existence de l’obligation naturelle est essentiellement la cause de l’acte juridique qui transforme cette règle objective relevant d’un tiers droit en obligation civile. La cause de l’engagement unilatéral réside donc essentiellement dans cette obligation naturelle »[330].

Le concept d’obligation naturelle présente un caractère dynamique, pouvant évoluer avec le temps et les mœurs[331], tout en présentant l’avantage de permettre « de rendre compte d’un besoin de moralisation et de revitalisation des liens sociaux » distendus[332].

La gestion d’affaires

Le quasi-contrat de gestion d’affaires offre un second exemple d’un devoir de pure conscience individuelle que le droit sanctionne. Fondamentalement, un quasi-contrat est un fait juridique, plus précisément un fait (juridique) purement volontaire, selon l’expression légale (C. civ., art. 1300). Quel est le fait qualifiant en l’espèce ? À la base, celui de s’immiscer spontanément et opportunément dans les affaires d’une autre personne, dans une vue désintéressée, pour lui rendre service. Le critère est de restituer un avantage immérité ; d’où son fondement est l’équité, une équité non point contra legem, telle qu’elle est souvent perçue, mais une equitas scripta, voulue par le législateur. Il serait inéquitable que quelqu’un bénéficiât d’un avantage sans cause, qu’il pût le conserver ou ne pas dédommager celui qui en a supporté les frais, alors qu’il est intervenu par altruisme. Toutefois, cette équité est en quelque sorte objective, car elle s’appuie sur des considérations de fait, des déplacements de valeur, des avantages immérités. Le droit s’efforce de rétablir, au moins partiellement, la situation antérieure. Ce fondement, tiré de l’équité, impose au maître de l’affaire, sinon un devoir moral de reconnaissance, du moins une obligation juridique d’indemniser le gérant. La gestion d’affaires présente donc deux aspects intimement associés. D’un point de vue individualiste, l’immixtion sans titre dans les affaires d’autrui suscite une certaine méfiance : une suspicion pèse a priori sur cet individu, sur son zèle qui le conduisit à se mêler de choses hors de sa sphère normale d’action (culpa est immiscere rei ad se non pertinenti, Digeste 50, 17, 36 ; l’immixtion dans les affaires d’autrui est une faute). Mais, en même temps, la gestion d’affaires, regardée sous l’angle de la solidarité sociale, mérite la bienveillance : le gérant intervient généralement dans le pur dessein de rendre service à autrui, souvent par charité, parfois par héroïsme[333]Indépendance juridique des individus et altruisme, ce sont les deux faces de l’institution. Le droit positif n’a omis aucun de ces deux visages de la gestion d’affaires, en adoptant un régime en demi–teinte, pour ne pas encourager les interventions intempestives, sans pour autant décourager les interventions utiles. Ce subtil équilibre explique tant les conditions requises pour l’efficacité de la gestion d’affaires que l’étendue des obligations qui naissent à la charge de ses protagonistes[334].

2°. – L’éthique spontanée des personnes morales

L’éthique spontanée ne se limite pas aux personnes physiques. Elle peut être le fait d’une personne morale, du moins de ses dirigeants fixant la ligne d’action, par des directives plus ou moins floues, plus ou moins impératives. Parfois, elles calquent l’apparence de règles juridiques par l’appellation de charte ou de code de déontologie[335], éventuellement élaborés en concertation avec le personnel. L’entreprise devient alors créatrice de valeurs.

Ces chartes et codes suscitent la suspicion de plusieurs observateurs. Ils craignent qu’ils occultent la conscience individuelle, conduisant à un retour à la morale des interdits et de la casuistique, heureusement bannie au profit de celle du bonheur ; s’il est vrai que les textes en question posent des prescriptions parfois précises, ils ne sauraient supprimer l’appel de la conscience en complément et pour le surplus. D’autre part, les mêmes esprits ne voient dans ces chartes et codes que de la « poudre aux yeux », en constatant que certaines sociétés les utilisent comme de superbes cartes de visite, pour améliorer leur image de marque à l’extérieur, sans qu’ils aient une quelconque application concrète. Mais il s’agit là d’une déviation, qui ne permet pas de condamner ex abrupto ces initiatives. Lorsque l’esprit qui anime ses rédacteurs est autre, leur utilité apparaît certaine, sans doute d’abord comme un moyen de communication et de publicité, mais aussi comme un instrument de gestion performant ; ils permettent de prévenir les risques, notamment juridiques (les procès des clients insatisfaits, des concurrents victimes d’agissements déloyaux, de l’État pour corruption, etc.). Il est nécessaire que les préceptes de ces codes soient précis pour l’exercice de la profession considérée ou dans telle entreprise, et pas simplement de vagues et naïves propositions à l’eau de rose, et évidemment qu’ils ne contreviennent jamais aux textes impératifs. De plus, ils doivent être assortis de sanctions disciplinaires (y compris par l’intégration, éventuellement, de certaines de ses dispositions dans le règlement intérieur), mais aussi de récompenses (« la carotte et le bâton »). Les meilleurs codes éthiques sont ceux qui, présentant ces caractères, auront été élaborés en concertation avec le personnel, au sein d’une commission éthique, puis mis en place avec une large information pour mobiliser tous les salariés autour du respect de leurs règles, dont ils auront compris les finalités. Ils permettent le cas échéant de caractériser plus facilement la faute de celui qui n’en a pas respecté une prescription, tant au sein de l’entreprise qu’à l’extérieur. En effet, lorsqu’un tel écrit a été divulgué, et qu’il est parvenu licitement à la connaissance d’un cocontractant, le juge ou l’arbitre devrait considérer qu’il engage la société rédactrice, s’intégrant à l’ensemble contractuel[336], à l’instar de la jurisprudence relative à certains documents publicitaires (V. infra le principe de cohérence). Tel serait bien pris, qui croyait prendre…

Ce mouvement est excellent et il convient de le renforcer. À cet égard, j’avais émis il y a quelques années la suggestion de créer, dans les entreprises d’une certaine importance, un responsable de l’éthique, chargé d’examiner le respect des valeurs morales, dans et par l’entreprise, de rappeler sans cesse à ses divers membres Vigilate ! (veillez, prenez garde), et d’élaborer une stratégie éthique. En outre, de même qu’il est procédé à un audit social, pourquoi ne pas envisager un audit éthique ? Ces idées parurent fort saugrenues et utopiques. Mais je pariais que l’utopie d’un jour serait vérité concrète ultérieurement. Le mouvement est amorcé : des articles reprennent des propositions voisines, qui sont discutées dans des colloques. Surtout, un pas avait été amorcé dans cette direction par un arrêté du 29 juillet 1998, homologuant le règlement général du Conseil des marchés financiers, établissant les règles de bonne conduites auxquelles doivent se conformer les « services d’investissement »[337] : il leur imposait notamment de désigner un « déontologue », dont le rôle était minutieusement décrit (art. 3-1-3 et ss.). Tout arrive à qui sait attendre !

B. – L’éthique organisée

Par éthique organisée, je songe aux éthiques particulières et corporatistes (ou néo-corporatistes[338]), dont je parlais plus haut, par lesquelles s’instaure une auto-régulation du milieu dont elles émanent. Prenant acte de leur liberté, les acteurs entendent en assumer la responsabilité, en posant eux-mêmes des bornes à leur action et des normes de comportement, en un mot une déontologie, qu’ils s’engagent à respecter[339] (notamment les membres des professions libérales[340], le premier code de déontologie en France ayant été celui des médecins[341]). Elles relèvent généralement de l’infra-juridique, leur méconnaissance ne donnant pas lieu à une action en justice, mais seulement, et encore éventuellement, à des mesures au sein de la profession, comme l’exclusion d’un syndicat : l’auto-régulation se prolonge alors par une auto-discipline collective. Le mot de déontologie fut créé par Bentham ; il la définissait comme « la connaissance de ce qui est juste et convenable »[342].

L’éthique organisée se traduit notamment par l’élaboration de codes de déontologie ou de chartes éthiques[343], reprenant des usages (du moins ceux qui paraissent satisfaisants) et leur ajoutant d’autres normes. Ainsi le Conseil des marchés financiers a énoncé des règles de bonne conduite des OPA. Ces textes sont parfois élaborés par et pour une branche professionnelle déterminée (tels les codes français et européen de déontologie du franchisage[344]). Leur territoire est variable : une « place », une région, un pays, un groupe de pays. Ils peuvent être émis au sein d’une profession ancienne, comme pour une activité nouvelle, suscitée par les progrès techniques.

Contrairement à beaucoup d’esprits, j’apprécie l’effort manifesté par les codes de déontologie (V. supra). L’éthique organisée permet de moraliser des professions et des activités, en complément des normes juridiques impératives, ou en leur l’absence, en attendant une éventuelle intervention du législateur. Dans l’ordre international, elle supplée dans une certaine mesure l’inexistence de conventions obligatoires dans le secteur concerné. Telle est dans les affaires la lex mercatoria internationalis (si l’on accepte son existence[345]), se complétant sous nos yeux, dans le monde de l’internet, par ce que j’ai appelé la lex internautica[346], constituée par les usages que les « bons » internautes (au sens du « bon père de famille »[347]) considèrent comme normaux (la « netiquette »).

Dans d’autres secteurs, les intérêts économiques sont si puissants qu’ils semblent obnubiler totalement la conscience des acteurs (se dispensant d’une morale spontanée), et que nulle auto-régulation n’apparaît, alors même qu’il n’existe aucune norme impérative. Voyez les mouvements erratiques de capitaux, ces flux et reflux soudains, qui s’effectuent instantanément grâce à l’internet. Ils portent sur des montants gigantesques, et disproportionnés par rapport aux échanges d’autres biens : par exemple, en 1995 le montant de devises qui s’échangea quotidiennement dépassa 70 fois le commerce mondial des biens et des services. Ce sont des fruits amers de la mondialisation (dite aussi, par un néologisme venant de l’américain, globalisation), et de l’abandon d’un étalon international. Les opérateurs spéculent au jour le jour, à la recherche du profit maximum, sans se préoccuper le moins du monde des conséquences de leurs actes et de l’intérêt commun : ce sont, à proprement parler, des irresponsables. Ils peuvent, non seulement ruiner le crédit d’une société, mais ébranler l’économie d’un pays, voire d’un ensemble de pays, comme les crises à répétition de ces dernières années l’ont montré. Il n’est point de révélateur plus éclairant de la nécessité impérieuse d’une éthique, dans tous les domaines de la vie sociale, car là où il n’y en a pas, les résultats sont catastrophiques au plan humain, en définitive le seul qui vaille. Il est impératif « d’humaniser » et « de civiliser la mondialisation » (J. Chirac[348]).

C. – L’éthique imposée

La plus authentique morale est spontanée, en ce sens qu’elle est le fruit d’une délibération volontaire de la conscience, dans la plus grande liberté. Mais il serait utopique d’espérer dans la cité terrestre l’application d’une morale parfaite : comment imaginer que les hommes aient continuellement une vie morale (au sens où l’on dit avoir une vie religieuse, se demandait Jankélévitch) ? Aussi le législateur est souvent intervenu pour imposer un socle de comportements moraux de base. Il en va de la sorte lorsqu’il prescrit des normes juridiques, qui sont en même temps des préceptes moraux. Certes, il ne vise pas la morale, mais est animé par un souci de bonne concorde dans la cité, par la recherche de l’intérêt commun et la protection de la personne. Entrent notamment dans cette catégorie une bonne partie du droit de la famille, du droit pénal ou du droit du travail. Et tout le droit de la protection des faibles ou présumés tels, que ce soit des incapables (mineurs ou majeurs), des contractants (notamment par les vices du consentement), des salariés, des consommateurs ou des actionnaires (en tentant d’empêcher les menées de « initiés » qui, ne courant plus de risques, rompent l’égalité des chances et s’enrichissent illicitement). Ce faisant, le droit élabore une morale collective, de masse même, mais s’imposant à chacun, personne physique ou morale. Mais la loi ne prescrit jamais qu’un minimum. La morale de panache est plus exigeante que le strict respect des règles légales : elle conduit à regarder dans autrui un frère, qu’il convient d’aider à se développer, à progresser, à se cultiver, à s’épanouir.

CHAPITRE 2. – LES FINALITÉS

Section I. – La dignité de l’homme

§ 1. – La dignité humaine, socle de l’humanisme

L’homme, considéré en lui-même, est la première et l’ultime référence en morale. Sa différence est éclatante avec le reste de la création[349], par sa liberté, son caractère unique en tant que personne singulière[350] et son absence de déterminisme, comme le fait qu’il soit seul un « roseau pensant », capable de méditation et de réflexion. C’est en cela qu’il est digne, de par sa nature. Un consensus minimum s’accorde sur cette conception. Le respect de la dignité de l’homme est le premier principe moral, l’alpha et l’omega de toute morale et de toute la morale, chrétienne[351] ou païenne, comme le socle de l’humanisme[352]. « La dignité de la personne humaine n’est en définitive ni un droit subjectif ni un droit de l’homme, mais un principe. C’est pourquoi toute personne humaine, même non encore (le fœtus) ou plus (le mort) dotée de la personnalité juridique, peut et doit également en bénéficier »[353].

Cette vue n’est pas récente : elle date de Socrate. Elle rallie l’ensemble des humanistes, quelles que soient leur religion et leurs tendances philosophiques. S’il est un « impératif catégorique » en morale, c’est bien celui du respect de la dignité humaine[354], qui est un principe universel, transcendant les cultures, et intemporel. Kant en a donné une définition célèbre : « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre, toujours en même temps comme une fin, et jamais comme un moyen »[355]. La dignité est ainsi reconnue pour chacun, et de façon identique, même pour le plus abominable des criminels (sa dignité d’homme libre et responsable veut qu’il soit jugé, et condamné à une peine proportionnée au dommage causé à l’ordre social, et qu’il soit traité « humainement » lors de la procédure et pendant son incarcération). Pour autant, la formule kantienne est sans doute trop rationnelle : elle laisse comme un goût de manque, car l’homme n’est tel qu’en tant que personne singulière, appelée à une vocation infinie, transcendantale (ayant la mémoire de Dieu, disait saint Augustin dans Les Confessions[356] ;dès lorsl’homme peut accéder, par un retour sur lui-même, au cœur de son être, là où précisément se trouve Dieu. Maritain, néo-thomiste, ajoutait que l’homme « a une dignité absolue, parce qu’elle est dans une relation directe avec l’absolu »[357]). En tout cas, la dignité de l’homme comprend son aptitude, sa vocation même, à s’accomplir totalement, c’est-à-dire de correspondre à sa nature profonde, qui est d’effectuer librement ce qui est bien pour lui. « La personne est ce qu’il y a de plus parfait, dans toute la nature » (perfectissimum in tota natura, saint Thomas d’Aquin[358]) : elle est une fin en soi.

Toute âme est une mélodie

Que la dignité humaine soit un thème philosophique ancien, notamment chez les Grecs (mais peu chez les Romains), il n’en reste pas moins que le christianisme a largement contribué à sa prise en compte, des Pères de l’Église au concile de Vatican II. Par exemple, la constitution Gaudium et spes « sur l’Église dans le monde de ce temps », du 7 décembre 1965, comprend un important chapitre sur la dignité de la personne humaine, complété par des applications concrètes de celles-ci dans divers domaines, dont celui de la vie économique. La raison de cette particulière insistance a un fondement scripturaire : l’homme est « l’image de Dieu » est-il écrit dans la Genèse (1, 26) ; saint Paul précisa qu’il reproduit « l’image de son fils » (Épitre aux Romains 8, 29). À partir de ces brèves formules, l’Église n’a cessé de méditer et d’approfondir sa réflexion sur la liberté et la dignité de l’homme, en élaborant une anthropologie[359]. Un chrétien insère donc dès ce stade une note de transcendance, puisque pour lui cette dignité est en lien avec Dieu, un Dieu trinitaire (ce qui l’ouvre à la dimension sociale), et que la vie morale consiste dans l’orientation délibérée des actes humains vers Dieu, fin ultime de l’homme[360]. Jean-Paul II revenait incessamment sur la dignité de l’homme, plus fréquemment que ses prédécesseurs. Par l’immense audience dont il bénéficiait, inégalée dans l’histoire, grâce à sa popularité et à ses nombreux voyages, ce Pape avait donné à ce principe comme une nouvelle jeunesse, et l’avait en quelque sorte vulgarisé. À un moment, le quantitatif, jumelé avec l’intensité, débouche sur le qualitatif : la réceptivité du concept.

Par son intelligence l’homme « dépasse l’univers des choses » (Gaudium et spes 1, 15). Il est irréductible à une simple particule de la nature, ou à un élément anonyme de la collectivité humaine ; être singulier, il se caractérise par son altérité : « Toute âme est une mélodie, qu’il s’agit de renouer ; et pour cela, sont la flûte ou la viole de chacun » (Mallarmé[361]). Chaque homme est singulier, un commencement absolu, n’étant pas prédéterminé. Incompatible avec quelque valeur marchande que ce soit, l’être humain vaut en lui-même et que par lui-même. Aussi, la personne ne peut jamais être un bien juridique, une chose, que ce soit dans son ensemble (son unité qui la caractérise), ou en pièces détachées (d’où l’impossibilité naturelle de vendre des organes ou des éléments du corps[362]). L’homme « est et doit être le principe, le sujet et la fin de toutes les institutions » (Gaudium et spes 1, 2), et de toute vie sociale. C’est lui « qui est l’auteur, le centre et le but de toute activité économique » (id., n° 63). Le respect de la dignité de l’homme doit être l’axe central de toute entreprise et, par conséquent, être le pivot de l’ensemble de la vie des affaires. Sa visée est universelle, tous azimuts, envers tous les partenaires de l’entreprise. Il s’en déduit que « L’agir humain est moral quand le choix libre est conforme au bien de l’homme » (Jean-Paul II[363]). Autrement dit, dès qu’un précepte ne respecte pas ce principe fondamental, il est immoral. Le critère est aussi catégorique que simple dans sa formulation. Mais, évidemment, son application dans la vie est moins aisée.

Les Déclarations

La dignité humaine est placée au premier rang par la Déclaration universelle des Droits de l’homme, dont la rédaction fut influencée par Jacques Maritain ; elle fut adoptée à Paris, au Palais de Chaillot, par l’Assemblée générale de l’ONU, le 10 décembre 1948. Après un préambule solennel, son article premier déclare que « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité ». À l’initiative de la France, l’ONU a adopté le 9 décembre 1998 une Déclaration universelle sur le génome humain, élaborée à l’UNESCO, proclamant que « chaque individu a droit au respect de sa dignité et de ses droits, quelles que soient ses caractéristiques génétiques », et traitant notamment de la « dignité du génome humain »[364]. Elle ne comporte malheureusement aucune disposition quant aux recherches sur les embryons humains, alors qu’il s’agit d’un des domaines les plus dangereux des activités des biologistes et des généticiens[365]. Une procédure de « suivi » des principes de la Déclaration a été confiée conjointement au comité international de bioéthique et à un comité de représentants des pays membres de l’UNESCO. En France, le code civil a consacré la dignité de l’homme : « La loi assure la primauté de la personne, interdit tout atteinte à la dignité de celle-ci… » (art. 16, résultant de la loi du 29 juill. 1994). Et le Conseil constitutionnel l’a érigée en « principe à valeur constitutionnelle » (Déc. du 27 juill. 1994[366]) au sein du « bloc de constitutionnalité »[367], en se fondant sur la phrase préliminaire du préambule de la constitution de 1946 (« Au lendemain de la victoire remportée par les peuples libres sur les régimes qui ont tenté d’asservir et de dégrader la personne humaine, le peuple français proclame, à nouveau, que tout être humain […] possède des droits inaliénables et sacrés »). Cependant la dignité n’est pas une norme juridique de caractère prescriptif direct[368] : elle n’est opératoire que par l’intermédiaire des conséquences que l’interprète lui attache ; par exemple, ne pas admettre le spectacle dit « lancer de nains »[369]. Le principe de dignité a beau se trouver au fondement de notre civilisation, être un impératif catégorique, son contenu est flou et les règles concrètes qui en dérivent se découvrent au fil des temps, comme de poursuivre l’objectif d’assurer à chacun un logement décent[370], ou de lutter contre les exclusions (loi n° 98-657 du 29 juill. 1998, dont l’art. 1er fonde expressément cette « lutte » sur « le respect de l’égale dignité de tous les êtres humains »). À cet égard, c’est un « principe matriciel », selon l’expression du professeur Bertrand Mathieu[371], ce qui est beaucoup plus qu’une notion cadre (V. sur celle-ci infra).

§ 2. – La dignité humaine et les Droits de l’homme

La dignité de l’homme est la source des droits qui sont reconnus à l’homme : « elle est le principe matriciel par excellence » (B. Mathieu). Ainsi, elle se trouve au fondement des Droits de l’homme, qui ont légitimement acquis une si grande importance, surtout depuis la fin de la seconde guerre mondiale (au moins dans les discours et dans les textes ; la réalité est autre : le nombre de pays bafouant ostensiblement les Droits de l’homme est considérable ; et la pauvreté, si répandue sur la planète, y compris dans les pays riches, est une violation des Droits de l’homme, sans doute la plus répandue[372], mais à laquelle nous nous sommes habitués). Toutefois, il se trouve des auteurs pour contester les droits de l’homme, dans leur formulation actuelle, comme étant « un produit philosophique, conceptuel, juridique et politique, institutionnel et éthique de l’Occident » (J. Yacoub[373]).

Jean-Paul II insistait tellement sur les Droits de l’homme qu’il semble nécessaire de rappeler ses vues, d’autant qu’elles sont assez personnelles, tout en se situant dans la lignée de la tradition. Il innova d’abord dans le vocabulaire, car l’Église répugnait à la formule « les droits de l’homme », lui préférant celle « des droits fondamentaux » ; celle-là lui paraissait trop liée à une philosophie individualiste née des « Lumières », et trop marquée par les ombres de la Révolution. Dès les débuts de son pontificat le pape utilisa sans réserve l’expression de « Droits de l’homme », dont il expliqua à plusieurs reprises l’origine et le sens chrétiens. Mais surtout, il les plaça au cœur de la pensée sociale de l’Église, en achevant l’évolution commencée par Jean XXIII dans la lettre encyclique Pacem in terris en 1963, et par le concile de Vatican II dans sa « constitution pastorale » Gaudium et spes[374]. Le recentrage qu’il opéra sur la notion de droits de l’homme est très évident à propos de la paix. Alors que Paul VI affirmait en 1967 que « le développement est le nouveau nom de la paix »[375], Jean-Paul II déclara, peu après son élection, dans la lettre encyclique Redempor Hominis du 4 mars 1979, que « la paix se réduit au respect des droits inviolables de l’homme »[376]. Et d’ajouter plus tard, « le développement, c’est le respect des droits de l’homme »[377]. La conférence de Vienne sur les droits de l’homme, de juin 1993, opina dans le même sens (I, § 10). D’autre part, le Pape attira l’attention sur leur interdépendance et leur globalité, car la violation de l’un quelconque d’entre eux met tous les autres en péril[378].

Mais les droits de l’homme n’étaient pas envisagés par lui de façon individualiste et rationaliste, comme dans la Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen du 26 juin 1789 (dont les inspirateurs furent Rousseau, Hobbes et Locke), où ils constituent essentiellement des revendications d’autonomie ; dans la vue de l’Église, ce sont des prérogatives objectives liées à une nature morale de l’homme, de façon universelle (en correspondance, à cet égard au moins, à la Déclaration universelle des droits de l’homme et du citoyen) : la Déclaration « reconnaît les droits qu’elle proclame, elle ne les confère pas ; ceux-ci sont en effet inhérents à la personne humaine et à sa dignité »[379].

Le Souverain Pontife n’est pas le seul à entonner des hymnes aux Droits de l’homme. La tendance est profonde et quasi générale, malgré certaines fortes oppositions, par exemple celle de Michel Villey[380]. Au fond, les Droits de l’homme peuvent apparaîtrent comme une nouvelle forme du droit naturel[381], en rappelant que celui-ci n’est nullement propre à la tradition chrétienne (V. supra). Rien n’est plus révélateur de ce mouvement que le fait que les droits de l’homme aient été érigés au pinacle d’une nouvelle éthique par certains philosophes contemporains. Par là ils réintroduisent une ombre de transcendance. C’est que, paradoxalement, ils recherchent désespérément celle-ci, après avoir rejeté Dieu et avoir érigé « l’homme-Dieu », selon l’expression de Luc Ferry[382]. Il est piquant de constater que cette image de « l’homme-Dieu » se veut en rupture totale avec le christianisme alors, qu’en réalité, elle retrouve un aspect de la plus ancienne tradition orientale, selon laquelle le but de l’homme est son identification à Dieu, la théosis[383] (et les Pères orientaux qualifiaient l’Église de théophore, de porte-Dieu).Du reste, cet auteur relève lui-même le « paradoxe ultime de cet humanisme de l’homme-Dieu puisque c’est du dedans d’une temporalité où il est de part en part immergé qu’il se sent requis par un en-dehors dont il ignore tout, sinon qu’il le requiert »[384] ; cet « en-dehors » est ce que l’auteur nomme dans d’autres passages « une nouvelle transcendance », pour laquelle il convoque « les principaux concepts de la religion chrétienne » qu’il réinterprète[385]. De l’importance des « racines chrétiennes » de l’Occident[386]

En revanche, tout en n’étant pas seul, le pape est plus isolé lorsqu’il insiste sur le complément des Droits de l’homme, c’est-à-dire leurs devoirs, et sur la réciprocité entre droits et devoirs[387]. Ils constituent autant de limitations ou de freins à la liberté, une manière d’agir relevant de la morale[388]. Sans doute, les devoirs de l’homme envers soi-même et inter alia, envers les autres hommes, mais aussi, ce qui est évidemment une spécificité du discours chrétien, les devoirs envers Dieu : ils sont l’envers des droits de Dieu. Cependant sur le premier point, un philosophe politique contemporain a exposé des vues assez proches, dans une vive défense et illustration des devoirs de l’individu, envers lui-même et envers les autres, chacun étant co-responsable de l’ordre civil[389]. Selon lui, la priorité morale appartient aux devoirs civiques sur les droits civiques (op. cit., p. 33) ; il souhaite la naissance d’un nouveau « social-isme » (sic), ni de gauche ni de droite, « qui les transcende et repose sur le principe du devoir » (op. cit., p. 283), « principe souverain parmi tous les principes éthiques » (op. cit., p. 287). Cet auteur est parti du constat que, « dans les systèmes libéraux dénaturés, dominés par les exigences aux droits-sans devoirs, à la satisfaction des besoins et à la réalisation de soi à travers une liberté d’action sans entrave, et donc des conditions de désagrégation et de désordres civils, une politique des droits n’est rien moins qu’une politique de revendications individuelles contre l’ordre civil, une politique des devoirs que l’ordre civil doit à l’individu » (op. cit., p. 15). De plus, comme la société continue de fonctionner malgré la défaillance de certains citoyens, l’absence des devoirs des uns augmente le devoir des autres (op. cit., p. 188), ce qui est une sorte d’injustice.

§ 3. – La dignité humaine et ses conséquences

Les conséquences de la dignité humaine ne se bornent pas aux droits de l’homme, quelques vastes et importants qu’ils soient. « Valeur des valeurs [elle] rend compte de toutes les autres et […] toutes les autres se fondent » sur elle, écrit un théologien qui ajoute : elle est le « principe hiérarchisant et jugeant tout autre principe » (P. Valadier[390]). La Déclaration universelle des droits de l’homme considère que la dignité de l’homme est le fondement des droits économiques, sociaux et culturels de l’homme (art. 22). Quitte à y revenir par la suite, voici un bref survol de quelques unes des conséquences de la dignité de l’homme[391].

Le respect. La question de la publicité

La dignité se traduit dans le secteur social et politique sous l’aspect de l’exigence du respect ; ce qui conduit à combattre toutes les formes d’abaissement de l’homme, par tout l’univers, à dresser des herses contre les puissances du mal qui défigurent la vie, dont la litanie est immense et terrible : la violence, la haine, la corruption, les discriminations, le proxénétisme, l’esclavage, le servage ou la traite[392]etc. (le code pénal français comprend un chapitre intitulé « Des atteintes à la dignité de la personne », art. 225-1 à 225-24). À côté de ces formes gravissimes ils en existent d’autres, d’autant plus pernicieuses qu’elles sont moins violentes, et qu’elles sont presque devenues coutumières. Prenons par exemple la publicité. Lorsqu’elle est déréglée, elle utilise tous les moyens pour vendre le plus possible. La publicité ordonnée au bien de l’homme, du client, cherche évidemment à faire connaître le produit (ou le service) et, ensuite, à informer, à renseigner le consommateur. Assurément, sa finalité est de vendre, mais elle passe, dans une vision humaniste, par le respect de l’autre, du consommateur (y compris de ses croyances religieuses[393]), et plus encore de l’enfant, qui devient de plus en plus la cible privilégiée des annonceurs[394]. Malraux constatait avec humour dans les Voix du silence que « La publicité la plus efficace […] joue sur les réflexes conditionnés et crée, pour ses conserves, le Musée imaginaire des comestibles ». Que les commerçants agissent ainsi n’est pas choquant en soi : le procédé est un des moyens légitimes de la concurrence. Mais le client doit rester libre de son choix ; il convient donc de se garder de l’abrutir, comme de créer en lui de faux besoins ou des convoitises irréfléchies. Toute la publicité axée sur la virilité et l’agressivité à propos des véhicules est fâcheuse (il est vrai qu’elle est en régression). Celle qui est fondée sur l’érotisme et la sexualité est à cet égard perverse et, le plus souvent, avilissante pour la femme (ce m’est toujours un sujet d’étonnement que les mouvements féministes soient si discrets et modérés à son endroit). Dans le même ordre d’idée, la publicité provocatrice de la marque Benetton, par exemple mettant en scène en 1998 des enfants trisomiques, pouvait choquer et a choqué certains. Mais d’autres voix, notamment des mères de tels enfants, se sont élevées en sens contraire, relevant l’avantage pour les sujets en cause d’avoir accès à un métier en tant que mannequin, et le bienfait de sortir du ghetto où les rejettent « les regards des autres » ; une fois encore, la décision morale, in casu, n’est jamais facile à déterminer.

Justice et reconnaissance

Dans le domaine économique, la dignité de l’homme se présente sous les traits de l’exigence de justice. Dans les relations personnelles sous la forme de la reconnaissance : être pris et traité en tant que personne, et personne singulière, unique, alors que l’économie de marché, poussée à son extrême, risque de finir par traiter les hommes comme des outils, et les relations humaines au même titre que des échanges onéreux de marchandises[395]. J’aurai souvent l’occasion de revenir sur cet aspect.

Égalité et solidarité

À envisager maintenant l’exigence éthique de la liberté de chaque sujet, aspect primordial de sa dignité, elle se manifeste dans l’aire sociale et économique par l’appel à l’égalité, mais aussi à la solidarité. Dans les rapports personnels la dignité se distingue comme une invitation à l’amour et à la fraternité, conduisant encore à la solidarité (V. ci-dessous). L’égalité présente deux aspects principaux, l’égalité des droits et des devoirs entre les citoyens, l’égalité (ou la réciprocité) dans les termes de l’échange, permettant à chacun d’obtenir un juste bénéfice. Ce dernier se conçoit principalement en termes économiques (V. infra sur la bonne foi) ; mais, étant donné la nature de l’homme, l’échange doit procurer aussi aux partenaires un bénéfice d’ordre spirituel, c’est-à-dire un « accroissement de la confiance mutuelle, [un] échange d’expériences, de paroles, de sentiments » (E. Fuchs[396]).

La charité, débaptisée et « déconfessionnalisée », a été redécouverte sous l’habit d’emprunt de la solidarité, à travers mille et un visages, dont l’action humanitaire. Elle peut apporter un contrepoids moral, sous forme de l’entraide et du partage, à une compétitivité agressive[397] et mortifère, condamnant toute personne faible (physique ou morale) à quitter la scène. Elle est un remède à l’individualisme ambiant et à la mondialisation (qui détruit les marchés locaux, où régnaient une certaine solidarité). Mais si elle est froide, une simple application réglementaire de mesures sociales (certes bénéfiques), sans la chaleur du regard vers autrui, considérant l’homme en détresse comme une personne admirable, elle manque en partie son but. Le remplacement du mot de charité par celui de solidarité risque d’occulter l’amour, nécessaire dans ce domaine, et qui change le monde[398]. Je l’ai déjà indiqué à un autre propos, les conséquences morales des principes sont toujours à découvrir et à réinventer, en présence des situations objectives et des faits nouveaux. Aussi bien, comme le relevait Bergson, « Comment demander une définition précise de la liberté et de l’égalité, alors que l’avenir doit rester ouvert à tous les progrès, notamment à la création de conditions nouvelles où deviendront possibles des formes de liberté et d’égalité aujourd’hui irréalisables, peut-être inconcevables ? On ne peut que tracer des cadres, ils se rempliront de mieux en mieux si la fraternité y pourvoit »[399]. La solidarité est le corollaire du principe de l’indivisibilité des droits et des devoirs entre les hommes : les droits créent des devoirs. La solidarité (fraternelle) n’est pas un mièvre sentiment : elle est un devoir, une directive d’action ayant un contenu concret, et une catégorie morale[400]. Elle joue tant à l’intérieur des nations qu’entre celles-ci (V. infra).

La chlamyde du cavalier romain

La solidarité fut un des thèmes majeurs du pontificat de Jean-Paul II, sous deux aspects. D’une part, la solidarité envers les personnes dans la détresse (ou « l’amour de préférence pour les pauvres ») ; d’autre part, la solidarité entre les peuples (un élément de solution des questions du développement, que nous retrouverons à la fin de cet ouvrage). L’amour de préférence pour les pauvres (ou « l’option préférentielle », selon l’expression tautologique habituellement employée[401]) n’est pas une nouveauté. Il est de l’essence du christianisme. Il a été vécu, pratiqué et proclamé par le Christ puis, dans son sillage, par les Pères de l’Église et une immense cohorte de saints. Cependant, dans sa formulation actuelle, il est le fruit d’une sorte de redécouverte théologique, en marge du vaste débat des théologies de la libération, très brûlant en Amérique latine dans les années 1980. Conceptualisé par le Concile de Vatican II dans la constitution Lumen gentium (nos 8 et 42), il fut adopté par Paul VI et plus encore par Jean-Paul II. C’est celui-ci qui, par de nombreux discours a popularisé et précisé la notion. Sont pauvres ceux qui souffrent d’infirmités physiques ou psychiques, de la solitude, de l’oppression, de l’exil ; et aussi de la misère, quelle soit matérielle, spirituelle ou intellectuelle (analphabétisme, inculture…). Faible, désemparé, démuni, tel est l’indigent. En dehors même du commandement d’amour donné par le Christ, tant la solidarité que la recherche du bien commun et le sens du service nous imposent d’assister nos frères dans la détresse, quelle qu’elle soit, quelle qu’en soit l’origine. Le Christ a prévenu ses disciples que ce malheureux, cet être esseulé, écrasé, miséreux, c’est lui-même (Matthieu 25, 31-34). Et l’épisode de la vie de saint Martin, si connu encore par l’innombrable iconographie qui le représente, rendit sensible la parole évangélique. Après avoir donné à un pauvre, grelottant de froid à la porte d’Amiens en 354, la moitié de sa grande chlamyde de laine blanche de cavalier romain, saint Martin eut une apparition de Jésus disant aux anges : « Martin […] m’a couvert de ce vêtement »[402]. La vita devait imposer pour des siècles, au moins jusqu’au XIIIe, la prise en considération religieuse du pauvre comme tel. Vers l’an mille les abbayes et prieurés dépendant de Cluny nourrissaient chaque jour, et habillaient, des dizaines de milliers de pauvres en Europe.

Seulement, l’excès de solidarité peut se retourner contre ses apparents bénéficiaires. La charité doit rester bien ordonnée. Excessive, elle conduit à l’assistanat, dégradant humainement et désastreux pour la Nation, non seulement par son coût, mais aussi parce qu’il fait perdre aux citoyens le sens de leur responsabilité, démobilise les travailleurs et les investisseurs, et donc freine la création de richesses. À cet égard, les aides aux emplois ont contribué à faire diminuer le nombre des emplois normaux, comme la mauvaise monnaie chasse la bonne. Et le revenu minimum d’insertion (RMI) fut peut-être une « fausse bonne idée » ; souhaitée depuis longtemps par l’Église catholique, son inspiration était généreuse et louable. Cependant, l’expérience a montré certains des inconvénients que je viens de citer, d’autant que l’insertion qu’il devait susciter est restée lettre morte (ou quasiment[403]). Les statistiques relatives au RMI sont tristement éloquentes : il y avait fin 1998 plus d’un million d’allocataires, dont 50 % d’étrangers, et 350 000 bénéficiaires depuis plus de cinq ans. Il ne s’agit évidemment pas de « laisser tomber » ces personnes, déjà dans la détresse. Mais il serait sans doute plus efficace et plus sage, non seulement de desserrer les contraintes pesant sur les entreprises et le poids des prélèvements de toutes sortes en contrepartie de la création d’emplois, et de vrais emplois (pas du type de certains des « emplois jeunes », consistant à faire déambuler dans les rues, pendant cinq ans, des personnes qui, ensuite, seront incapables de travailler dans des conditions normales, à quelques exceptions près) ; mais surtout de favoriser la naissance de petites et moyennes entreprises, principalement par les jeunes, en simplifiant les formalités et en allégeant les charges. Les grandes entreprises et les banques doivent contribuer à la création des entreprises (par « l’essaimage » pour les premières, par le crédit pour les secondes). Les emplois réels sont sécrétés par l’épargne et le crédit (fondé sur l’épargne) et non par des aides financières de l’État[404]. Nos dirigeants devraient méditer la motivation très pertinente d’une ordonnance de Louis XVI, du 1er juillet 1769, sur la mendicité à Versailles : « Sa Majesté a considéré que pour remplir dans son entier un projet aussi utile à la société que de détruire totalement le vagabondage il fallait en attaquer la principale cause dans sa source qui est la mendicité et pour cet effet pourvoir à la subsistance des pauvres. C’est ce que sa Majesté a déjà fait à l’égard des pauvres de Versailles en leur procurant une occupation utile […et] en leur faisant distribuer à chacun d’eux une somme proportionnelle à leur travail ».

La liberté conduit aussi à appeler chacun, en tant qu’être autonome, à mesurer et à accepter la responsabilité de ses actes, tout en évaluant leur part d’universalité (en tant que membre pensant et agissant de la communauté humaine). La responsabilité subjective (pour faute) des articles 1240 et 1241 (anciens art. 1382 et 1383) du code civil est fondée sur une vision humaniste de la société, issue d’une évolution millénaire, où chaque agent, animé par la raison, jouit de son libre arbitre (de sa conscience), et est maître de son destin. Nullement prédéterminé, il a autant de droits que de devoirs, car il ne vit pas isolément : chacun de ses actes a une dimension d’universalité humaine. C’est en « assumant » sa liberté et sa responsabilité, qu’il se construit, qu’il se forge une personnalité. Tout membre de l’humanité entend agir librement, en conscience, mais accepte de répondre des conséquences de ses actes, pour rétablir l’équilibre qu’ils auraient pu détruire : la vraie responsabilité est toujours de l’ordre de la justice commutative. Liberté et responsabilité sont deux concepts complémentaires et indissociables, de même que conscience et responsabilité. Enlevez-en un que toute notre civilisation vacille. La responsabilité suppose conscience et liberté ; or, l’homme n’est conscient et libre que responsable. La liberté sans la responsabilité tend vers la licence (dans les mœurs), le cynisme, l’anarchie ou le dirigisme bureaucratique (dans la société). Autrement dit, la responsabilité individuelle conditionne la liberté, tout en la protégeant. Il n’est d’homme véritable que responsable, que revendiquant d’être responsable. Un vaste courant de pensée, dépassant largement le monde du droit, redécouvre actuellement le rôle de la responsabilité, dans tous les domaines, en même temps qu’il remet en valeur une certaine éthique[405]. D’autre part, de nombreux moraliste et sociologues parlent volontiers aujourd’hui « d’éthique de responsabilité » ; l’expression et la notion sont erronées lorsque leurs utilisateurs entendent limiter l’éthique à la responsabilité juridique, auquel cas elle n’est qu’un aspect du positivisme juridique[406] ; mais elle ne me choque pas si elle signifie que chaque personne libre doit être juridiquement responsable des conséquences de ses actes, sans préjuger pour autant de sa responsabilité morale, qui est d’une autre nature. Mais, comme l’actuelle vague éthique est probablement suscitée par son recul dans les faits (V. l’introduction), ce renouveau de la responsabilité traduit sans doute aussi son retrait dans la réalité. Car s’il existe une sorte mauvaise de conscience collective, débilitante et fataliste, le sentiment de la responsabilité individuelle s’estompe, chacun ayant tendance à « renvoyer l’ascenseur » sur autrui ou sur la société. Est-ce la cause ou une conséquence de la crise de notre civilisation, je ne sais. En tout cas, c’est un critère assuré de celle-ci.

Section II. – Le bien commun

§ 1. – Le service

Après le respect de la dignité humaine, la seconde priorité de toute morale sociale, est la recherche du bien commun, y compris dans les affaires, dans tous ses aspects, les relations économiques internationales inclues[407]. La morale ne prône pas le dédain de soi-même ; cependant, elle pousse à l’altruisme : penser aux autres, s’en soucier, chercher leur bien, que ce soit les partenaires hors de l’entreprise ou au sein de celle-ci. D’où la défense de purs intérêts catégoriels, par des associations patronales, des syndicats de salariés, voire de consommateurs, peut éventuellement sombrer dans l’immoralisme. L’altruisme est le signe des sociétés fortes, et ce n’est pas un hasard si notre monde, qui passe par une phase de décomposition (dont je veux croire qu’elle n’est que passagère), est miné par l’individualisme : chacun pour soi ; il est la négation des valeurs universelles de la nature de l’homme, et conduit donc au mépris de l’homme comme de sa dignité. L’éthique des affaires vise précisément « à conjurer les excès de l’individualisme […] et tend à définir un compromis entre la morale du sacrifice et l’amoralisme individuel » (B. Oppetit[408]). Au fond, l’altruisme se sublime dans la recherche du bien commun, qui transcende les intérêts des uns et des autres, et refuse la division dialectique de la société humaine.

La vache sage et l’homme fou

Ainsi, le consommateur a toujours intérêt, égoïstement, que les produits qu’il achète et les services qu’il utilise soient le moins cher possible. Mais le coût le plus bas est généralement contraire au bien commun, car il n’a pu être obtenu qu’en sacrifiant des valeurs (ou menace la survie de l’entreprise). Les bas prix résultent peut-être de l’exploitation des travailleurs (dans des pays où la législation sociale est inexistante ou rudimentaire), notamment d’enfants (250 millions de jeunes enfants travaillent dans le monde) ; ou, dans le domaine agricole, par une agriculture intensive, à grands renforts d’engrais et, pour les animaux, d’aliments artificiels, avec les dangers que ces méthodes font courir à l’environnement et à la santé (le triste épisode des vaches dites folles l’a bien montré ; les humains sont injustes envers ces animaux : ce ne sont pas les vaches qui furent folles dans cette histoire, mais bien l’homme) ; et encore les tarifs avantageux dans les transports routiers impliquent la prise de risques par les chauffeurs (ne respectant pas les limitations de vitesse ni les heures de repos), etc.

Le bien commun « adémocratique »

Le bien commun n’est ni la somme des intérêts particuliers, ni la vue exprimée par la majorité (même s’il peut y avoir une coïncidence) ; ici encore, la morale est « adémocratique » : non pas antidémocratique, mais d’un autre ordre. Le bien commun est « la raison d’être morale d’une société humaine » (J.-L. Bruguès[409]) ; il se définit comme « l’ensemble des conditions sociales qui permettent aux hommes, aux familles et aux groupements de s’accomplir plus complètement et plus facilement »[410]. S’il est d’abord celui de l’homme, il est aussi celui d’un groupe plus ou moins vaste : la famille, une association ou une société commerciale, une ville, une région, un pays ; pour une société, il revêt le nom d’intérêt social (mais sans doute s’agit-il plutôt ici de l’intérêt général). Et, en remontant encore, d’un continent défavorisé, en refusant des projets inadaptés et en suscitant l’implantation d’industries « industrialisantes ». Enfin, de l’humanité entière, en veillant à maintenir les grands équilibres écologiques (sans oublier du reste l’écologie de l’homme, qui lui aussi possède une nature qu’il doit respecter et ne pas manipuler, qui est négligée par les mouvements écologistes : si l’écologie conduit à ne pas oublier la nature au profit de l’humain, elle ne doit pas oublier l’humain au profit de la nature[411]). Son but est de permettre aux groupes et à leurs membres d’atteindre leur perfection : en ce sens il est universel ; il ne s’identifie pas au simple intérêt général, qui est relatif. Prioritaire, le bien commun doit prévaloir en cas de conflits entre des intérêts divergents. Mais il n’est pas une fin en soi, pas plus que les droits de l’homme, l’objectif ultime étant toujours l’homme. La responsabilité sociale des entreprises (RSE) vise l’intérêt général, en n’oubliant aucune des parties prenantes[412]. La RSE retentit sur la gouvernance des entreprises. En effet, l’entreprise doit respecter l’autre, quel qu’il soit. Dans cet esprit, les dirigeants des entreprises doivent prendre en compte les intérêts de toutes les parties intéressées (les « parties prenantes » dit-on souvent, ou encore les « porteurs d’intérêt », en anglais les Stakeholders).Certes, les actionnaires (y compris minoritaires) et les salariés, mais aussi l’ensemble des partenaires de l’entreprise, dont les fournisseurs, les créanciers (parmi lesquels le fisc), les sous-traitants, et surtout les clients, voire les concurrents (notamment, en ne pratiquant ni concurrence déloyale ni parasitisme) et, plus largement encore, la collectivité (en respectant l’environnement et en économisant l’énergie[413]) et sa « sphère d’influence »[414] (incluant les administrations, les partis politiques, les syndicats, les ONG…). La RSE vise à réduire les conséquences négatives d’une action (par la prévention des risques, y compris grâce aux « lanceurs d’alerte » quant aux pratiques d’entreprises contrevenant aux règles conventionnelles, légales, déontologiques ou éthiques relatives aux droit des salariés, ou risquant de porter atteinte à leur santé ou à leur sécurité[415]). Elle enjoint aussi aux entreprises d’agir en contribuant au développement durable (optimisation de la plus-value sociétale). Certains en viennent à suggérer, dans cette perspective, le « contrat durable », traduction juridique des objectifs de développement durable, conciliant les aspects économiques, sociaux et environnementaux afin de protéger les droits fondamentaux et l’environnement[416].

La dignité de l’abeille

Je ne résiste pas au plaisir de citer à nouveau un merveilleux passage de saint Jean Chrysostome (saint Jean Bouche d’or, Père oriental du IVe siècle) : « ne comprenez-vous pas que si l’abeille l’emporte en dignité sur les autres, ce n’est pas parce qu’elle travaille, mais parce qu’elle travaille pour les autres ? L’araignée aussi travaille, et prend beaucoup de peine à tapisser les murs de ses toiles […], cependant on la méprise, parce que son œuvre ne nous est en rien profitable. Tels sont ceux qui peinent et se fatiguent pour eux-mêmes ». C’est, à s’y méprendre, une fable du bon La Fontaine ! Veillons, chers lecteurs, à ne pas être des araignées !

Le rêve de Tagore

La morale des affaires ne prône pas l’abdication de ses intérêts : elle « affirme l’adéquation des aspirations individuelles et de la réussite collective, l’harmonie des intérêts particuliers et de la compétitivité » (G. Lipovetsky[417]). Aussi, elle ne néglige pas le profit : l’entreprise a le devoir de dégager des profits (juste rémunération du capital) qui, de plus, sont des révélateurs de l’efficacité de l’entreprise. Mais ils ne sont qu’un simple moyen : ils ne sauraient être le but. De même, du reste de l’efficacité, qui est une qualité, mais suppose une finalité[418]. Alors qu’elle est la finalité de l’entreprise ? C’est le service. Le service envers les salariés, comme celui des salariés envers l’entreprise. D’eux tous envers la clientèle et, plus largement, envers la collectivité, par la richesse créée, les biens offerts sur le marché, les services assurés, les emplois proposés, les recettes fiscales procurées, les progrès réalisés[419]. Le service procuré par l’entreprise peut aussi être regardé comme une forme de solidarité entre les hommes. Comme à propos de la morale, j’attire l’attention sur la beauté et l’aspect positif du verbe servir[420]. Un propos de Tagore[421] illustre parfaitement cela : « Je dormais, et je rêvais que la vie n’était que joie. Je me réveillais, et je constatais que la vie n’était que service. Je servis, et je compris que le service n’était que joie »[422].

La 2 cv.

L’entreprise, étant subordonnée au service, à la recherche du bien commun, doit tendre à satisfaire en priorité les besoins les plus immédiatement en rapport avec la dignité humaine. Si sa spécificité est de créer des richesses, celles-ci doivent correspondre à des besoins réels et légitimes des clients (par priorité par rapport à leurs désirs immédiats). À cet égard, il y eut en France un dévoiement, lourd de conséquences, à la fin de la guerre. Les efforts et les capitaux se portèrent (en partie) sur la fabrication en série de voitures populaires (la 2 chevaux Citroën, la 4 chevaux Renault, la 203 Peugeot), plutôt que se concentrer sur la construction massive de logements. Les gens avaient des voitures mais vivaient dans des taudis sans aucun confort (une des raisons de ce fait tient aussi à la législation protectrice à l’excès des locataires : l’investissement dans la pierre n’était pas rentable). Autrement dit, dans la conception la plus élevée, un entrepreneur doit accorder une priorité (raisonnable) aux besoins les plus urgents et les plus utiles (il doit rechercher le bien commun). Et, la personne étant mise au premier rang, la sauvegarde de la dignité des consommateurs sera un objectif (parfois difficile à maintenir en présence d’une concurrence effrénée). Cette dignité n’est-elle pas bafouée par certains produits (revues, livres, vidéocassettes pornographiques ou de violence) ? De même, ne devraient-elle pas conduire à ne pas lancer sur le marché des articles nocifs pour la santé (cigarettes ?), ou dont l’expérimentation et les essais n’ont pas été poussés assez loin (médicaments, certains produits dits de beauté que j’appelle de vieillissement accéléré, des jouets dangereux, etc.). Peut-être faudrait-il aussi s’interroger, en conscience, sur le gaspillage et la production d’objets absolument inutiles (gadgets ou jouets d’adultes), alors que d’innombrables êtres manquent du strict nécessaire dans notre propre pays. Mais, ce n’est point tant le producteur que le consommateur qui devrait, de ce chef, opérer un choix de vérité, à vrai dire bien difficile.

La visée du bien commun privilégie le long terme sur les intérêts immédiats. Par exemple, le recours massif à la main-d’œuvre étrangère par l’industrie automobile et le secteur du bâtiment, à une certaine époque, a permis de dégager des profits monétaires. Mais, en raisonnant sur la durée, ce choix fut désastreux ; non seulement il permit de négliger d’investir dans de nouvelles techniques, mais encore il eut un coût social très lourd : un certain nombre de difficultés liées à une immigration importante trop rapide, la hausse du chômage et de la délinquance, etc. Songez maintenant à la spéculation immobilière, dans laquelle se lancèrent après 1980 les banques et établissements financiers (directement ou sous la forme de prêts imprudents), dans la plupart des pays développés, qui fut dramatique dans ses conséquences ; elle eût été impossible si la perspective du bien commun (et même du simple bon sens) était restée présente aux esprits des acteurs économiques, qui au contraire ne visaient que des profits énormes et rapides. Les pertes de ce chef comptèrent lourd, dans celles du Crédit Lyonnais (qui dépassent le budget des universités françaises). Pour le seul Japon elles représentèrent plus de cinq cents milliards de dollars !

§ 2. – Le service, justification du libéralisme

Le libéralisme tempéré

Le service est la principale justification du libéralisme ou son contrepoids, mais il implique un contrôle de sa réalité par l’État, régulateur temporel de l’écheveau des intérêts divergents des divers intervenants de la vie économique. L’exaltation du marché ne peut pas tenir lieu d’éthique (ni du reste l’écologie, même si elle découle du respect des autres et du sens du bien commun). Méfions-nous des intégristes en tous domaines, y compris ceux du marché[423]. Certes, l’expérience (douloureuse) montre que le libéralisme est le seul système viable[424] ; encore faut-il qu’il ne soit pas érigé en idéologie ou en dogme, comme chez Hayek (pour lequel la fonction des prix, the signal function of prices, orientant la production, constitue le point central de toute la théorie économique ; et alors qu’il professe que « le premier des devoirs est de poursuivre le plus efficacement possible une fin librement choisie, sans se préoccuper du rôle qu’elle joue dans le tissu compliqué des activités humaines »[425]). De plus, le pouvoir économique ne doit pas avoir la primauté, comme cela est en passe d’advenir avec la mondialisation (que Dieu nous en garde !), et le monétarisme effréné. Celui-ci règne en maître au sein de l’Union européenne, du fait de la Banque centrale de Francfort (après avoir été notamment adopté par les banques centrales allemande et française), obsédée par l’inflation alors que la déflation nous menaçait fin 1998[426]. Or, une inflation modérée est parfois préférable à la stabilité de la monnaie : la fameuse « courbe de Philipps » s’était heureusement rappellée à notre bon souvenir à la mi-1999, c’est-à-dire qu’une légère remontée de l’inflation[427] s’est accompagnée d’un regain d’activité. Il appartient au pouvoir politique d’adopter la solution qui paraît la meilleure à un moment donné. Hélas, l’Union européenne n’a pas suivi cette voie, ayant doté la Banque centrale européenne d’une indépendance totale.

Le libéralisme implique la liberté et la responsabilité individuelle. Mais il est nécessaire de limiter le libéralisme[428], et de contrôler ses effets, que ce soit par l’État ou par quelque organe supranational (par exemple de l’Union européenne). Ces contrôles et contraintes sont indispensables pour maintenir ou rétablir la solidarité au sein de la nation et la cohésion sociale[429] ; mais elles doivent être raisonnables (ce qui n’est assurément pas le cas en France depuis la seconde guerre mondiale[430], malgré un timide essai de déréglementation, la libéralisation des prix [depuis l’ord. du 1er déc. 1986] et les privatisations).

Le temps de l’État-providence paraît révolu, car ruineux pour la nation ; mais la mission de l’État demeure, en réorganisant ses efforts et en les recentrant sur les tâches qu’il est le seul à pouvoir exercer (parallèlement à son désengagement des activités où des opérateurs privés sont plus efficaces[431]). Sans doute n’est-il pas question de procéder à je ne sais quelle planification économique, aussi autoritaire qu’inefficace. Cependant la planification, fortement incitative sans être impérative, créée par de Gaulle après la seconde guerre mondiale, et exaltée par lui sous la Ve République (la fameuse « ardente obligation »[432]), reste d’actualité ; elle devrait être revigorée, sous les espèces d’une prospective et d’une perspective d’ensemble[433], élaborées en concertation avec les forces vives de la nation (ou de l’Union européenne) : le plan « embrasse l’ensemble, fixe les objectifs, établit une hiérarchie des urgences et des importances, introduit parmi les responsables et même dans l’esprit du public le sens de ce qui est global, ordonné et continu » (de Gaulle[434]). Puissions-nous retrouver le génie de cette pratique ! Il faut encore et toujours aimer l’État, quitte à le réinventer sans cesse, car il peut dégénérer et est périssable comme toute institution humaine[435]. Je crains davantage l’absence d’État que le trop d’État (dont souffre la France). Du reste, il est même des libéraux purs-sangs, dans la lignée de Hayek, admettant que le libéralisme suppose l’existence de règles du jeu et de certaines valeurs morales[436], sans lesquelles « l’économie de marché est une pure farce » (selon Vargas Llosa, romancier et homme politique Péruvien). N’oublions pas que le marché (aujourd’hui mondialisé) a montré certains de ses effets pervers, depuis qu’il fonctionne plus librement : la circulation erratique de fonds gigantesques d’un pays à l’autre (sécrétant des crises économiques, en grande partie artificielles), l’écrasement des faibles, l’accentuation considérables des inégalités et de la précarité, provoquant une hausse inquiétante de la violence et une destruction du lien social. Souvenez-vous de l’état de la France au début des années 1980, et comparez-le à celui dans lequel il est maintenant : le contraste est tristement éloquent, et il est ahurissant de constater qu’il est presque toujours passé sous silence[437], ou regardé comme insignifiant, au sens propre du mot.

Les périls de l’ultra-libéralisme

En effet, il est utopique de croire, comme certains[438], que la convergence des intérêts individuels suffirait à assurer mécaniquement la réalisation du bien commun. Faute de maître d’orchestre, ces intérêts individuels tireraient à hue et à dia, et n’hésiteraient pas à sacrifier les individus les plus faibles ou, tout simplement, peu intéressants. Si les « tabous » et les interdits individuels ont été remisés dans les placards, si l’individualisme ambiant se traduit par la recherche effréné de son seul intérêt personnel (ou celui de son entreprise), sans se soucier des autres (par une vue à la petite semaine car, à long terme, l’éthique est « payante » ; V. supra), alors l’État (ou l’Union européenne) doit intervenir pour assurer un certain équilibre, une coordination raisonnable. La « post-modernité » est une expression, qui pour être à la mode, est cependant vide de sens réel ; ou bien elle camoufle une idéologie ultra-libérale, voulant précisément bannir toute intervention de l’État, garant de l’intérêt général. Les États nations peuvent éventuellement abandonner des parcelles de souveraineté au profit d’organes supranationaux (d’une confédération ou d’une fédération), mais ne doivent pas laisser les entreprises leur ravir la première place et dicter leur conduite.

Les rapports mondiaux

Ce qui vaut au sein de notre pays et de l’Union européenne, vaut a fortiori dans les rapports mondiaux. Encore une fois, il suffit de regarder les méfaits du libéralisme dans les mouvements internationaux de capitaux pour se convaincre de la nécessité d’une puissance supérieure de régulation, conduisant à un libéralisme bien tempéré. Le libéralisme de plus en plus accentué des échanges mondiaux, totalement anarchiques (faute précisément de mécanismes de contrôle), engendre des inégalités croissantes entre nations et la suprématie universelle du culte de l’argent ; il a indirectement largement contribué à la désagrégation morale des êtres humains, dans tous les continents. « Une économie de marché ne peut fonctionner correctement que dans un cadre institutionnel et politique qui en assure la stabilité et la régulation » (M. Allais[439]). Le drame actuel résulte du fait que le libéralisme est devenu une idéologie, et a été érigé en dogme. Si la création de l’Union européenne peut être bénéfique pour ses membres, c’est à condition qu’elle soit défendue par des barrières contre les mouvements erratiques de capitaux, de marchandises et de personnes provenant du reste du monde, ce qui n’est plus vraiment le cas. Le général de Gaulle avait voulu une Europe organisée et protégée contre l’extérieur. Il se trouvait en opposition avec les vues du Royaume-Uni, qui souhaitait instaurer simplement une zone de libre-échange. Cette nation serait-elle en passe de prendre sa revanche ? Une bonne partie du chômage, en Europe et particulièrement en France, mais aussi dans d’autres continents, est due à l’application aveugle du libre-échangisme au plan mondial.

Le paroxysme du libéralisme des marchés se nomme la mondialisation (ou, en « franglais », la globalisation). Elle est une réalité (surtout dans le domaine financier), d’une importance croissante. Mais elle est aussi une idéologie, relevant de la pensée unique actuellement dominante, d’un désolant conformisme ; elle compte d’innombrables dévots, voulant l’imposer coûte que coûte, y compris aux gouvernements, et tout expliquer par elle. Que le marché ait des qualités, j’en suis convaincu, l’ai écrit dans les pages précédentes et le redirai plus loin. Mais la raison m’interdit de l’ériger en absolu, et de le considérer comme la voie du salut, une nouvelle Rédemption. Car, à côté de certains bienfaits, la mondialisation ne laisse pas d’avoir des effets désastreux, la constitution de profits gigantesques (et à court terme) au détriment de l’emploi, et l’augmentation des inégalités sociales. La mondialisation « concentre, fusionne, restructure, délocalise, réduit au maximum les lieux de décision, ignore les foyers de contestation, outrepasse les règles de la démocratie, de la concertation, et raille les mots tels que liberté ou justice »[440]. Le défi qui est lancé au monde est d’humaniser la mondialisation, en l’associant à la solidarité (dont je reparlerai plus loin), et en ne la limitant pas au développement économique.

CHAPITRE 3. – LES ORGANES

Section I. – Les autorités indépendantes

§ 1. – Les autorités internationales

Maints organismes internationaux élaborent ou tentent d’élaborer des normes relatives aux affaires. Certains dépendant de l’Organisation des Nations Unies, comme la Commission des Nations Unies pour le Droit commercial international (CNUDCI) ; elle a élaboré, entre autre, la convention de Vienne du 11 avril 1980 sur la vente internationale de marchandises (CVIM), dont plusieurs dispositions sont teintées de morale (V. infra). La Conférence des Nations Unies pour le commerce et le développement (CNUCED), qui a élaboré en 1980 un code de conduite sur les pratiques commerciales restrictives ; elle tente en vain depuis des années de parvenir à un code sur les investissements. De nombreux États ont promulgué des lois sur cet objet, parfois si excessives qu’elles décourageaient les investisseurs étrangers et se retournaient donc contre les pays qu’elles entendaient protéger ; aussi la plupart ont renoué avec le libéralisme (mais là aussi sans doute avec excès).

Tout en étant indépendante de l’ONU, l’Organisation mondiale du commerce (OMC), créée en 1994, a une vocation mondiale comme son nom l’indique (même si tous les pays n’en font pas partie). Ses membres s’engagent notamment à respecter certains principes (la clause de la nation la plus favorisée, le principe du traitement national, la prohibition des restrictions quantitatives, l’abaissement progressif des droits de douane). Ceux-ci comportent des exceptions (notamment en faveur des accords régionaux et envers les pays en voie de développement) ; ils autorisent des mesures de défense commerciale (mesures anti « dumping » et anti-subventions[441]). Il existe au sein de l’OMC un organe de règlement des différents entre États membres (ORD), qui est une structure s’apparentant à une juridiction. L’actuel Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (désigné généralement sous son sigle anglais, GATT) date lui aussi de 1994 ; il porte sur les biens. Mais d’autres accords multilatéraux ont été conclus, notamment sur les services (AGCS[442]) et les droits de propriété intellectuelle (ADPIC) du 15 décembre 1993[443]. Ils prévoient notamment la possibilité, par exception et entorse au principe de la liberté contractuelle, de licences obligatoires pour les brevets de médicaments[444].

Certaines organisations ont un statut moins élevé, mais jouent cependant un rôle important. D’abord, la Chambre de commerce internationale (CCI), organisme privé siégeant à Paris, qui, outre les Incoterms, a publié des codes internationaux de pratiques loyales dans divers domaines (promotion des ventes, publicité[445], etc.), et des règles et usances du crédit documentaire[446]. Ensuite, l’Institut international pour l’unification du droit privé (UNIDROIT), créé à Rome en 1926, à l’initiative du gouvernement italien et du Conseil de la Société des nations (l’ancêtre de l’ONU). Il est à l’origine de l’élaboration de diverses conventions internationales, dont celle de Rome du 24 juin 1995 sur les biens culturels volés ou illicitement exportés. UNIDROIT a rédigé de remarquables « Principes relatifs aux contrats du commerce international » (Rome, 1994 ; nouvelle version en 2010). Ils se situent dans la lignée de la lex mercatoria qu’ils renforcent et subliment[447]. Il en va de même des Principes du droit européen du contrat, élaborés par la Commission pour le droit européen des contrats, dont la version française a été publiée en 1997[448] ; son commentaire les qualifie de « lex mercatoria moderne »[449]. Les Principes d’UNIDROIT comme ceux de la Commission pour le droit européen des contrats sont sans doute une nouvelle manifestation du « droit assourdi » (selon la belle expression que François Rigaux utilise pour traduire la soft law[450], qu’il serait peut-être encore possible d’appeler un soupir de droit). Je reviendrai sur certaines de leurs dispositions.

Pour l’instant, les divers Principes signalés sont de simples propositions, de nature doctrinale, même si elles reprennent des usages ou des principes généraux de la lex mercatoria ou du jus comune des pays européens (comme la bonne foi). Quel est leur champ d’application ? Les parties peuvent convenir d’y soumettre leur contrat, en tant que clauses contractuelles (sous réserves des dispositions impératives de la loi applicable, et en ayant conscience qu’ils ne règlent pas tout) ou que leur contrat sera régi « par les principes généraux ou la lex mercatoria ». De plus, les Principes peuvent servir de guide d’interprétation, non seulement pour les parties, mais aussi pour les arbitres et les juges, en présence d’une contradiction, d’une obscurité ou d’une lacune du contrat.

§ 2. – Les autorités administratives

À côté de l’administration classique, des organes administratifs indépendants ont vu le jour à l’époque contemporaine[451]. Ils contribuent assez largement à la création des normes juridiques et à moraliser la vie des affaires. « Leur rôle est ambigu : un mélange d’autorité morale, consultative, disciplinaire et normative, dont l’économie varie selon les autorités : on ne traite pas de la même manière la bioéthique et les marchés boursiers. Selon une pente fatale aux institutions, elles tendent à élargir progressivement leurs fonctions. Leur existence traduit les complexités et incertitudes de la société contemporaine » (Ph. Malaurie[452]). Ces autorités administratives se sont multipliées, au plan national. Sans doute serait-il désormais souhaitable de les remplacer, au sein de l’Union européenne, par des organes européens.

Le Comité consultatif national d’éthique

Une des plus célèbres autorités administratives est le Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé[453]. Sa création me paraît satisfaisante. L’homme, confronté à des questions neuves et graves, a réagi de façon responsable, en voulant rester maître des recherches qu’il entreprenait, et des possibilités quasi illimitées offertes par les techniques nouvelles. L’État a assumé son rôle de régulateur, en suscitant une réflexion au plan national, devant déboucher sur des règles de conduite, destinées à respecter les fondements de notre civilisation. Toutefois, un tel organisme soulève des réserves de principe quant à son fonctionnement. En effet, dans des domaines qui ne relèvent pas de la pure technique mais de l’éthique, il est clair que le schéma démocratique est inadapté. La vérité ne peut pas résulter d’un vote, qui marque seulement une préférence, mais d’une prise de conscience ou d’une constatation, d’une déclaration de ce qui est (comme en droit un jugement déclaratif, par opposition à un jugement constitutif). « La conscience du bien et du mal est insoluble au suffrage universel. Il n’est pas donné à un scrutin de faire que le faux soit le vrai et que l’injuste soit le juste. On ne met pas la conscience humaine aux voix. […] Le suffrage universel, qui a toute souveraineté sur les questions politiques, n’a pas la juridiction sur les questions morales » (Hugo[454]). Or, il se trouve parfois que certains récusent des données reçues par d’autres comme des vérités. La seule mesure honnête et respectueuse de la liberté de conscience de chacun consiste, en cas de question controversée et pour laquelle aucune solution ne recueille l’unanimité des suffrages, à indiquer dans le corps de l’avis l’opinion motivée des minoritaires[455]. Il est heureux que la pratique soit en ce sens.

Une seconde dérive, à laquelle n’a pas échappé cet organisme, est le rationalisme, qui le conduisit à adopter le concept contradictoire de « personnalité potentielle » ou « en devenir » ; or, la personne est ou n’est pas, et elle ne peut jamais devenir que ce qu’elle est déjà. Seul est « humanisable » ce qui est déjà humain, en soi et par soi. L’embryon est un être humain dès la conception, juridiquement (selon le C. civ., art. 16, in fine, la loi « garantit le respect de l’être humain dès le commencement de sa vie »), et génétiquement (il est distinct de tous les autres). Il est traditionnellement affirmé que, pour autant, il n’est pas encore un sujet de droit, sauf le jeu de l’adage infans conceptus…, mais qui établirait une fiction (il est considéré comme né chaque fois qu’il y a avantage, alors qu’il ne l’est pas, précisément pour bénéficier de la qualité de sujet de droit[456]) ; une autre analyse semble plus pertinente, consistant à admettre que l’embryon acquiert la personnalité juridique ab initio, in ovo, mais limitée à l’acquisition des droits, et sous la condition de ne pas naître mort-né ni non viable[457]. Enfin, la réflexion éthique, et les choix qu’elle dicte, doivent être opérés « bien en amont » des découvertes scientifiques[458]. Une authentique morale ne s’élabore pas au coup par coup, après chaque découverte, elle doit préexister, quitte à être ajustée et affinée, en présence de faits nouveaux ; c’est dire que je n’épouse pas la vue de ceux qui estiment que le comité d’éthique devrait être provisoire[459]. Peut-être conviendrait-il de le modifier, en lui donnant une compétence plus large, mais en le divisant par branches d’activité (du moins celles dans lesquelles des questions éthiques méritent réflexion), un peu à l’image du CNRS.

Les organismes dans le domaine des affaires

Le domaine qui nous intéresse, les affaires, connaît de nombreuses autorités administratives indépendantes. Elles sont autant d’outils de l’économie concertée à la française (c’est-à-dire souvent enserrée par le carcan d’une réglementation étouffante, et d’une administration qui régente tout ; cette dernière est assurément composée d’esprits de qualité, mais qui connaissent mal les entreprises et les réalités économiques), fort loin du libéralisme bien tempéré que me paraît l’idéal. Leur rôle est variable : tantôt médiocre, incitatif, tantôt très important. La possibilité donnée à plusieurs des autorités administrative d’émettre des règles du droit des affaires est critiquée par certains, qui redoutent une « instrumentalisation » du droit au service du marché ; cette crainte me paraît excessive : bien au contraire, il me semble qu’elles veillent à la concordance de l’intérêt général et des intérêts privés.

La Commission des opérations de bourse (COB[460]) a été créée par une ordonnance du 28 septembre 1967, avec un objectif relativement modeste : contrôler l’information des porteurs de valeurs mobilières et veiller au bon fonctionnement des bourses de valeurs, à leur transparence. Cependant, elle s’érigea assez rapidement en autorité de moralisation du marché financier et de protection des épargnants. Plusieurs lois renforcèrent officiellement ses pouvoirs. Son rôle était triple : « veiller à la protection de l’épargne investie dans les instruments financiers et tous autres placement donnant lieu à appel public à l’épargne, à l’information des investisseurs et au bon fonctionnement des marchés d’instruments financiers » (Ord. n° 67-833, 28 sept. 1967, art. 1er, modifié). La COB avait le pouvoir d’édicter des normes générales (Ord., art. 4-1), à caractère réglementaire ou non. La COB a été fusionnée en 2003 avec le Conseil des marchés financiers pour former l’Autorité des marchés financiers.

Le Conseil de la concurrence (Ord. n° 86-1243, 1er déc. 1986, art. 2) qui, outre son rôle consultatif, a un pouvoir d’instruction et de sanction en matière de pratiques anticoncurrentielles. Sa nature juridique est controversée : autorité administrative ou juridiction ? Étant donné l’ampleur et la variété de ses attributions, il semble qu’elle ne soit pas une juridiction : c’est en ce sens qu’a tranché le Conseil constitutionnel[461]. Quoi qu’il en soit, il est indéniable que le Conseil de la concurrence contribue à l’éthique des affaires, tant lorsqu’il donne son avis aux juridictions sur les pratiques anticoncurrentielles dont elles sont saisies, que par les décisions qu’il rend sur ces mêmes pratiques, et à l’occasion desquelles il a incontestablement apporté sa pierre. L’Autorité de la concurrence remplace depuis le 13 janvier 2009 le Conseil de la concurrence (par la loi du 4 août 2008 de modernisation de l’économie). Ses pouvoirs sont étendus pour mieux répondre à son objectif.

Le décret n° 83-642 du 12 juillet 1983 créa le Conseil national de la consommation, ayant pour objet de « permettre la confrontation et la concertation entre les représentants des intérêts collectifs des consommateurs et usagers et les représentants des professionnels, des services publics et des pouvoirs publics, pour tout ce qui a trait aux problèmes de la consommation » (art. 2).

L’Institut national de la consommation, issu d’une loi du 22 décembre 1966 (aujourd’hui C. consom., art. L. 822-1 et s.), est un établissement public à caractère industriel et commercial. Il mérite d’être cité ici en tant qu’une de ses fonctions est de veiller à une bonne information des consommateurs, afin de contrebalancer la publicité émanant des producteurs.

Créé en 1941, mais resté en léthargie, le Comité consultatif pour la répression des abus de droit a été revivifié par une loi du 8 juillet 1987. Son titre fleure la bonne morale, même s’il est trompeur en étant trop général. En réalité, il ne statue qu’en matière fiscale, à propos des abus de droit (simulation, fraude à la loi), à la demande de l’administration ou des particuliers, et ne rend que des avis.

L’article 5 de la loi n° 96-614 du 12 juillet 1990, relative à la lutte contre le blanchiment de l’argent sale, avait prévu que les organismes financiers qu’elle énumère seraient tenus de déclarer les opérations qui portent sur des sommes dont l’origine leur paraît douteux. Le Comité de réglementation bancaire prit un règlement n° 90-07, le 15 février 1991, pour mettre en œuvre cette disposition. Un service antiblanchiment a été créé, TRACFIN, qui dépend du ministère de l’économie ; il rassemble les « déclarations de soupçons » des organismes financiers. Le service peut, dans les douze heures, faire opposition à l’exécution des décisions suspectes, et demander des communications de pièces. Lorsqu’au vu de celles-ci il estime le trafic probable, il peut déférer l’affaire au Parquet.

Enfin, sans que la liste soit exhaustive, loin de là, la commission des clauses abusives a été instituée par la loi du 10 janvier 1978 (aujourd’hui C. consom., art. L. 212-1 et s.). Son rôle est de rechercher les clauses abusives et d’en recommander la suppression, dans des recommandations qui, comme leur nom l’indique, n’ont aucune force obligatoire tant qu’elles n’ont pas donné lieu à un décret. Néanmoins, elles exercent une certaine pression morale par la publicité qui leur est donnée, montrant du doigt des pratiques contestables, et elles peuvent influencer les juges saisis d’une question relative à une clause abusive.

Il serait sans doute opportun de créer une Commission pour l’internet, chargée de faire respecter des règles du jeu, qu’elle établirait, par les divers intervenants de la toile.

§ 3. – Les autorités professionnelles

La France connaît une curieuse survivance du corporatisme, puisque l’État délègue certaines tâches qui lui appartiendraient normalement à des autorités professionnelles. Elles exercent diverses fonctions, dont une qui nous intéresse est de veiller à la moralité des membres de la profession. Pour ce faire, elles disposent généralement d’un pouvoir disciplinaire et d’un pouvoir normatif. Les plus anciennes et les plus nombreuses de ses autorités sont les Ordres, des architectes, des avocats, des médecins, etc. L’actuel code de déontologie médicale, élaborée par les professionnels, a été promulgué par un décret du 6 septembre 1995[462]. Les organismes professionnels des notaires, des huissiers et des avoués sont des chambres[463], qui ont les mêmes fonctions, tandis qu’il existe un Conseil supérieur des experts comptables, une Compagnie nationale[464] et un Conseil national des commissaires aux comptes.

D’autres organismes professionnels sont encore davantage insérés dans le monde économique. Ainsi, des Chambres syndicales patronales. Elles rédigent notamment des codes d’usages et des conditions générales de vente, consignant les pratiques de la profession[465]. C’est aussi le cas du Conseil des marchés financiers. Créé par la loi du 2 juillet 1996, il a fusionné en 2003 avec la COB pour former l’Autorité des marchés financiers. Elle a deux rôles qui touchent l’éthique. En premier lieu, elle émet un règlement général, homologué par arrêté ministériel, précisant notamment les règles de bonne conduite que doivent respecter les intervenants (V. supra), ainsi que les principes généraux d’organisation et de fonctionnement des marchés réglementés. Deuxièmement, elle veille au respect desdites règles de bonne conduite et à la régularité des opérations sur les marchés réglementés.

Le Bureau de vérification de la publicité

Dans le domaine publicitaire, le Bureau de vérification de la publicité (BVP), devenu, depuis le 25 juin 2008, l’ARPP (l’Autorité de régulation professionnelle de la publicité), est un organisme privé d’autorégulation de la publicité en France. Elle a acquis de fait une grande autorité. C’est une association, qui fut créée en 1935, regroupant la plupart des fédérations et syndicats professionnels. L’ARPP exerce d’abord un rôle consultatif préalable : de nombreux intervenants sollicitent l’ARPP, avant de diffuser leur publicité, afin qu’il émette un avis (et généralement le suive). L’ARPP peut aussi intervenir a posteriori, de son propre chef lorsqu’elle constate qu’une publicité est malencontreuse, ou à la demande d’un consommateur. Elle tente d’obtenir de son auteur sa modification ou sa suppression ; l’autorité a même la faculté de publier une recommandation, voire une mise en demeure assortie de l’injonction de cesser la diffusion. Toutefois, le destinataire est libre de ne pas obtempérer ; l’ARPP n’est pas une juridiction. Mais son prestige est tel que la plupart des décisions qu’elle prend sont exécutées. Enfin, l’ARPP publie des recommandations. Soit générales (collationnées dans un « recueil ») relatives à la publicité (par exemple quant aux enfants[466] ou au vocabulaire [pour éliminer les expressions du genre le premier, le meilleur, etc.] ; soit spéciales, pour des secteurs sensibles (les produits de beauté, le franchisage, la publicité par téléphone, par internet[467]etc.). Le rôle de l’ARPP est particulièrement important pour la publicité à la télévision[468], car le CSA lui a délégué en 1992 le pouvoir qui lui avait été confié à cet égard par la loi du 17 janvier 1989. L’ARPP conseille comme d’habitude mais, pour ce média, son contrôle est a priori et systématique. Elle peut exiger une modification d’un message non conforme aux textes et à ses recommandations, voire interdire sa diffusion. Elle veille aussi, vaille que vaille, au respect de la loi du 4 août 1994 relative à l’emploi de la langue française[469].

Enfin, l’Observatoire éthique des entreprises, s’est donné pour objectif d’évaluer leurs performances éthiques, à l’aide de dix groupes de critères très divers[470].

Section II. – L’institution judiciaire

§ 1. – L’institution judiciaire gardienne de la morale des affaires

L’institution judiciaire interfère avec l’éthique des affaires. De la façon la plus directe et la plus évidente lorsqu’une juridiction tient la main à l’application d’une disposition légale impérative d’inspiration morale, ou en concordance avec celle-ci, comme tant d’articles des codes, particulièrement pénal ou du travail. Cependant, le rôle du juge n’est pas purement mécanique car, non seulement il lui faut toujours appliquer la disposition au cas d’espèce et apprécier celui-ci, mais aussi par la façon dont il la comprend, qu’il interprète plus ou moins largement (en matière pénale, il en va différemment, puisque les textes doivent impérativement être interprétés strictement, du moins lorsqu’ils sont défavorables à la personne poursuivie). Et il est certain que, sans mettre en doute leur honnêteté et leur scrupule professionnel, les juges ne sont pas absolument « neutres » : leur vision du monde, de ce qui leur paraît bon et juste, des évolutions souhaitables de la société, interfère forcément avec la stricte application des textes au pied de la lettre (sans parler même de la mise en œuvre des notions cadres qui appellent, par nature, un dévoilement personnel). Ils ont un rôle social et même moral. Le juge est un homme, avec une compétence spéciale, mais aussi une personnalité[471] : il ne peut lui être demandé de la « laisser au vestiaire » ; de leur diversité naît celle des façons de juger, des solutions adoptées dans des espèces comparables, dans la manière de mener les débats (surtout frappante en matière pénale), dans la rédaction même des décisions. En revanche, une bonne justice veut qu’il soit impartial[472] et abandonne toute idéologie lorsqu’il occupe son siège ou se trouve sur son « parquet ». La couleur du juge, bleu, blanc ou rouge, ne doit pas déteindre dans l’exercice de ses fonctions. Sa liberté de parole s’en trouve quelque peu restreinte (le devoir de réserve).

De l’équité

Un élément de souplesse, et au fond de saine morale, résulte des sentiments subreptices d’équité conduisant les juges, dans telle ou telle affaire qui leur est soumise, à une relaxatio legis. Mais l’équité n’est point quelque vague sentiment de pitié ou de cœur, forcement arbitraire mais, comme le notait Aristote, « une certaine raison de justice qui supplée au défaut de la loi écrite […] servant comme de supplément et de dernière perfection aux lois »[473]. Elle s’apparente à la raison, du moins à rebours : toute solution inéquitable est celle qui est perçue par les citoyens comme déraisonnable[474]. Toutefois, la règle demeure, posée fermement par l’article 12, alinéa 1er, du code de procédure civile, que le juge n’a pas en principe le droit de statuer ostensiblement en équité[475] (mais, par exception, la loi l’autorise à s’en inspirer[476]). Il est néanmoins indéniable, en pratique, que la solution concrète de bien des jugements et arrêts est heureusement[477] dictée par l’équité, au moins pour partie, mais sans que leurs rédacteurs en fasse état (l’intime conviction au sens de secrète), pour éviter la cassation. Il en résulte que l’équité sert de soubassement à un certain nombre de jugements et d’arrêts, plus sans doute que les juristes ne l’imaginent, mais qu’il lui est difficile de créer une jurisprudence. Il y a cependant un cas célèbre, celui de l’admission de l’action de in rem verso en présence d’un enrichissement sans cause. Le fameux arrêt fondateur Patureau-Miran contre Boudier, dit des engrais[478] cite expressis verbis l’équité : « Attendu que cette action dérivant du principe d’équité qui défend de s’enrichir au détriment d’autrui et n’ayant été réglementée par aucun texte de nos lois, son exercice n’est soumis à aucune autre condition déterminée ». L’enrichissement sans cause, pièce incontestée du droit positif, a renforcé ses lettres de créance à un point tel que le paiement de l’indu, régi par le code civil, en paraît maintenant comme une application[479]. Néanmoins, toute l’évolution jurisprudentielle, depuis 1892, a consisté à restreindre le champ d’action de l’action nouvelle, en l’enserrant dans un ensemble de conditions strictes, s’accompagnant d’ailleurs de la disparition du mot d’équité. Là où quelques lignes permettaient de la dépeindre, de longs développements sont aujourd’hui nécessaires[480]. Mais l’équité n’est pas seulement mise en œuvre pour atténuer une règle : elle sert aussi, et de la même manière secrète, à combler une lacune du droit[481], une vacatio legis. Au fond, les magistrats sont parfois et devraient être toujours des « docteurs angéliques », selon la formule d’un auteur[482]. La réforme de 2016 a légalisé cette source autonome d’obligation sous l’appellation d’enrichissement injustifié (C. civ., art. 1303 à1303-4).

§ 2. – L’institution judiciaire inspiratrice de la morale des affaires

Mais, plus discrètement, l’institution judiciaire moralise la vie des affaires lorsque, feignant d’interpréter une loi, elle élabore en réalité une règle nouvelle, afin de protéger telle ou telle catégorie sociale, ou de faire régner la loyauté dans les transactions commerciales. « Quand les lois sont obscures, les juges se trouvent naturellement au-dessus d’elles, en les interprétant comme ils veulent ; il y a dans chaque application de la loi une partie imprévue abandonnée à la sagacité du juge » (Rivarol[483] ; « comme ils veulent » est excessif). Si le juge a un tel pouvoir, c’est que le droit est un art, l’art de l’incertain (V. supra) : celui de trouver des solutions aux difficultés concrètes, imprévues par le législateur ou mal réglées par lui, et de résoudre « les oppositions virtuelles ou déclarées entre les intérêts sociaux » (Ph. Jestaz[484]). J’aurai bien des occasions d’y revenir, notamment en envisageant les conséquences déduites par la jurisprudence de la bonne foi dans les négociations contractuelles et dans l’exécution des contrats, ou les conséquences de l’abus de droit dans les rapports de concurrence.

La modération des honoraires

Un exemple remarquable est celui de la jurisprudence reconnaissant aux tribunaux le pouvoir de réduire les honoraires des prestataires de services, en présence d’une faute de leur part (à titre d’indemnité pour le donneur d’ordre), voire de les supprimer en présence d’une faute lourde ou dolosive. Ce droit de contrôle existe même lorsque le prestataire a fidèlement et promptement exécuté ses consignes, dès lors que la somme demandée paraît excessive par rapport aux services rendus[485]. Toutefois, ce contrôle est impossible lorsque le montant des honoraires ne résulte pas d’une décision unilatérale du prestataire, mais d’un accord conclu par lui avec son client, du moins s’il est intervenu après le service rendu[486].Comment justifier ce pouvoir des juges ? Plusieurs idées ont été avancées par la doctrine[487]. La plus judicieuse paraît celle-ci : les tribunaux ont créé, en marge des textes explicites, un nouveau cas de lésion entre majeurs. Mais peut-être s’agit-il plus simplement d’une extension au mandat de la réfaction, bien connue dans le droit de la vente[488].

L’aggravation des dommages et intérêts

En matière de responsabilité, je milite depuis 1972 pour l’instauration d’un pouvoir « aggravateur » ; il autoriserait les juges à condamner l’auteur d’un préjudice à des dommages et intérêts majorés, afin de le punir d’une façon particulière, lorsque sa faute paraît extrêmement grave : ce serait encore une façon d’insuffler de la morale. Les États-Unis et le Canada connaissent un tel mécanisme, sous le nom de dommages et intérêts punitifs. La responsabilité civile ne saurait se contenter de réparer (et de prévenir) les dommages : elle se doit de posséder aussi une fonction punitive. Toutefois, pour ne pas tomber dans les excès qui existent en Amérique du Nord, deux précisions méritent d’être apportées : d’abord, ces dommages et intérêts supplémentaires doivent rester dans des bornes raisonnables quant à leur montant ; ensuite, à mon sens, ils ne devraient pas être versés à la victime (à laquelle ils procureraient un enrichissement sans cause), mais à un des fonds officiels de garantie.

En complément, je suggère d’accorder aux juges le pouvoir calquer l’indemnité qu’ils infligent à l’auteur du dommage sur le profit qu’il a réalisé, ou qu’il escomptait, notamment en matière de contrefaçon, de concurrence déloyale et de parasitisme. Mais ici aussi la fraction de l’indemnité ainsi majorée, qui dépasse le préjudice de la victime, ne devrait pas enrichir celle-ci, mais être affectée à quelque fonds de garantie ou autre organisme collectif.

La modération des dommages et intérêts

Il me semble encore opportun de permettre aux tribunaux de tenir compte du comportement de la victime du dommage. En effet, il incombe à celle-ci de s’efforcer de minimiser le préjudice, non seulement en matière contractuelle (à raison de la bonne foi devant guider tous les actes des parties), mais aussi dans la responsabilité délictuelle, comme un devoir général de comportement (à l’aune du bon père de famille[489]). Et si ce n’est pas le cas, le juge devrait avoir la possibilité de modérer l’indemnité qu’il lui accorde[490].

2e PARTIE. – LES ATOURS DE L’ÉTHIQUE DES AFFAIRES ET DU MANAGEMENT

Les contours de l’éthique des affaires ont permis d’avoir une vue, sans doute assez superficielle, des mots essentiels dans le débat, et de montrer la raison d’être d’une éthique, même dans le monde économique, il est vrai en la recentrant sur sa véritable nature. Mais sa consistance n’a pas pour autant été dévoilée : tel est l’objet des développements consacrés aux atours de l’éthique des affaires. Ils consisteront à constater comment, et dans quelle mesure, le droit des affaires et le management sont saisis par l’éthique. À dire vrai, notre parcours a déjà été semé d’exemples d’imprégnation ou de concordance entre les principes moraux et les règles juridiques ou le management. D’autre part, il ne s’agira, dans les pages qui suivent, que d’esquisser le tableau des rapports entre ces deux domaines, de jeter ici des jalons et de montrer les lignes de force ; car, sinon, il faudrait exposer tout le droit des affaires et tout le management, ce qui ne correspond pas à l’esprit de cet ouvrage, et serait vite fastidieux. Même en limitant le champ d’investigation, le terrain surplombé reste vaste. Pour tenter d’y mettre une certaine ordonnance, j’opposerai deux directions : ad intra, dans le microcosme, c’est-à-dire entre partenaires ; et ad extra, dans le macrocosme, en visant par là les rapports entre tous les intervenants du monde des affaires (non partenaires).

CHAPITRE 4. – AD INTRA, DANS LE MICROCOSME

Il est entendu qu’il s’agit ici de mesurer les points de rencontre entre la morale et le droit des affaires entre partenaires commerciaux (y compris les salariés, d’où l’intégration du management dans le champ de l’étude). Trois aspects, sous formes d’autant de questions, méritent de retenir l’attention et de recevoir une réponse : quels sont les outils juridiques par lesquels la morale est distillée dans le droit ? Quels sont les sujets qui sont compris dans ledit microcosme ? Enfin, quels sont les moments où apparaissent, dans les rapports entre partenaires, les exigences dont il s’agit. Comme toujours, cette division tripartite est arbitraire, les questions s’enchevêtrant nécessairement dans la complexité de la vie : elles ne sont là que comme une mise en ordre, nécessaire pour la clarté, mais artificielle.

Section I. – Les outils juridiques

Le minimum éthique est le respect du droit (à condition qu’il soit juste). Droit et morale s’épaulent mutuellement. L’éthique des affaires sans droit serait désincarnée et désarmée ; le droit des contrats sans morale serait inhumain et le règne de la loi de la jungle. Un phénomène d’osmose se produit, au point qu’il devient difficile de démêler quel est le premier acteur. La morale s’incorpore du droit ; le droit s’enveloppe de morale. Le droit se tient dans l’ombre de l’éthique. L’alliance des deux permet de surmonter leurs contradictions, tout en assurant la paix et la beauté (l’esthétique n’est pas absente du droit[491]). Mais les valeurs et préceptes moraux ne sont pas directement opérationnels en eux-mêmes. Ils nécessitent le truchement soit de lois, soit de recettes ou de principes d’application, des outils conceptuels de nature juridique. De fait, nombreuses sont les lois plus ou moins conformes à la morale, et trouvant même parfois leur inspiration dans un principe moral. Je n’en parlerai pas, me contentant des outils juridiques généraux, qui sont plus intéressants. Nous retrouverons ces outils conceptuels mis en œuvre concrètement dans des développements ultérieurs, me limitant dans cette section à un inventaire sélectif (du reste incomplet).

Les notions-cadres

Ces outils juridiques sont des notions-cadres ou des standards juridiques (selon un mot anglais parfois utilisé en France), exprimés en autant de mots feux follets et d’expressions qui sonnent comme des fanfares. Ils sont mis à la disposition des juges par le législateur pour compléter le droit (lacunes intra legem) et le faire évoluer, ou ils imprègnent un grand nombre de dispositions légales[492]. Ce ne sont pas des instruments de précision. En effet, lecontenu des notions-cadres est volontairement flou, ce qui leur procure une grande souplesse : leur interprétation peut facilement évoluer avec le temps et les circonstances. Le juge a le dernier mot. Ce faisant, il est « la parole vivante »[493] et vivifiante du droit, de même que, dans la plus authentique tradition, le Père abbé a toujours été regardé comme l’expression de la règle en action, puisqu’il l’applique aux besoins contingents, mais dans la fidélité à son esprit. L’imprécision de ces notions est tout à la fois leur avantage et leur danger. Elles doivent être « consommées avec modération », selon la formule de Philippe Malaurie et Laurent Aynès[494], afin d’éviter qu’elles servent d’instrument à la mauvaise foi. La sécurité juridique, le secret des affaires et le respect de la parole donnée, qui sont aussi des règles morales, restent des bases fondamentales de notre droit.

§ 1. – L’objet et la cause

Le code civil du Québec donne d’excellentes définitions de ces deux notions si complexes. « La cause du contrat est la raison qui détermine chacune des parties à le conclure » (art. 1410, al. 1er) ; « L’objet du contrat est l’opération juridique envisagée par les parties au moment de sa conclusion … » (début de l’art. 1412). Tant l’objet que la cause doivent exister et être licites. Longtemps, la question de l’existence de la cause n’avait guère à voir avec la morale. Une évolution sensible se dessine actuellement, consistant à faire donner la cause pour assurer un certain équilibre contractuel, en annulant de ce chef des clauses ou des contrats par trop déséquilibrés, en considérant qu’ils manquent de cause (V. infra).

Mais c’était sous l’angle de la licéité que l’objet et la cause présentaient traditionnellement un important aspect éthique. L’objet et la cause devaient être conformes à la loi et à l’ordre public et aux bonnes mœurs (C. civ., art. 6 et ancien art. 1172 impl., pour les deux ; anciens art. 1131 et 1133, expressis verbis pour la cause). Tout contrat, dans les affaires comme dans les autres domaines, devaient respecter ces impératifs, ce qui permet une certaine « moralisation » des contrats (sans moralisme). Depuis la réforme de 2016, les notions d’objet et de cause ont disparu. Cependant, le « contenu » du contrat doit être licite et certain (nouvel art. 1128, 3° ; nouvel art. 1102, al. 2) ; le nouvel article 1162 précise que « Le contrat ne peut déroger à l’ordre public ni par ses stipulations, ni par son but, que ce dernier ait été connu ou non par toutes les parties ». Le contrôle de la licéité de la cause du contrat a donc été maintenu sous l’angle du « but » et du « contenu » du contrat ; le « contenu » englobe aussi ce que l’on désignait par l’objet. Quant aux bonnes mœurs, elles subsistent sous l’apparence de l’ordre public dont elles sont un aspect (comme je l’ai toujours soutenu ; au demeurant l’art. 6 du code civil, mentionnant les bonnes mœurs, demeure et n’a pas été modifié).

Le but et le contenu contraire aux bonnes moeurs

La loi prohibait les transactions sur les choses hors commerce juridique, qui ne peuvent donc pas faire l’objet de conventions (C. civ., ancien art. 1128), au premier rang desquels est généralement cité l’être humain[495] (qu’il est tout de même surprenant de considérer comme une chose). La disposition de l’article 1128 ne figure plus dans le code depuis la réforme de 2016.  Mais la solution restera la même, au titre de l’illicéité du contenu du contrat. La jurisprudence a eu l’occasion de déclarer illicite des ventes de stupéfiants ou d’un objet de contrebande[496], comme le trafic d’influence pour essayer d’obtenir un contrat (V. infra). Ou encore, si l’objet d’une société, non pas statutaire mais réel, est d’exploiter une maison de tolérance, ou une fumerie de drogues, il est nul pour illicéité, qu’il y ait un texte ou non. A fortiori, toute société ou association[497] doit avoir un but statutaire conforme aux bonnes mœurs. Et un contrat d’assurance ne saurait prendre en charge les conséquences dommageables d’infractions pénales sans distinctions : ainsi, un assuré ne peut pas se couvrir des amendes pénales auxquelles il viendrait à être condamné, ou négocier la prise en charge d’une éventuelle rançon demandée par ses ravisseurs[498].

Sous l’angle de sa licéité, et donc de sa moralité, la cause prise en considération est la cause subjective du contrat, les raisons personnelles qui ont poussé les parties à contracter. Lorsque l’achat (ou la location) d’un immeuble est motivé par le dessein d’y créer un établissement de débauche, la cause est contraire aux bonnes mœurs et l’acte nul (si l’établissement avait déjà cette destination auparavant, l’objet serait nul : le recours à la cause serait alors inutile[499]). Un contrat de travail motivé par la création ou le maintien de relations adultères a une cause illicite.

Les normes de référence

La dynamique contractuelle ne peut pas être abandonnée totalement au libre jeu des volontés individuelles. Les risques seraient trop grands pour la société et pour les individus. Aussi, il est bon que la liberté contractuelle soit limitée par la loi et contenue par des bornes protectrices, tant de l’intérêt commun que celui des personnes. L’objet et la cause sont les procédés techniques de contrôle des contrats par le juge, sorte de directeur officiel de conscience. Mais ils nécessitent, pour leur application, des normes de référence (du moins lorsqu’il s’agit d’apprécier leur licéité) : telles sont l’ordre public et les bonnes mœurs[500], les « sentinelles invisibles » (pour reprendre, en la détournant, une expression d’Edmund Burke[501]).

L’ordre public postule que certaines règles légales jouissent d’une suprématie par rapport à d’autres. Les règles d’ordre public appartiennent à un ordre de valeur supérieur : elles sont placées hors des atteintes de la volonté individuelle. Ce sont donc des limites à la liberté contractuelle. La majorité de la doctrine contemporaine distingue l’ordre public de direction de l’ordre public de protection. Le premier est destiné à transmette aux différents rouages de l’activité les impulsions que décide l’État ; il est le moyen d’un dirigisme économique, et ne nous intéresse pas directement. Il est particulièrement mouvant, dépendant des circonstances économiques, des options politiques ou idéologiques des gouvernements successifs, voire des modes (après la guerre l’interventionnisme dans la lignée de Keynes ; aujourd’hui le libéralisme à la suite de Hayek[502]). L’ordre public de direction n’est plus de saison : une plus grande liberté pour les entreprises présente des avantages, mais le remplacement de l’ordre public économique par la loi du marché (international) est-ce un bien, ou un recul de l’éthique ? Le second a pour objet de protéger un contractant contre l’autre partie, le faible (le consommateur, l’emprunteur, le locataire, etc.) contre le fort ; il traduit un protectionnisme social. Sa manifestation la plus éclatante existe en droit du travail, qui comprend maintes dispositions visant à assurer le respect de la liberté et de la dignité du salarié. C’est une manifestation de l’humanisme du droit contemporain.

Si l’expression de bonnes mœurs est familière, son sens juridique est flou. De prime abord, elle évoque son contraire, c’est-à-dire la mauvaise vie, qui aussitôt fait saillir mille images sulfureuses : le jeu, l’alcool, les drogues, les mauvaises fréquentations et les lieux louches, etc. D’aucuns y voient les impedimenta felicitatis (les ingrédients du bonheur, mais certainement pas le bonheur). Les mœurs sont assurément variables selon les temps (même si la base en demeure assez largement stable) et les lieux. Aussi la Cour de justice des communautés européennes a jugé qu’il « appartient en principe à chaque État membre de déterminer les exigences de la moralité publique sur son territoire, selon sa propre échelle de valeur, et dans la forme qu’il a choisie » (14 déc. 1979, Regina c. Henn et Darby[503], à propos de l’article 36 du traité de Rome [devenu le traité sur le fonctionnement de l’Union européenne], autorisant les exceptions à la libre circulation des marchandises justifiées pour des raisons de « moralité publique »). Si la notion de bonnes mœurs est juridique, puisqu’elle est prise en considération par le Droit, elle est aussi sociologique, tout en étant imprégnée de morale (et, mal entendue, dérive vers le moralisme). Du reste, la loi ne renvoie généralement pas aux mœurs, mais aux bonnes mœurs, ce qui implique un jugement de valeur[504] (cf. C. civ., art 6, anciens 1133 et 1172 ; mais l’art. 900 cite les mœurs tout court).

Dès lors, les juges ne doivent pas jauger les actes ou attitudes en fonction des pratiques effectivement suivies par les citoyens (les mos majorem), par les bons pères de famille de base, pour reprendre le standard du code civil. L’idéal serait qu’ils s’en rapportassent au bien objectif, de droit naturel. Mais, dans une République laïque, n’est-ce pas trop demander ? Au minimum, les tribunaux ont le devoir, pour apprécier la conformité aux bonnes mœurs, de se référer à l’idéal de la population (et encore de sa sanior pars), au modèle que porte la société à un moment donné (l’exigence est plus forte que le renvoi à ce que certains nomment la « conscience collective »[505], expression que je réprouve, et que la comparaison à la simple opinion des citoyens, comme l’a fait l’Office européen des brevets[506]). Or, les hommes sont beaucoup plus idéalistes qu’ils ne le paraissent dans leur comportement, comme l’ont lucidement perçu plusieurs écrivains : « Entre nous, ce sont choses que j’ay toujours veuës de singulier accord : les opinions supercelestes et les mœurs souterraines » (Montaigne[507]). « Il y a, l’un devant l’autre, deux mondes, l’un constitué par les choses que les êtres les meilleurs, les plus sincères, disent, et derrière lui le monde causé par la succession de ce que les mêmes êtres font » (Proust[508]). « Les hommes veulent faire des choses immorales, mais qu’on leur dise des choses morales » (Montherlant). « Je lis les mystiques comme on lit les récits des voyageurs qui reviennent de pays lointains où l’on sait bien que l’on n’ira jamais. On voudrait visiter la Chine, mais quel voyage ! » (Julien Green[509]). C’est ainsi semble-t-il que les juges ont longtemps opéré en conscience, plus ou moins consciemment. Loin de recourir à cette « morale du suffrage universel » que craignait Ripert[510], ou à son succédané des sondages (pour connaître, à peu près, les pratiques des honnêtes gens), ce qui aurait été et serait une démission, la Justice avait su conserver vaille que vaille à cette notion un contenu moral d’une certaine tenue. Cette affirmation peut-elle être maintenue telle quelle au début d’un nouveau millénaire ?

L’unité de l’ordre public et des bonnes mœurs

La distinction des notions d’ordre public et de bonnes mœurs est purement verbale : elles ne sont qu’une des multiples facettes de l’ordre public, qui est notion unitaire mais polymorphe. Les obligations immorales sont des obligations illicites, d’une nature particulière, en ce sens que leur caractère répréhensible tire son origine dans la morale et non dans un texte de loi ; et que, par conséquent, leur appréciation est laissée à la sagesse des juges du fond ; mais, encore une fois, elles font partie intégrante de l’ordre public. Du reste, pourquoi distinguer là où la loi ne distingue pas, diviser là ou elle unit ? Ubi lex non distinguit, nec nos distinguere debemus !Tant les articles 900 et l’ancien article 1172 que les articles 6 et l’ancien article 1133 du code civil mêlent intimement bonnes mœurs et ordre public. Le mot illicite (du latin illicitus, ce qui est interdit) se trouve pour sa part dans l’ancien article 1131, et il apparaît bien, à la simple lecture, qu’il recouvre, en réalité, les deux autres expressions. Les meilleurs dictionnaires, au mot illicite, confirment cette lecture : « qui est défendu par la loi ou par la morale » (Académie française, 9e éd., en cours d’élaboration. Le Nouveau petit Robert de 1993 donne la même définition, mais en intervertissant les mots loi et morale) ; « contraire au Droit (à l’ordre public et aux bonnes mœurs) » (G. Cornu et aliiVocabulaire juridique, op. cit., sens 3). À bon escient la jurisprudence ne distingue pas en général les bonnes mœurs de l’ordre public. Il suffit de lire les décisions sans idée préconçue pour constater que, lorsqu’elle annulait une convention en vertu de l’ancien article 1131, elle prend souvent le soin de parler à la fois de « cause illicite et immorale » ou, sans craindre la redondance, de « cause illicite, immorale et contraire à l’ordre public ».

§ 2. – La bonne foi

À côté de la cause et de l’objet, la bonne foi[511] est un autre instrument privilégié de contrôle, à la plus vaste emprise et plus universel. Elle vient de la fides romaine, caractérisant le respect des engagements pris qui, selon Cicéron, est « le fondement de la justice » ; il ajoutait que la bonne foi (fides) « a été ainsi appelée à cause de l’expression : que soit fait (fiat) ce qui a été dit (dictum) »[512]Fides fut une déesse romaine, en l’honneur de laquelle un temple avait été érigé au Capitole par Numa Pompilius, à côté de celui de Jupiter, dont elle était la divinisation d’un caractère ; en effet, parmi ses nombreuses attributions, Jupiter était le dieu protecteur des contrats, Deus fidius, dieu du serment et de la loyauté. Cela me semble assez logique, dans la mesure où Jupiter était maître de la foudre et de la lumière : or, la bonne foi suppose la pleine clarté (la lumière), et celui qui la bafoue s’expose aux rigueurs de la justice (la foudre). L’Alliance entre Yahvé et Israël exige aussi la loyauté (hesed) des deux partenaires[513], qu’ils soient respectueux des engagements pris l’un envers l’autre, comme les textes le rappellent pour Israël (Osée VI, 6 ; Michée VI, 8), celle de Yahvé allant de soi.

Les contrats doivent être exécutés de bonne foi (C. civ., nouvel art. 1104, ancien art. 1134, al. 3). Cette disposition, longtemps négligée, a été mise en pleine lumière assez récemment, en la prenant au pied de la lettre. Le rôle de la bonne foi s’est donc accru considérablement et continue de se développer : elle domine de haut l’ensemble du droit contractuel. Un auteur s’en est étonné[514], car cette évolution méconnaît l’intention du législateur et l’origine de l’ancien article 1134 : l’objectif de ce texte était simplement de poser le principe que, désormais, tous les contrats seraient de bonne foi au sens du droit romain (dans lesquels le juge peut déterminer le contenu), alors que ce même droit romain connaissait des contrats de droit strict, à propos desquels il n’existait aucun pouvoir d’interprétation. L’analyse est exacte. Mais un texte, une fois promulgué vit de sa vie propre (comme un enfant). Il se détache de son origine historique ; plus le temps s’éloigne de sa promulgation, moins ses fondements historiques ont de valeur. Si un besoin se fait sentir, surtout deux siècles après sa rédaction, il est légitime de lui faire donner toutes ses possibilités, même non voulues par ses rédacteurs, même non conformes à son origine. Le droit est au service de l’homme, et non l’homme au service du droit. C’est un moyen, rien de plus. À suivre la voie tracée par la critique citée, jamais la jurisprudence n’aurait pu « inventer » l’ancien article 1384, alinéa 1er in fine (devenu l’art. 1242), qui a été pourtant fort utile, en attendant la loi du 5 juillet 1985 sur les accidents de la circulation (et il en va de même pour bien d’autres jurisprudences créatrices).

Double conséquences de l’exigence de la bonne foi

Concrètement, l’exigence juridique de bonne foi se dédouble en une obligation de loyauté, et en une obligation complémentaire de coopération (dont nous rencontrerons les conséquences plus loin). C’est dire qu’elle présente un aspect moral incontestable ; sa lettre même en témoigne, qui renvoie à un modèle de comparaison in abstracto, un homme de bonne volonté et diligent, pour nous un bon professionnel des affaires. Il est encore très évident à envisager son envers, la mauvaise foi[515], l’intention malveillante, le dol, l’abus de droit, la fraude. « Otez d’entre les hommes / la simple foi, le meilleur est ôté » (La Fontaine[516]). Toutefois, il s’agit en l’espèce d’une morale édulcorée, car mâtinée par un intérêt (V. supra), et une finalité prosaïque. Le droit marque ainsi son territoire : sans visée spirituelle ou transcendantale, il se contente d’assurer un certain ordre social. Néanmoins, voilà un des plus spectaculaires points de convergence de la morale et du droit, ou d’imprégnation de la première dans le second[517].

La bonne foi est un exemple de la notion cadre, dont l’interprétation peut évolue dans le temps (même si elle change sans doute moins vite que les bonnes mœurs). Mais, à toute époque, elle reste une notion imprégnée de morale ; elle renvoie à la conscience des parties et, en cas de litige, à celle du juge (et certainement pas à une « conscience collective »). C’est à la conscience de tenir le gouvernail et de maintenir le cap. Dans chaque espèce, les tribunaux doivent actualiser et concrétiser in specie ce référent de base (la bonne foi ou son revers, la mauvaise foi), lui donner un contenu objectif et, ainsi, édifier ou renforcer une norme tout en sachant, qu’en tant qu’œuvre humaine, elle est toujours imparfaite, « comme le brouillard du matin, comme la rosée qui tôt se dissipe » (Osée VI, 4).

D’inspiration morale, le principe de bonne foi est cependant bien de droit positif[518], constituant même un principe général. Au sein de cette catégorie, elle présente la figure d’un principe correcteur[519]. La bonne foi plane sur les contractants ; à défaut de disposition spécifique, elle permet de contrôler leur comportement, apparemment régulier à s’en tenir à la lettre du droit écrit ; la forme conforme, pure apparence extérieure, ne saurait occulter la réalité, par exemple la malignité réelle mais secrète de l’un d’entre eux[520]. En revanche, elle ne peut pas remédier aux conséquences d’une nullité absolue[521]. En tant que principe général du droit des contrats, la bonne foi est d’ordre public. Dès lors, il est impossible d’éluder par une clause contractuelle l’exécution de bonne foi d’un contrat. La bonne foi esten principe présumée : c’est à celui qui invoque la mauvaise foi de la prouver (C. civ., art. 2268).

La bonne foi et la lex mercatoria classique

La bonne foi est un outil conceptuel fondamental d’autant plus qu’elle est dotée d’une certaine universalité. C’est « la seule monnaie qui ait cours partout » selon un proverbe chinois (cependant, tous les droits ne comportent pas un principe général de bonne foi dans les contrats : par exemple le droit anglais). Ainsi, elle est prise en considération dans la pratique internationale des affaires, ses usages reconnus (dont certains résultent de codes de conduites ; V. supra) et ses principes généraux[522], la lex mercatoria internationalis. Un auteur a établi que la bonne foi est un principe fondamental de la lex mercatoria, où il est beaucoup plus vigoureux que dans les droits nationaux[523]. Le caractère juridique de la bonne foi, comme exigence de la lex mercatoria, a été consacré à plusieurs reprises par les tribunaux arbitraux[524] et par les juridictions étatiques, dont la Cour de cassation française[525]. La Cour de justice de l’Union européenne a elle-même admis que des obstacles à la libre circulation intra-communautaire pouvaient être nécessaires pour satisfaire aux « exigences impératives, tenant notamment […] à la loyauté des transactions commerciales »[526]. Enfin, la convention de Vienne du 11 avril 1980 sur la vente internationale de marchandises (CVIM) érige la bonne foi en principe général d’interprétation de l’ensemble de ses dispositions (art. 7-2). C’est que, selon une ancienne maxime, « Bona fides est primum mobile ac spiritus vivificans commercii » (la bonne fois est le premier moteur et l’esprit vivifiant du commerce).

La bonne foi et la lex mercatoria sublimée : les Principes d’UNIDROIT et les Principes de la Commission pour le droit européen des contrats

Les Principes d’UNIDROIT 2010 relatifs aux contrats du commerce international, comme ceux du droit européen des contrats, se situent dans la lignée de la lex mercatoria qu’ils renforcent et subliment. Ils indiquent formellement que « les parties sont tenues de se conformer aux exigences de la bonne foi dans le commerce international » (UNIDROIT, art. 1.7, 1 ; formule semblable dans les Principes du droit européen des contrats, art. 1.106, 1). Ils ajoutent que les parties ne peuvent exclure ni limiter la portée de l’exigence de bonne foi (pour les premiers art. 1.7, 2 ; pour les seconds art. 1.106, 2). Le commentaire précise qu’elle est « l’une des idées fondamentales à la base des Principes » (UNIDROITop. et loc. cit.), et il énumère une longue série d’articles en constituant une application directe ou indirecte. Le texte de la Commission pour le droit européen des contrats n’est pas en reste : il pose notamment la bonne foi comme règle de leur interprétation (art. 1.104). Si les Principes sont une nouvelle manifestation du « droit assourdi », selon l’expression du professeur François Rigaux (V. supra), la bonne foi y est assourdissante ! Abondance de biens nuit : le soupçon s’insinue que cette insistance trahit un mépris de la vertu par les intervenants du monde des affaires (V. supra l’introduction générale). Allez savoir !

§ 3. – L’abus de droit

L’abus de droit, d’une application fréquente en matière contractuelle[527], n’est pas une notion unitaire. Une opposition nette existe en fonction de la perspective selon laquelle est regardée le contrat, qui est à la fois un lien (un phénomène interpersonnel), et un bien (un phénomène réel), constituant une opération économique (V. sur tout cela Ph. Stoffel-Munck, op. cit., passim).

L’abus peut d’abord consister en une faute du contractant (le contrat étant regardé comme un lien), manquant à la loyauté exigée par l’article 1104 (ancien art. 1134, alinéa 3, du code civil, l’abus par déloyauté ou par malice). Comment ne pas sentir, ici encore, l’aspect moral de cette notion juridique ? Cet abus crée à la charge de l’agent une dette de responsabilité, d’ordre délictuel ou quasi-délictuel[528]. En effet, ne consistant pas dans l’inexécution d’une obligation contractuelle, principale ou accessoire, elle ne saurait être considérée comme une défaillance contractuelle. Du reste, l’ancien article 1134, alinéa 3, « dans son versant moral, n’est que la reprise in contractu de la règle de civilité posée par l’article 1382 du code civil » (Ph. Stoffel-Munck, op. cit., n° 119), mais incarnée avec une intensité particulière (op. cit., n° 134). La bonne foi est une norme extérieure au contrat, dont l’irrespect conserve bien la nature délictuelle. La faute commise en y manquant n’est donc pas un véritable abus de droit, stricto sensu, car il importe peu qu’elle se soit manifestée« à l’occasion de l’exercice d’un droit ou dans une autre circonstance » (op. cit., n° 177). Elle s’apprécie in abstracto comme d’habitude. Mais le modèle de comparaison est variable ; il se renforce entre professionnels et, a fortiori, entre cocontractants spécialement liés, soit par l’ancienneté de leurs rapports d’affaires, soit par la nature de leur contrat (d’intérêt commun, intuitu personaeetc.).

La seconde forme de l’abus dans le contrat atteint seulement une clause dans sa force obligatoire (Ph. Stoffel-Munck, op. cit., passim). Aucun jugement n’est alors porté sur la conduite du contractant (le contrat étant envisagé ici en tant que bien). Son fondement réside tout bonnement dans l’article 1104, de sorte que tout irrespect de cette norme met en branle le régime de la défaillance contractuelle. Cet abus se dédouble lui-même. Il peut d’abord consister dans celui de la liberté contractuelle par contravention à l’ordre public (notamment les clauses abusives ou les abus de position dominante) ; mais dans d’autres cas l’abus est celui d’une prérogative contractuelle (d’où l’exécution des stipulations contractuelles elles-mêmes peut être abusive[529]). Parfois, les deux aspects sont mêlés.

La rupture abusive d’un contrat

Une des notables utilisations traditionnelles de l’abus de droit se rapporte à la rupture de tout contrat à durée indéterminée (abus d’une prérogative contractuelle), ou au refus de renouvellement d’un contrat à durée déterminée (déloyauté). La jurisprudence est particulièrement abondante pour la résiliation abusive ou le refus abusif de renouvellement d’un contrat de concession commerciale[530]. Il a été jugé que l’abus de résiliation « ne résulte pas exclusivement de la volonté de nuire de celui qui a résilié » (Cass. com., 3 juin 1997[531]) : il peut naître de la brutalité de la mesure, de la façon déloyale dont elle a été mise en œuvre[532], par exemple en avançant des motifs erronés, etc. La cessation de simples relations commerciales anciennes peut être abusive, en l’absence même d’un contrat[533]. Le code de commerce prohibe expressément, depuis la loi du 1er juillet 1996, la rupture brutale, même partielle, d’une relation commerciale établie, « sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée, en référence aux usages du commerce, par des accords interprofessionnels » (C. com., art. L. 442-6, 5e)[534].

Un auteur a suggéré que le juge puisse neutraliser effectivement les effets du comportement abusif d’un contractant lors de la rupture d’un contrat, ce que ne permet pas la simple allocation de dommages et intérêts[535]. Comment ? Il conviendrait que le juge imposât le maintien du lien contractuel, abusivement résilié. En présence du non renouvellement abusif d’un contrat à durée déterminée, le juge reconduirait le contrat aux conditions antérieures, y compris de durée. S’il s’agit de la rupture abusive d’un contrat à durée indéterminée, il prolongerait (ou ferait revivre) le contrat pour une période indéterminée. Enfin, lorsque l’abus réside dans la brusquerie de la résiliation, la solution consisterait à ce que le juge des référés prolongeât (artificiellement) la vie contractuelle du laps de temps correspondant au délai normal de préavis qui n’avait pas été respecté.

L’abus dans les garanties

Les garanties autonomes (ou indépendantes) et les garanties à première demande donnent lieu à des abus (d’une prérogative contractuelle). L’abus n’est constitué que lorsque l’appel en garantie par le bénéficiaire est « manifestement abusif »[536]. Le caractère abusif de l’appel à garantie de premier rang ne rend pas nécessairement abusif l’appel à la contre-garantie[537]. Il en va différemment lorsque la banque a honoré la garantie de « façon injustifiée » (Cass. com., 2 déc. 1997[538]) et, a fortiori, en cas de collusion frauduleuse entre la banque, garante de premier rang appelant la garantie, et le bénéficiaire[539].

L’abus dans la détermination du prix dans les contrats-cadre

Il est encore très significatif que, pour résoudre l’épineuse difficulté de la détermination ou de l’indétermination du prix dans les contrats-cadre de distribution, la notion d’abus de droit ait été utilisée. En effet, après une série ahurissante de revirements, l’Assemblée plénière de la Cour de cassation opéra un nouveau revirement par trois arrêts du 1er décembre 1995[540]. Ils décidèrent notamment que les contrats-cadre obligent les fournisseurs à fixer le prix de bonne foi (implicitement) : une fois de plus, la jurisprudence a recouru à la bonne foi et à la loyauté contractuelle dans son œuvre de moralisation des rapports contractuels ; que la liberté de fixation (unilatérale) du prix ne doit pas dégénérer en abus. Cette jurisprudence, appliquée depuis par toutes les chambres de la Cour de cassation, approuvée par la doctrine à quelques rares exceptions près dont moi-même[541], mit un terme à l’insécurité juridique créée par l’incroyable série de revirements ou d’infléchissements en la matière. Le transfert de la police des prix (par le biais de l’art. 1129) à celui de la police de l’abus s’étend logiquement à tous les contrats où la jurisprudence antérieure avait été appliquée.

Mais le débat a rejailli sur la notion d’abus : quel peut-être l’abus en la matière ? Il est deux manières de l’entendre ; la première est objective : soit le prix s’écarte sensiblement du prix du marché, soit il procure un profit illégitime à son bénéficiaire, rompant l’équilibre contractuel, bafouant ainsi la justice commutative. La seconde est subjective : le prix abusif est celui qui a été fixé avec une faute volontaire (pas seulement l’intention malveillante, comme de priver le partenaire de la possibilité d’avoir une marge suffisante), voire simplement en se fondant seulement sur ses propres intérêts, sans prendre en compte ceux du cocontractant, par un détournement de pouvoir. Sans doute serait-il insuffisant, et contraire à l’esprit de liberté ayant inspiré l’Assemblée plénière, de s’en tenir à la première forme de l’abus objectif (l’écart par rapport au prix du marché) : cela priverait de toute portée le revirement, puisque n’importe quelle clause laissant la fixation du prix à l’une des parties signifierait qu’elle serait obligée de retenir le prix du marché. Il reste alors le second abus objectif (le profit illégitime) et les deux abus subjectifs, la faute et le détournement de pouvoir, suffisamment larges et vagues pour laisser un grande latitude aux magistrats chargés de la police des clauses de prix.

La réforme du droit des contrats (Ord. n° 2016-131 du 10 févr. 2016)a consacré plusieurs articles aux prix. Selon l’article 1163, alinéa 2, du code civil, l’obligation (donc le prix) doit être déterminée ou déterminable dans tous les contrats. Toutefois, 1) dans les contrats cadre le prix peut être fixé unilatéralement par l’une des parties, « à charge pour elle d’en justifier le montant en cas de contestation » (C. civ., nouv. art. 1164, al. 1er). 2) « Dans les contrats de prestation de service, à défaut d’accord des parties avant leur exécution, le prix peut être fixé par le créancier, à charge pour celui-ci d’en motiver le montant en cas de contestation » (C. civ., nouv. art. 1165), dans les deux cas sous réserve d’abus dans cette fixation.

§ 4. – L’apparence

Voici une autre théorie prétorienne, l’apparence, qui a largement conquis ses lettres de noblesse. Elle « suffit à produire des effets à l’égard des tiers qui, par suite d’une erreur légitime, ont ignoré la réalité » (G. Cornu et alii[542]). Le fait (l’apparence) crée le droit, sans doute dans un souci de sécurité (de « sécurité dynamique », opposée a la sécurité statique, selon les célèbres formules de Demogue[543]) et de rapidité (en dispensant, dans certains cas, les contractants de vérifier les tenants et aboutissants de la situation : « foi est due à l’apparence »). Autant dire qu’il s’agit d’une mesure protectrice des tiers, dictée par un souci de justice et qui, une fois encore, est liée à la bonne foi. Comme l’apparence est prise en compte en faveur des tiers, elle ne peut pas leur être imposée : ils choisiront selon leur intérêt la réalité ou la chimère. Et comme elle est d’origine jurisprudentielle, elle est subsidiaire (au même titre que l’action de in rem verso), tout en étant générale. La célérité naturelle de la vie des affaires explique que cette théorie trouve davantage à s’appliquer en droit commercial[544] qu’en droit civil, même si celui-ci ne l’ignore pas (du reste elle y est née). Elle existe aussi en droit international privé[545]. Le législateur ne la méconnaît plus ; il en a donné une application implicite à propos de la responsabilité du fait des produits défectueux (L. 19 mai 1998), en assimilant au producteur (responsable des dommages causés par un produit dangereux qu’il a mis en circulation), toute personne « qui se présente comme producteur en apposant sur le produit son nom, sa marque ou un autre signe distinctif » (C. civ., art. 1245, ancien art. 1386-6, 1°), c’est-à-dire qui en a l’apparence.

Le fondement le plus général de l’apparence résulte de l’adage error communis facit jus (l’erreur commune est créatrice de droit) ; il induit une condition assez rigoureuse (l’erreur commune), de sorte que la jurisprudence lui a substitué dans certains cas (surtout, mais non exclusivement le mandat apparent), la croyance légitime (V. infra).

A. – La simulation

Les applications de la théorie de l’apparence sont diverses[546]. Une des premières, qui reste relativement importante, fut la validation les actes d’administration ou d’aliénation accomplis par un propriétaire apparent[547]. La simulation semble en être une autre. La simulation n’est pas illicite en elle-même. Les tiers peuvent invoquer l’acte ostensible, de sorte que le prête-nom est alors personnellement engagé vis-à-vis d’eux, et cela même s’ils avaient eu connaissance de la réalité. Il n’en irait autrement que s’ils avaient activement participé à la simulation[548]. Vice versa : les tiers contractants sont engagés envers le prête-nom[549]. Mais les tiers peuvent aussi se prévaloir de l’acte occulte. En effet, il a été admis, par une des plus remarquables applications de l’interprétation a contrario que si les contre-lettres « n’ont point d’effet contre les tiers » (C. civ., ancien art. 1321), elles peuvent jouer pour eux, en leur faveur, lorsqu’ils y ont intérêt, et évidemment dans la mesure où ils les connaissent. Le nouvel art. 1201 indique plus directement que la contre-lettre « n’est pas opposable aux tiers, qui peuvent néanmoins s’en prévaloir ». Ils agissent alors en déclaration de simulation, selon l’expression consacrée (c’est-à-dire qu’ils prétendent faire reconnaître comme simulé l’acte qui leur est opposé, cela afin de se prévaloir de l’acte occulte). Point n’est besoin que les parties à l’acte occulte aient été animées par une pensée de fraude. En revanche, ni « l’emprunteur » de nom ni le prête-nom ne peuvent normalement opposer l’acte secret aux tiers de bonne foi.

B. – La société apparente

Les sociétés apparentes sont considérées comme ayant été valablement créées envers les tiers qui, dès lors, bénéficient d’un recours contre les personnes qui se sont comportées comme des associés[550]. Il s’agit, soit d’une hypothèse particulière de la simulation, soit d’une société créée de fait, par exemple entre concubins[551]. D’autre part, ni la société ni les tiers ne peuvent, pour se soustraire à leurs engagements, se prévaloir d’une irrégularité dans la nomination d’une personne chargée de gérer, d’administrer ou de diriger une société, lorsqu’elle a été régulièrement publiée (C. com., art. 210-9).

C. – Le crédit apparent

La responsabilité d’une banque est retenue envers les tiers notamment lorsqu’elle a contribué, par des facilités de caisse ou des ouvertures de crédit inconsidérées, à créer ou à maintenir la situation désespérée d’un client qui, en retardant le dépôt de son bilan, a accru son passif[552]. Pourquoi ? Parce qu’il conservait, aux yeux des tiers, une apparente solvabilité. La banque est aussi bien fautive lorsque le crédit qu’elle a accordé légèrement a précipité l’entreprise dans une situation irrémédiablement compromise, que lorsqu’elle a maintenu artificiellement celle-ci. Autrement dit, le seul élément à considérer est l’abus dans le soutien à une entreprise en difficulté, en connaissance de la situation[553]. Les banquiers qui accordent des crédits à des personnes physiques doivent aussi se renseigner sur leur situation et même, selon certains arrêts, sur leur dignité[554].

D. – Le mandat apparent

Mais l’hypothèse la plus célèbre de la théorie est le mandat apparent. Une personne est engagée comme si elle était un mandant, parce que quelqu’un a cru qu’une troisième personne, avec laquelle il a traité, était le mandataire de la première. Si « l’habit ne fait pas le moine », l’apparence fait le mandant. La théorie, spéciale en quelque sorte de l’apparence qu’est le mandat apparent, a connu un large développement (sans compter un abondant contentieux…). Au paroxysme de sa gloire, elle se détacha de la responsabilité civile pour faute dont, à l’origine, elle était issue. Elle fut élevée au rang d’une « source indépendante d’obligation » par la doctrine, à partir de l’arrêt fondateur de l’Assemblée plénière du 13 décembre 1962[555]. Depuis, un mouvement de recul s’estopéré. Le domaine du mandat apparent régresse. La multiplicité des réformes législatives, régissant les actes accomplis par représentation, conduit à un reflux du jeu du mandat apparent. Certains tiers sont systématiquement protégés quand l’acte accompli par un mandataire sans pouvoir relève de l’administration[556]. Seuls les actes les plus graves justifient encore, dans ce cas, le recours au mandat apparent.

La croyance légitime

Il ressort de la jurisprudence qu’une seule condition est désormais exigée pour la reconnaissance d’un mandat apparent : celle de « croyance légitime » (les deux mots figurent dans l’attendu principal de l’arrêt de l’Assemblée plénière du 13 déc. 1962), mise en lumière par Jean-Louis Sourioux[557]. En effet, l’important n’est pas d’effectuer une comparaison entre ce qui était connu au moment du litige, et la situation au moment de la conclusion de l’acte : il convient de se placer au jour de la conclusion de l’acte et de raisonner en termes de croyance du tiers[558]Or, celle-ci ne correspond pas nécessairement à une erreur de l’agent, même si cela est fréquemment le cas.

Cette condition de croyance légitime est des plus vagues : c’est un avantage, laissant du jeu à l’interprétation, et donc la possibilité d’appliquer le mandat apparent en tenant compte des circonstances de la cause. Le mandat apparent permet d’atténuer la rigueur de l’article 1998 du code civil (sur les conditions de la prise en compte par le mandant des engagements souscrits par le mandataire). Du reste, si la qualification de la croyance (légitime ou non) est contrôlée par la Cour de cassation, ainsi que la mention des raisons ayant autorisé le tiers à ne pas vérifier les pouvoirs du mandataire, les circonstances de fait qui conduisirent le tiers à conclure le contrat relèvent du pouvoir souverain des juges du fond. Le revers de cette souplesse est la relativité du concept. Un auteur a cependant dégagé trois courants dans la jurisprudence[559], c’est-à-dire trois conceptions du mandat apparent. La croyance légitime comprend en droit positif les degrés suivants : la croyance vraisemblable, la croyance excusable et la croyance qualifiée. La croyance vraisemblable est l’hypothèse normale, et la plus importante, la seule que j’envisagerai ici[560].

La croyance vraisemblable, ou raisonnable, est celle du bon père de famille[561] (ni spécialement négligent, ni spécialement attentif) ou, le cas échéant, du bon professionnel (compétent dans son art : la croyance sera plus difficilement reconnue comme vraisemblable), qui a fait confiance à quelqu’un, en étant convaincu de sa qualité de mandataire. Cette croyance résulte de la combinaison de circonstances objectives a subjective.

Les circonstances objectives résultent de l’acte lui-même. Le juge doit d’abord s’attacher à l’acte écrit pour déceler si, effectivement, l’intermédiaire a déclaré agir au nom d’autrui, ou donné a croire qu’il agissait ainsi et, par là, a suscité la croyance d’un tiers[562]. Le juge se demandera également si l’acte, de par sa nature, sa gravité ou son urgence, était normal[563]. Il s’agit d’une considération d’appoint : un bon père de famille ne conclut pas d’actes anormaux. Les circonstances objectives suffisent pour faire jouer la théorie du mandat apparent. La circonstance subjective, tirée de la bonne foi du tiers, n’est pas une condition d’application de la théorie. Elle ne figure pas dans l’arrêt de l’Assemblée plénière de 1962. Il est cependant évident que la bonne foi est inhérente à la croyance légitime. Au minimum, pour qu’il y ait croyance légitime, le tiers devait ignorer la situation réelle : c’est « la bonne foi ignorance » (J.-P. Arrighi, op. cit., n° 223). Elle est présumée. Mais, parfois, le juge requiert une plus grande intensité de la bonne foi, se traduisant par une certaine vigilance du tiers, une attitude active : c’est « la bonne foi comportement », qui rend vraisemblable la croyance (J.-P. Arrighi, op. et loc. cit.). Elle n’est pas présumée : elle doit être établie par le tiers contractant (par tous moyens). Encore une fois, l’exigence de la bonne foi (dans le sens de bonne foi comportement) n’est pas une condition en général de la croyance légitime. Le juge n’y recourt que dans des situations spécifiques, essentiellement lorsque le tiers contractant a une aptitude particulière, notamment professionnelle : alors, il arrive que le juge vérifie la bonne foi.

Mais la jurisprudence est incertaine sur la méthode d’appréciation de celle-ci : les juges l’apprécie tantôt in abstracto, tantôt in concreto. En tout cas, la bonne foi implique que « les circonstances autorisaient le tiers à ne pas vérifier les pouvoirs du mandataire apparent », selon une formule fréquemment utilisée dans les arrêts depuis 1969[564]. Les circonstances retenues par la jurisprudence sont diverses, et il est impossible de les caractériser ; elles semblent très dépendantes de l’intime conviction des juges. Voici cependant quelques repères : l’existence de relations d’affaires anciennes entre le tiers et le prétendu mandant, dans lesquelles intervenaient le prétendu mandataire, présente bien le caractère de circonstance autorisant le tiers à ne pas vérifier les pouvoirs[565]. Les usages professionnels  sont parfois retenus[566], particulièrement pour le banquier escompteur, quand la lettre de change est rendue acceptée par une personne morale[567]; parfois au contraire, l’usage exclut la légitimité de la croyance[568]. Le fait qu’un courtier d’assurances effectue auprès de l’assuré toutes les opérations liées au contrat d’assurance, et lui délivre une attestation d’assurance, est souvent considéré comme constituant la bonne foi[569]. De même, la faiblesse du tiers[570].

À l’inverse, le mandat apparent ne profite pas à celui qui aurait pu et dû vérifier les pouvoirs. Cette passivité intempestive affecte la nature de sa croyance : elle est invraisemblable, illégitime ; pour tout dire, il est de mauvaise foi. Il peut en être ainsi quand le tiers, professionnel avisé, aurait dû faire preuve d’une vigilance spéciale[571], ou lorsque l’acte était important[572] – mais c’est retrouver la condition objective. D’une façon plus générale, toute faute du tiers exclut la croyance légitime ou, plutôt, la légitimité de sa croyance. L’exigence légale d’une procuration écrite exclut en principe l’existence d’un mandat apparent[573], sauf lorsque l’usage n’est pas de demander sa présentation[574].

Comparaison avec la gestion d’affaires

La gestion d’affaires se rapproche du mandat apparent lorsque le gérant a représenté le maître, au point que certains auteurs, parmi lesquels je me place, soutiennent que l’apparence constitue un nouveau quasi-contrat[575]. Toutefois, il ne s’agit que d’un rapprochement : les deux notions sont distinctes. Contrairement au mandat apparent, la gestion d’affaires ne suppose pas l’existence d’une apparence de procuration ; celle-ci a un domaine plus large que celui-là[576]. Mais les deux notions ont un champ d’application commun. Il semble que le tiers puisse librement choisir le terrain sur lequel il agit, lorsque les conditions de l’une ou de l’autre sont remplies[577]. Et comme celles de la gestion d’affaires ne sont pas très favorables au tiers contractant, notamment quant à l’utilité de la gestion, l’objectif étant surtout de protéger le gérant, un recul paraît se dessiner au profit du mandat apparent, surtout depuis le fameux arrêt de l’Assemblée plénière de 1962, ayant détaché l’apparence de la responsabilité civile ; en effet, l’apparence protège mieux les tiers contractants.

E. – La fonction apparente

L’abus de fonction permettant au commettant (au sens de l’art. 1242, al. 5, ancien art. 1384, al. 5, du C. civ.) de ne pas être engagé quant aux dommages causés par ses préposés implique la réunion de trois conditions cumulatives ; l’une d’entre elles se relie à l’apparence. La position actuelle du droit positif, résulte de l’arrêt de l’Assemblée plénière du 19 mai 1988[578]. La première condition est la plus importante. Le commettant n’est exonéré que si le préposé a agi hors de ses fonctions, comme le clerc de notaire qui accorde un prêt à intérêt[579], ou le directeur d’une agence qui met au point un système en raison des relations familiales qu’il avait avec le client, se trouvant être son oncle[580]. À l’inverse, le commettant reste responsable des actes dommageables commis par le préposé dans l’exercice des fonctions qui lui ont été confiées[581]. Il l’est même si les actes dommageables du préposé sont pénalement répréhensibles, ce qui est plus singulier. La jurisprudence en offre de nombreux exemples[582].

Comment apprécier cette condition ? Elle présente un caractère objectif, tiré de l’examen des fonctions confiées au préposé. Toutefois, elle est teintée d’une certaine subjectivité, car le juge aura recours, dans certaines situations, à une approche psychologique, en se plaçant du point de vue du tiers-victime. A-t-il pu « légitimement penser » (ou croire) que le préposé accomplissait un acte de ses fonctions[583] ? Autrement dit, s’agit d’une vue voisine de celle de la « croyance légitime », critère de l’apparence créatrice de droits (V. infra). Mais il n’est pas certain que la prise en compte de l’apparence soit ici heureuse : ne vaudrait-il pas mieux s’en tenir aux éléments objectifs, incontestables, que sont le lieu, le temps et les instruments de travail ? Quoi qu’il en soit, elle ne semble jouer que lorsque la victime avait eu l’intention de contracter avec le commettant, ou était client de celui-ci (par exemple d’une banque), que la situation entre dans le domaine de l’exécution contractuelle (ou ses franges), et non lorsque le sort de la victime est purement accidentel et relève de la responsabilité délictuelle.

F. – Le dirigeant apparent

Lorsqu’une insuffisance d’actif, consécutive à une faute de gestion, est découverte lors d’une procédure de redressement ou de liquidation judiciaire d’une entreprise, le tribunal peut décider que les dettes de la personne morale seront supportées, en tout en partie, avec ou sans solidarité, par tous les dirigeants de droit ou de fait, rémunérés ou non, ou par certains d’entre eux (C. com., art. L. 651-2[584]). Au fond, c’est une sorte d’apparence qui est ici sanctionnée. Souvent, il s’agit de quelqu’un qui s’immisce intempestivement dans la gestion d’une société[585]. La faute de gestion n’a pas été définie par le législateur et ne pouvait pas l’être, ce qui laisse une grande latitude aux juges du fond. Elle apparaît, d’une façon générale, comme la violation des obligations de compétence, de transparence et de diligence[586], qui sont des devoirs moraux des dirigeants (V. infra). Mais elle frise souvent la malhonnêteté plus directe, comme les faits de quelques arrêts permettent de s’en rendre compte. Voici un président conservant son domicile à Paris, alors que la société était en province et que ses fonctions exigeaient une présence constante[587], un autre qui utilise abusivement des biens de la société[588], notamment en lui faisant régler des dépenses personnelles inconsidérées malgré l’endettement chronique[589], ou se fait consentir des avantages financiers alors que la situation est compromise[590]. Ainsi, cette action, dite en comblement du passif social, permet de faire disparaître l’écran sociétaire, pour sanctionner le dirigeant malhonnête et même simplement (s’il est possible de parler ainsi) incompétent.

§ 5. – La transparence

Si le droit connaissait traditionnellement certaines applications de la transparence, le concept et le mot lui-même y étaient quasiment inconnus : c’était plutôt le secret qui dominait et était porté au pinacle, notamment le secret de la vie privée des personnes physiques, qui se transformait pour les personnes morales en secret des affaires, permettant aux intervenants du marché de continuer à jouer à cache-cache, comme du temps de leurs culottes courtes, mais à grande échelle, et avec des enjeux procurant plus d’émotions. Certes, le secret subsiste (bien qu’atténué). Mais aujourd’hui la mode est à la transparence ; elle est invoquée dans de nombreux domaines[591] et dans tout le droit (à l’exception de celui de la famille, qui lui est le plus allergique). Elle est devenue un concept juridique, adopté par le législateur[592], donnant lieu à des colloques[593] et à d’intéressantes thèses[594]. L’attention s’est déplacée de l’apparence, désormais bien établie et connaissant un certain repli, à la transparence, qui en est sinon l’inverse (c’est le secret qui occupe cette place), du moins à l’opposé[595] : l’apparence est opaque, puisqu’elle n’est pas la réalité, qu’elle reste à la surface des choses sans pénétrer dans leur vérité.

Porteuse de lumière

La transparence jolie s’est insérée récemment dans la ronde des vertus et y attire de plus en plus les regards, au détriment des autres, dont la place décroît. Son éclatant et rapide succès tient sans doute en partie à la magie de ce mot éthéré, « porteur de lumière » (J.-D. Bredin[596]), et de ce qu’il évoque de délicat : « la vérité, la limpidité, la pureté »[597], ou l’ingénuité, la blancheur, la candeur[598], le cristal[599] aussi, dont elle partage la fragilité. La transparence est un instrument certain de moralisation de la vie des affaires (et sans doute son entrée fracassante dans le monde du droit est-elle proportionnelle à la montée en puissance de l’immoralisme, comme je l’indiquai dans l’introduction). D’un autre côté, la reconnaissance de la transparence est liée au prodigieux développement de l’information[600] et de la communication[601] intervenu récemment, rendu possible par les moyens techniques : il y a ici une concomitance significative ; elle appelle une stricte vigilance, car la transparence et la communication peuvent conduire à des abus illégaux (la violation du secret de l’instruction, de la vie privée ou de la confidentialité des affaires), et à des excès immoraux ou, à tout le moins, moralistes (comme l’a montré la procédure publique intentée contre le président Clinton pour des faits d’ordre privés, dans ce qui a été appelé « l’affaire Lewinsky »[602] ; elle traduit en même temps une déviation de la démocratie : celle-ci implique le contrôle des actes des gouvernants mais non celui de leur intimité). C’est à juste titre qu’une thèse a nié l’existence d’un droit à la transparence, souhaitant que celle-ci fût entendue et appliquée de façon raisonnable[603]. Quoi qu’il en soit, il est indéniable que la place occupée par la transparence dans la vie des affaires est considérable ; nous en trouverons diverses applications ultérieurement. Elle est devenue une pièce du droit, apportant un supplément d’éthique, ou plutôt rétablissant celle-ci par la contrainte ou par l’effroi (la peur d’une sanction). Contrairement à l’apparence, qui est en quelque sorte spontanée, fille de l’air (ou de la mine, selon le mot employée à l’égard des personnes), la transparence est forcée, « fille de l’interventionnisme, du dirigisme » (J. Carbonnier[604]). D’autre part, bien qu’elle évoque l’invisibilité de la vitre, qui n’ajoute rien à ce qui existe de part et d’autre, « elle a une substance, comme la vitre, c’est un bien, comme la vitre ; elle a donc un prix » (J. Carbonnier[605]), un coût pour les entreprises et la collectivité. On n’a rien pour rien (mais, dans les affaires, la vertu est source de profits à long terme, selon un thème de récurrent de mon propos).

Section II. – Les sujets

§ 1. – Les cocontractants professionnels

Les cocontractants professionnels sont ceux envers lesquels une éthique forcée pouvait a priori paraître la plus inutile, dans la mesure où leur compétence donnait à penser qu’ils sauraient éviter les malhonnêtetés, luttant à armes égales. Mais précisément ce n’est pas toujours le cas. L’éthique imposée est donc destinée en premier lieu à protéger les intervenants les plus faibles, même professionnels ; mais, en second lieu, elle a une visée dirigiste : assurer un meilleur dynamisme de la vie économique, en sauvegardant la concurrence, moteur du marché, facteur de vitalité (et en veillant sur les consommateurs). Je vais présenter quelques mesures dictées par ces deux objectifs, qui sont intéressantes et protègent assurément certains professionnels. Mais, au-delà de ces dispositions techniques, c’est un état d’esprit qu’il conviendrait d’instaurer, aboutissant à un véritable partenariat, en particulier avec les sous-traitants et les membres des réseaux de distribution.

Vers le partenariat

Arrêtons-nous sur ce dernier cas. L’avenir de la concession exclusive, et plus encore du franchisage, suppose une transformation progressive, déjà amorcée, des relations inégalitaires, de dépendance, vers des rapports plus égalitaires, conduisant, au-delà du devoir de coopération, à ce partenariat, pour lequel je milite depuis longtemps à propos des transferts de maîtrise industrielle[606]. Le partenariat implique notamment une transparence totale entre les partenaires, en sachant que la communication, outil de management dynamisant, est créatrice de valeurs économiques, et une participation de tous, dans des structures souples, à l’élaboration de la politique du réseau et de ses évolutions, de la culture de l’entreprise, de son code interne (entre membres du réseau) et externe (envers la clientèle), voire à son autodiscipline (par un comité de surveillance des concessionnaires ou des franchisés, composé en partie de membres élus par leurs pairs).

Le partenariat pourrait également améliorer les relations des entreprises avec leurs fournisseurs, quels qu’ils soient, et leurs sous-traitants dans la sous-traitance industrielle[607]. Certains donneurs d’ordres, surtout les fabricants d’automobiles, prétendent être passés de la sous-traitance industrielle classique au partenariat. Ce qui est certain, c’est qu’ils ont changé leurs rapports avec leurs sous-traitants industriels afin de gagner du temps lors d’un changement de modèle, d’améliorer la qualité (dans la perspective louable de la qualité totale), et de permettre la production en flux tendus (sans stocks). Mais cette évolution s’est accompagnée d’une diminution volontaire du nombre de fournisseurs des constructeurs de voiture, de sorte qu’elle a encore accru la puissance de ceux-ci. Bien souvent, ce partenariat n’est qu’une image, de la poudre aux yeux, destinée à imposer plus facilement et plus efficacement les ordres au sous-traitant, à faire peser sur lui une partie des coûts de conception du produit, de plus en leur consentant des prix excessivement bas. Ce n’est évidemment pas comme cela que je le conçois.

Le véritable partenariat doit bannir toute espèce de domination du fabricant, et être au contraire marqué par des rapports d’égalité, se traduisant concrètement des diverses manières suivantes. Les objectifs et les voies pour y parvenir sont débattus en commun. Le fournisseur participe à la rédaction du cahier de ses charges, et est associé en amont à l’élaboration du produit final dès les premières phases. Il dispose d’une certaine autonomie dans la conception et la mise au point des composants qu’il doit fabriquer ; alors qu’un sous-traitant traditionnel n’a que faire d’un bureau d’études, devant se contenter d’exécuter selon les spécifications précisées par l’assembleur, un fabricant-partenaire doit en créer un (qui œuvrera en rapport constant avec celui de l’autre partie). Le plus compétent aide son partenaire à adopter de nouvelles techniques et procédés de fabrication plus performants (qui lui permettront par ailleurs de trouver plus facilement de nouveaux débouchés complémentaires, sa compétitivité ayant été améliorée) ; il comprend un enrichissement permanent des connaissances et des compétences. Le prix alloué au fournisseur doit être correct, lui permettant un juste profit, et les gains de productivité sont répartis équitablement. Le contrat est d’une durée raisonnable (assez longue, par exemple de sept à dix ans, étant donné la lourdeur des investissements), avec une faculté de résiliation anticipée mais après un long préavis (par exemple d’un an). Chacune des parties agit dans une totale transparence envers l’autre, et aucune ne cherche à tromper son partenaire (par exemple, en présence de produits défectueux, le véritable responsable acceptera d’en porter le poids sans prétendre que le défaut est le fait de l’autre). Certains fabricants assembleurs agissent dans cet esprit : ils ont donc réellement créés des rapports de partenariat. Parfois ils prennent une participation dans le capital du fournisseur pour marquer la qualité des rapports qu’ils entendent nouer (mais elle doit être inférieure à la minorité de blocage, sinon il ne s’agirait plus de partenariat mais de domination).

A. – L’obligation légale d’information précontractuelle à la charge des « concédants »

L’article L. 330-3 du code commerce impose une obligation précontractuelle d’information spéciale, à la charge de « toute personne qui met à la disposition d’une autre personne un nom commercial, une marque ou une enseigne, en exigeant d’elle un engagement d’exclusivité ou de quasi-exclusivité, pour l’exercice de son activité »[608]. Il s’agit notamment de tous les concédants (au sens large) et franchiseurs. Un tel professionnel est tenu « préalablement à la signature de tout contrat conclu dans l’intérêt commun des deux parties, de fournir à l’autre partie un document contenant des informations sincères, qui lui permettent de s’engager en connaissance de cause », ainsi que le projet de contrat, le tout vingt jours avant la conclusion du contrat. L’écrit doit comporter un grand nombre de mentions préciséss par l’article R. 330-1 du même code, car le droit s’efforce de saisir au plus près la réalité concrète, ce qui l’oblige à entrer dans des détails, sans pour autant pouvoir éviter des incertitudes.

De nombreuses années après la promulgation de cette loi, le temps du bilan est arrivé : il est possible de se demander si l’exigence légale, inspirée par de nobles sentiments moraux, est réellement efficace ; la réponse est dubitative : elle est souvent inutile lorsque le concessionnaire est déjà un professionnel averti, mais risque d’être insuffisante ou trop ésotérique pour protéger réellement le candidat concessionnaire profane. Voici une éloquente démonstration de la difficulté de légiférer et de mettre en œuvre des bons sentiments…

B. – La communication des conditions générales de vente

L’article L. 441-6 du code de commerce impose à tout fournisseur ou prestataire de services de communiquer à tout acheteur du produit ou demandeur de prestations de services pour une activité professionnelle, qui le demande, son barème de prix et ses conditions de vente[609]. Il précise que celles-ci comprennent les conditions de règlement et, le cas échéant, les rabais et ristournes. Cette obligation est bien dans la mouvance actuelle de la transparence, à finalité éthique ; en effet, il ne s’agit pas simplement de permettre au partenaire de conclure en toute connaissance de cause, mais aussi  de lui donner les moyens de vérifier qu’il ne fait pas l’objet d’une mesure discriminatoire. En tant que mesure protectrice elle a été entendue très largement par la jurisprudence, mais en la bornant à son bénéficiaire naturel : le partenaire commercial, à l’exclusion du consommateur et des concurrents[610]. Cette disposition a soulevé d’autres difficultés d’application.

Lorsque les conditions générales de vente résultent d’un accord entre un fournisseur (ou un prestataire de services) et son partenaire commercial, elles sont susceptibles en elles-mêmes d’affecter la concurrence et de constituer une entente[611]. Mais même indemnes à cet égard, les conditions générales de vente peuvent néanmoins être condamnées lorsque leur application donne lieu à une discrimination entre les différents partenaires, ou qu’elles portent atteinte à la liberté tarifaire du cocontractant.

C. – L’interdiction de certaines pratiques abusives

Le code de commerce prohibe un certain nombre de pratiques anticoncurrenctielles qui, généralement (mais pas toujours), traduisent une certaine immoralité de leurs auteurs, une sorte d’abus. La finalité des dispositions que nous allons parcourir rapidement n’est évidemment pas éthique, même si finalement celle-ci y trouve son compte ; elle est essentiellement de permettre au marché de fonctionner correctement et de protéger ses intervenants les plus faibles. Contrairement à la situation ancienne, les fabricants ne sont plus forcément les plus puissants : la grande distribution a pris le pas sur eux, notamment grâce à la force d’achat formidable de leurs centrales d’achat[612], parfois devenues européennes. Un bras de fer oppose depuis des années les industriels et les centrales. Les seconds cherchent à imposer sans cesse de nouvelles exigences et à obtenir une diminution des prix. Les premiers se défendent en axant leurs publicités sur leurs marques ; de plus, certains d’entre eux, en n’acceptant de fournir que produits de qualité inférieures lorsqu’ils seront vendus sous les marques des distributeurs. Les diverses dispositions envisagées ci-dessous ont été rédigées avec en arrière-plan ce conflit permanent.

L’exploitation abusive d’un état de dépendance économique

L’exploitation abusive d’une postion dominante et l’état de dépendance économique (C. com., art. L. 420-2), a une connotation morale évidente. La dépendance économique naît de la force d’une entreprise dans son domaine, de sa puissance, de son monopole (ou quasi-monopole) ou du prestige de sa marque, puissance telle qu’il n’existe pas d’autres solutions (de rechange), pour ses clients, que de contracter avec elle. L’exploitation abusive de cette situation consiste à en profiter pour imposer des conditions draconiennes, c’est-à-dire injustes donc immorales. Il en est notamment ainsi du commerçant spécialisé qui ne peut pas exercer normalement son activité sans proposer à la vente des produits d’une marque disposant d’une notoriété particulière ; du concessionnaire d’une marque prestigieuse qui ne peut pas aisément se reconvertir pour trouver un autre partenaire. L’article L. 420-2, mentionne quelques abus d’exploitation de dépendance économique : refus de vente, ventes liées, conditions de vente discriminatoires ou « rupture de relations commerciales établies », lorsque ces mesures ont été prises au seul motif que le partenaire refuse de se soumettre à des conditions commerciales injustifiées. Mais évidemment seule une victime peut dénoncer cette exploitation abusive de dépendance économique, et non un commerçant charitable (ou déguisant ses sentiments réels sous cette benoîte apparence), alors que les agissements en cause portent un préjudice direct aux utilisateurs.

Le Conseil de la concurrence et la Cour de cassation ont interprétés ce texte. La dépendance économique suppose la réunion de quatre critères objectifs :1) l’importance du fournisseur dans le chiffre d’affaire du revendeur, ou la part des livraisons du fournisseur considéré dans ses approvisionnements. 2) la notoriété de la marque du fournisseur. 3) l’importance de la part du fournisseur sur le marché.4) l’absence, sur le marché pertinent, d’une solution de remplacement (généralement fâcheusement qualifiée par l’anglicisme d’alternative, alors qu’en français ce mot désigne une situation dans laquelle il n’y a que deux partis possible) ; elle se traduit par l’impossibilité dans laquelle se trouve le distributeur de contracter avec d’autres fournisseurs ou avec des grossistes pour des produits identiques ou équivalents (« substituables » est-il souvent écrit, en recourant encore à un anglicisme) à des conditions comparables. Ce danger n’existe pas lorsque les préférences des consommateurs évoluent fréquemment et que le distributeur a la réelle possibilité de passer d’un réseau à l’autre.

Cependant, seul l’abus de l’exploitation de cette dépendance est répréhensible, et non point la dépendance en elle-même. Encore faut-il qu’il restreigne le jeu de la concurrence sur le marché. Le Conseil de la concurrence et les juridictions ont eu pleinement conscience de ces éléments, de sorte qu’ils n’ont que rarement reconnus l’existence d’une exploitation abusive d’une dépendance économique. Nul privilège n’est créé au bénéfice de qui que ce soit, c’est-à-dire que l’article L. 420-2, ne saurait figer les situations et empêcher les entreprises de modifier leur politique commerciale. Positivement, par exemple, le remplacement d’un réseau de concession par un système de franchisage est licite[613].

Prix abusivement bas

La loi n° 96-597 du 1er juillet 1996 introduisit dans la panoplie des pratiques anticoncurrentielles l’interdiction des prix abusivement bas (C. com., art. L. 420-5), dits « prédateurs ». Bien que distinguée par le législateur, cette pratique s’apparente fort à un abus de position dominante, mais cette fois de la grande distribution face au petit commerce. Plusieurs conditions sont nécessaires[614]. L’article L. 420-5 vise d’abord l’offre de prix ou une pratique de prix de vente aux consommateurs (mais à entendre largement ; au sens de ce texte le consommateur se caractérise par l’absence d’expérience particulière et la satisfaction de besoins personnels[615]). Ce texte n’est pas applicable entre professionnels(sauf revente en l’état : art. L. 420-5, al. 3, avec toutefois une exception pour les enregistrements sonores reproduits sur supports matériels et les vidéogrammes destinés à l’usage privé du public ; les reventes en l’état restent soumises aux règles relatives à la revente à perte de l’art. L. 442-2 : V. infra).

En second lieu, ellesdoivent être abusivement basses par rapport aux coûts de production, de transformation et de commercialisation (comprenant impérativement les frais résultant des obligations légales et réglementaires liées à la sécurité des produits, précise l’art. L. 420-5, al. 2). Enfin, ces offres ou pratiques ne sont condamnées que lorsqu’elles ont pour objet d’éliminer du marché ou d’empêcher d’accéder à un marché une entreprise ou l’un de ses produits : voici le dessein immoral que la loi veut éviter. Mais elle va plus loin, puisque l’élément intentionnel n’est pas nécessaire : il suffit que ces pratiques aient pour effet de provoquer le péril cité. Il n’est pas exigé de démontrer que l’entreprise en cause occupe une position dominante. Nous nous trouvons ici dans une situation conflictuelle entre le droit de la concurrence et le droit de la consommation, puisqu’il serait de l’intérêt du consommateur (au moins immédiat) que les prix fussent le plus bas : d’où les conditions restrictives.

D. – L’interdiction de certaines pratiques restrictives

Le droit français prohibe toutes sortes de pratiques restrictives de concurrence, au plan micro-économique, dans divers articles du code de commerce (art. L. 442-1 et s.). Une des curiosités de la réforme opérée par la loi du 1er juillet 1996 fut la disparition (entre professionnels) du refus de vente et de services de la panoplie (au moins officiellement), en tant que délit civil per se. Le refus de vente entre professionnels est a priori licite, et n’a donc pas à être motivé. Or, auparavant, il constituait le pivot des dispositions,apparemment disparates, de l’ordonnance ; en effet, les autres agissements, par leur anormalité, conduisent l’acheteur potentiel lucide à renoncer à contracter : ils équivalent à des refus de vente. Mais si le refus de vente, curiosité française, a officiellement disparu de la scène, il continue cependant de pouvoir donner lieu à des sanctions par le biais de plusieurs autres dispositions (interdisant les ententes et les abus de domination ; les prix imposés ; les discriminations abusives, etc.[616]). Le refus de vente ou de prestation de services opposé aux consommateurs reste illicite, sauf motif légitime (C. consom., art. L. 121-11).

                   1°. – Les reventes à perte

L’article L. 442-2 du code de commerce érige en délit la revente au-dessous du prix d’achat effectif (défini par l’art. L. 442-2, al. 2), et sous réserve de nombreuses exceptions (notamment pour les articles saisonniers, démodés ou dépassés techniquement : art. L. 442-4). Pourquoi ? Parce qu’une telle pratique n’a généralement pour seul objectif malhonnête (immoral) que d’éliminer un concurrent moins puissant. Cette disposition est assortie de l’interdiction complémentaire de la vente à des prix abusivement bas (art. L. 420-5. – V. supra).L’incrimination de revente à perte doit s’analyser produit par produit, et non de façon globale pour tous les articles d’un magasin ou d’un catalogue. L’action n’est pas réservée à un concurrent. Une association de consommateur peut intenter l’action civile[617]voire lefournisseur lui-même[618].

Une des exceptions notables à l’interdiction, justifiant la revente à perte, est celle d’alignement sur le prix d’un concurrent, que le commerçant s’en prévalant doit prouver. Mais elle est limitée aux produits commercialisés dans des magasins de moins de mille mètres carrés, et même de moins de 300 mètres carrés pour les produits alimentaires (art. L. 442-4, I, 5°). L’alignement ne peut viser qu’un concurrent dans la même zone géographique d’activité[619], pouvant toutefois être assez étendue[620]. Il peut éventuellement n’être que partiel[621]. Enfin, l’alignement doit se réaliser, sinon concomitamment, du moins dans un temps voisin de la pratique du concurrent[622].

2°. – Les pratiques discriminatoires de l’article L. 442-6

L’article L. 442-6 fulmine la condamnation per se de nombreuses pratiques discriminatoires, créatrices d’injustices : elles constituent une faute civile (C. civ., art. 1240 et 1241, anciens art. 1382 et 1383), engageant la responsabilité de leur auteur ; mesure juridique sans doute, mais dont le moraliste ne peut que saluer l’inspiration, même s’il est dubitatif sur son application. Il est notamment interdit d’accorder ou d’obtenir d’un partenaire économiqueun avantage commercial ne correspondant pas à un service rendu ou manifestement disproportionné au regard de la valeur du service rendu.

§ 2. – Les cocontractants spécialement protégés

Alors que la Révolution avait entendu supprimer tout statut personnel et mettre l’ensemble des citoyens au même rang, le droit contemporain est redevenu assez paradoxalement un droit de classe, comme Josserand l’avait pressenti dès 1937[623]. Il distingue des catégories de citoyens, ce qui aurait paru assez singulier aux auteurs de la Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen de 1789. Pourtant, cette solution est parfaitement justifiée : elle est une preuve du réalisme, consistant à prendre en compte les inégalités de fait entre les hommes (bien que tous égaux en dignité et en droit). Le législateur a redécouvert que l’égalité n’est pas l’égalitarisme, et qu’elle suppose parfois des sortes de privilèges. Les deux larges catégories privilégiées sont les consommateurs et les salariés. Mais il en est d’autres (par exemples les victimes d’accidents de la circulation et, parmi elles, certaines sont super-privilégiées selon l’article 3 de la loi du 5 juill. 1985 : les personnes âgées de moins de seize ans ou de plus de soixante-dix ans).

A. – Les consommateurs

          1°. – Directement : le droit de la consommation

La société dite de consommation et le bouleversement des méthodes de distribution (par les grandes surface et la vente par correspondance), appuyées pas une habile et intense publicité, se sont révélées pleines de périls pour le consommateur. En situation d’inégalité extrême avec son partenaire, il en était souvent la proie facile, autrement dit la victime, parfois consentante, dans d’autres cas non, ayant été « manipulé » par des procédés déloyaux. Une réaction des sujets est apparue, sous la forme du courant dit « consumériste », apparenté au mouvement syndical. Il fut accompagné par une réaction des pouvoirs publics, suscitée en partie par lui. De nombreux textes protecteurs des consommateurs furent promulgués, dont la plupart ont été réunis ensuite dans le code de la consommation.

Pour autant, il ne faudrait pas imaginer que le droit antérieur laissait le consommateur démuni : il disposait non seulement des techniques du droit commun (surtout les vices du consentement et la garantie des vices cachés), mais aussi de dispositions spéciales, les plus importantes résultant de la loi du 1er août 1905 sur les fraudes et les falsifications en matière de produits et de services (aujourd’hui intégrée dans le code de la consommation), sans compter l’apport considérable de la jurisprudence, notamment sous la forme de l’obligation de renseignement et d’information (aujourd’hui légalisée), voire de conseil. Le droit de la consommation, à mi-chemin du droit civil et du droit commercial, en tout cas ignorant les frontières des ces deux disciplines classiques, a acquis aujourd’hui une certaine autonomie. Sa finalité est fondamentalement de protéger les plus faibles, qui peuvent être des professionnels eux-mêmes. Il présente un caractère moral certain, parfois même moralisateur, un soupçon d’opprobre planant plus ou moins sur la grande distribution, sous l’influence des critiques acerbes de certaines associations de consommateurs.

De quelques consommateurs particuliers

Étant donné que la veine éthique innerve sensiblement toute cette matière nouvelle, il paraît vain d’y pénétrer longuement. Du reste, j’aurai l’occasion d’effleurer certaines de ses dispositions. À cette place, peut-être puis-je me contenter de relever qu’il existe des consommateurs particuliers, dont le législateur s’est préoccupé de façon spéciale, en édictant des mesures de protection spécifiques.

S’il faut les citer, il s’agit d’abord des consommateurs emprunteurs (entendus largement). Tant le crédit à la consommation que le crédit immobilier sont régis minutieusement par le code de la consommation (art. L. 312-1 et s., pour le 1er ; art. L. 313-1 et s., pour le 2e ; ces textes ont donné lieu à une jurisprudence abondante). Il s’agit surtout de permettre à l’emprunteur de contracter en connaissance de cause, en l’informant précisément, en obligeant le prêteur éventuel à présenter une offre selon des modalités obligatoires, et en permettant à l’emprunteur de se rétracter (dans le 1er) ou en l’obligeant à attendre dix jours après la réception de l’offre avant de l’accepter (dans le 2e).

Certains acheteurs ont aussi retenu la bienveillance du législateur, soit en réglementant telles ou telles ventes, soit en interdisant certaines autres. Les textes ont surtout visé le consentement, en souhaitant qu’il fût réfléchi et libre Que le consommateur soit pleinement éclairé sur les conditions du contrat et le bien qu’il envisage d’acheter est nécessaire ; mais cela est insuffisant, dans la mesure où il risque de conclure sans réfléchir aux avantages et inconvénients, sur un coup de tête. Le droit se méfie de la passion, et nous veut raisonnables. Aussi, diverses mesures destinées à faciliter l’œuvre de raison ont été rendues obligatoires. C’est une façon de restaurer les conditions de la liberté contractuelle, là où elle est particulièrement menacée, résultant de la puissance inégale entre les parties. Dans sa modalité la plus simple, la formation du contrat est repoussée à l’expiration du délai. Ainsi l’offre de prêt liée à une vente immobilière ne peut être acceptée qu’au terme d’un délai de dix jours après sa réception (C. consom., art. L. 313-34, al. 2) ; l’offre d’une location-vente et d’une location assortie d’une promesse de vente est soumise au même régime (C. consom., art. L. 313-58, al. 2).

Il existe une modalité plus complexe, destinée elle aussi à ce que le consentement soit réfléchi, le pouvoir de renonciation ou de rétractation (nouvel acte unilatéral), dont voici quelques applications, parmi bien d’autres[624]. En cas de manquement du professionnel à son obligation de livraison du bien ou de fourniture du service à la date ou à l’expiration du délai convenu ou, à défaut, au plus tard trente jours après la conclusion du contrat, le consommateur peut résoudre le contrat, si, après avoir enjoint le professionnel d’effectuer la livraison ou de fournir le service dans un délai supplémentaire raisonnable, ce dernier ne s’est pas exécuté dans ce délai (C. consom., art. 216-1, al. 1er ; V. aussi la suite de cet art.). Le consommateur dispose d’un délai de quatorze jours pour exercer son droit de rétractation d’un contrat conclu à distance, à la suite d’un démarchage téléphonique ou hors établissement (C. consom., art. L. 221-18). De même l’emprunteur d’un crédit à la consommation peut se rétracter dans le délai de quatorze jours à compter de son acceptation de l’offre (C. consom., art. L. 312-19). Pour le contrat d’utilisation à temps partiel de droits immobiliers, cette faculté peut être exercée jusqu’à quatorze jours après la conclusion du contrat (C. consom., art. art. L. 224-79). Evidemment, ces textes et les nombreux autres de la même eau, sont facilement tournés, en antidatant (illégalement) l’acte du délai : le consommateur, que l’on veut protéger, signe l’acte en portant la date antérieure d’autant de jours que comporte le délai légal.

Le consentement éclairé et réfléchi doit encore être libre, c’est-à-dire réel. Avant la réforme de 2016, le code civil présentait les choses de façon négative. Au lieu de poser la règle que le consentement doit revêtir certaines qualités, il énonçait qu’il ne doit pas être affecté par certains vices. L’ancien article 1109 disposait en effet : « Il n’y a point de consentement valable, si le consentement n’a été donné que par erreur, ou s’il a été extorqué par violence ou surpris par dol » (ah ! la merveille des trois verbes si expressifs, donner, extorquer surprendre). Depuis la réforme, l’article 1130, alinéa 1er, indique « L’erreur, le dol et la violence vicient le consentement lorsqu’ils sont de telle nature que, sans eux, l’une des parties n’aurait pas contracté ou aurait contracté à des conditions substantiellement différentes ». À ces techniques traditionnelles visant à garantir la réalité du consentement s’en ajoutent d’autres plus récentes, car le système individualiste de 1804 était inadapté aux contrats contemporains de masse. Les unes, très disparates, sont des interdictions de certains procédés de vente, sous peine de nullité relative du contrat et de sanctions pénales. Sont ainsi visées les ventes : – avec primes (C. consom., art. L. 121-19) ; liées ou jumelées (C. consom., art. L. 121-11) ; « à la boule de neige » (C. consom., art. L. 121-15) ou sans commande préalable (C. consom., art. L. 121-12). D’autre part, les loteries et jeux publicitaires, sans être interdits, sont réglementés : notamment, la participation ne doit pas comporter une obligation d’achat (C. consom., art. L. 121-20 et s.).

Les diverses dispositions légales disparates sont renforcées par une infraction pénale plus générale, le délit d’abus de faiblesse, principalement à l’occasion des ventes par démarchage et à distance (C. consom., art. L. 121-8 et s.). Il est constitué « lorsque les circonstances montrent que [le consommateur] n’était pas en mesure d’apprécier la portée des engagements qu’elle prenait ou de déceler les ruses ou artifices déployés pour la convaincre à y souscrire, ou font apparaître qu’elle a été soumise à une contrainte » (C. consom., art. L. 121-8). Il est frappant de retrouver certaines expressions caractéristiques des vices classiques du consentement : ruses et artifices (dol, qui vient de dolus, ruse), ou contrainte (violence), toutes connotées négativement par la morale.

          2°. – Indirectement : le droit de la concurrence

Le consommateur est protégé spécifiquement par le droit de la consommation (et, comme tout contractant, par le droit commun des obligations). Mais il bénéficie aussi d’une protection indirecte par le droit de la concurrence, tentant d’assurer un bon fonctionnement du marché, par exemple en limitant les ententes. Un exemple très caractéristique est celui de l’interdiction des prix imposés. Sa finalité est sans doute de permettre au revendeur (ou au prestataire de services) de fixer librement sa politique commerciale ; mais il est clair que le consommateur a tout avantage à l’interdiction d’un prix minimum. La protection de la liberté de l’un protège l’autre. En revanche, certaines dispositions du droit de la concurrence, destinées à sauvegarder l’équilibre du marché, contrarient, au moins à courte vue, les intérêts des consommateurs : par exemple, afin de préserver le commerce de proximité, le prix de vente au public des livres est imposé par les éditeurs aux libraires (par la loi du 10 août 1981, contrairement à l’interdiction habituelle des prix imposés) ; ou bien la création des grandes surfaces est soumise à autorisation[625] (et de fait celles-ci ne sont plus données depuis quelques années, ce qui a pour effet de pousser à la concentration des chaînes, donc au renforcement de leur puissance face au petit commerce et aux fabricants…).

L’interdiction des prix imposés

L’article L. 442-5 du code de commerce incrimine le fait pour « toute personne d’imposer, directement ou indirectement, un caractère minimal au prix de revente d’un produit ou d’un bien, au prix d’une prestation de service ou à une marge commerciale »[626]. L’inobservation de ce texte est assortie d’une amende pénale. La prohibition se trouve encore renforcée par l’article L. 420-1, 2°, du même code, visant les pratiques anticoncurrentielles, ayant pour effet de faire obstacle à la fixation des prix par le libre jeu du marché. Les prix imposés sont interdits d’une façon générale, et aucune cause de justification n’est prévue par la loi. La prohibition s’applique donc aux divers réseaux, notamment de concession exclusive ou de franchisage.En fait, dans la mesure où ces contrats sont complexes, comportant un ensemble homogène de règles diverses, certaines clauses, qu’il est difficile d’isoler au sein de cet ensemble, peuvent réduire la marge de manœuvre du partenaire.

Les prix imposés sont en outre interdits par le droit communautaire, mais ici que ce soit sous la forme d’un prix de revente maximum ou d’un prix de revente minimum, car tous deux restreignent l’autonomie du revendeur[627]. Néanmoins, si les parties peuvent établir que la détermination d’un prix maximum profite aux consommateurs, cet élément pourra être pris en considération pour une exemption individuelle, en vertu de l’article 101, § 3, du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne.

L’autorisation des prix conseillés

La pratique des prix conseillés ou indicatifs, à titre d’information, pour aider les distributeurs à fixer leur propre prix de vente, était licite avant l’ordonnance du 1er décembre 1986. La validité s’est même trouvée renforcée par l’absence de reconduction des dispositions de l’ancien article 3 de l’ordonnance du 30 juin 1945, qui permettait au ministre chargé de l’économie d’interdire les indications de prix données par certaines personnes. Il en va de même en droit communautaire. Toutefois, les fabricants ou concédants doivent se garder de se concerter en vue d’imposer l’application des prix conseillés.

          3°. –  Marginalia : la loi sur la langue française

La loi n94-665 du 4 août 1994, dite loi Toubon, quant à l’emploi de la langue française, a sans doute pour finalité principale la sauvegarde de cette dernière, face à l’envahissement de l’américain (ou de ce que j’appelle le « salmigondis international », car il s’agit d’une langue abâtardie et pauvre, une caricature de l’anglais). Mais elle assure aussi, marginalement, la protection des consommateurs. Son article 2 dispose que « Dans la désignation, l’offre, la présentation, le mode d’emploi ou d’utilisation, la description de l’étendue et des conditions de garantie d’un bien, d’un produit ou d’un service, ainsi que dans les factures et quittances, l’emploi de la langue française est obligatoire. Les mêmes dispositions s’appliquent à toute publicité écrite, parlée ou audiovisuelle »(adde sa circulaire  du 6 mars 1997). L’emploi de la langue française est donc impératif, « y compris dans le domaine de la micro-informatique, où l’emploi de termes étrangers s’avère générateur de contresens, d’incompréhensions ou de malentendus qui peuvent conduire les utilisateurs à commettre des erreurs d’installation »[628]. Toutefois, ces dispositions ne valent que pour les contrats soumis à la loi française : les parties choisissent librement la langue dans laquelle elles rédigent un contrat international de droit privé[629].

B. – Les salariés

Les développements qui ont été présentés auparavant à propos des consommateurs pourraient être transposés aux salariés. À savoir que le droit du travail est dans son essence protecteur des salariés, avec du reste un renforcement des mesures en faveur de certains salariés. Mais en l’espèce il s’agit moins d’empêcher quelque injustice économique (encore que cela arrive, en prévoyant un salaire minimum, ou l’égalité des salaires entre hommes et femmes) que de préserver la dignité du travailleur[630] (d’où le droit du travail a pu être présenté comme une terre d’élection pour les droits de l’homme[631]). C’est cet objectif qu’il me paraît intéressant de mettre en relief, en m’attachant surtout à la façon de gérer les entreprises. Je montrerai certaines conséquences éthiques, peut-être imprévues, de la prise en compte de la nature réelle de l’homme, et suggérerai des évolutions. C’est dire, en revanche, que je ne tenterai pas de dresser un inventaire des mesures protectrices des salariés ; il suffit de renvoyer aux divers ouvrages de droit du travail : chacun pourra les lire en se demandant, pour chaque règle, si elle peut être considérée comme éthique (tout en étant de droit[632]). Lorsque je parle du droit du travail, je vise le code du travail au premier chef, auquel il faut ajouter l’apport de la jurisprudence : les juges, chargés de l’appliquer et de l’interpréter, ont contribué et contribuent à la protection des droits des salariés ainsi qu’à la sauvegarde de leur dignité.

Il est même certaines dispositions du code du travail qui, a priori, pourraient paraître méprisantes pour l’homme et qui, au contraire, ont été prévues pour le protéger. Je prendrai un seul exemple en ce sens, tiré du célèbre article L. 1224-1, selon lequel « S’il survient une modification dans la situation juridique de l’employeur, notamment par succession, vente, fusion, transformation du fonds, mise en société de l’entreprise, tous les contrats de travail en cours au jour de la modification subsistent entre le nouvel employeur et le personnel de l’entreprise ». Cette règle est protectrice, en ce qu’elle maintient le contrat de travail en présence d’une modification de la situation juridique de l’employeur, notamment lors d’une cession de l’entreprise ou d’une fusion de sociétés, d’autant qu’elle a été interprétée largement par la jurisprudence. Mais il est possible de la regarder d’un œil moins favorable, en constatant qu’elle traite les salariés quasiment comme des marchandises, et bien des salariés la ressentent ainsi, lorsqu’ils apprennent par la presse les accords passés aux dessus de leurs têtes, faisant qu’ils se trouvent changer d’employeurs. Leur dignité voudrait au moins qu’ils fussent informés à l’avance, lors du déroulement des pourparlers ; à quoi les décideurs répondent que c’est impossible, que le secret doit être gardé dans ce genre d’affaires, sous peine d’échec. Il y a toujours le rêve de la grâce, et la pesanteur de la terre.

L’interférence contradictoire (en fait) du droit des procédures collectives

Malheureusement, le droit du travail, pourtant très directif, est souvent tenu en échec par le droit des procédures collectives. Malgré les nombreuses réformes dont il a été l’objet, et malgré les intentions déclarées de leurs auteurs, consignées dans l’article L. 620-1 définissant les objectifs de la procédure de sauvegarde, les salariés restent en pratique les parents pauvres dans cette situation[633]. D’autant que le dépôt de bilan est parfois perçu (et utilisé) comme un acte de gestion banal, s’inscrivant dans une stratégie[634], permettant « d’éponger » les dettes et de « dégraisser » le personnel, en éliminant (légalement) les règles protectrices du code du travail. Où le travailleur est considéré comme une « force » de travail qui est « jetée » si elle ne paraît pas suffisante : les capitalistes qui agissent ainsi méprisent l’homme, bafouent sa dignité. Mais « l’éthique du gris » (V. supra) peut évidemment conduire les dirigeants d’une entreprise à procéder à sa liquidation lorsqu’aucune autre issue n’est réellement possible.

          1°. – La protection des salariés n’exclut pas celle des entreprises

Le droit du travail prend en considération les intérêts de toutes les parties prenantes, c’est-à-dire qu’il protège aussi les entreprises (les apporteurs de capitaux plus exactement) contre certains abus commis par les salariés. Les règles sont connues, même s’il est rare qu’elles soient perçues sous cet angle de vision, pourtant réel, dont je vais donner trois exemples. D’autre part, le salarié doit être loyal envers son entreprise, en cherchant le bien de celle-ci, notamment par ce qui est appelé sa conscience professionnelle, en en présentant une image positive, en ne révélant pas son savoir-faire, etc.

La rupture du contrat de travail par le salarié

En second lieu, l’article L. 1243-3 du code du travail indique que « La rupture anticipée du contrat de travail à durée déterminée qui intervient à l’initiative du salarié en dehors des cas prévus aux articles L. 1243-1 et L. 1243-2 ouvre droit pour l’employeur à des dommages et intérêts correspondant au préjudice subi ». Mais les juges sont peu généreux envers les employeurs dans ces circonstances.

L’abus du salarié refusant un reclassement

Le salarié inapte à reprendre son poste à la suite d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle bénéficie d’un droit de reclassement (C. du travail, art. L. 1226-10[635]). Il est libre de refuser le reclassement qui lui est proposé. Mais ce refus ne doit pas être abusif, sinon il perd les garanties dont il bénéficie normalement (indemnités de préavis et de licenciement : C. trav., art. 1226-14). L’abus se caractérise généralement par l’absence de motif légitime ; telle est par exemple l’attitude d’un salarié refusant toute proposition, en affirmant qu’elle est incompatible avec son état de santé[636], ou sans motif légitime alors que l’emploi est approprié à ses capacités et correspond à celui qu’il occupait avant son accident[637].

L’abus dans la grève

La reconnaissance du droit de grève « ne saurait exclure les limitations apportées à ce droit comme à tout autre en vue d’éviter un usage abusif » (CE, 7 juill. 1950, Dehaene[638]). En quoi consiste l’abus dans la grève ? Aucun critère n’est déterminant dans l’état actuel de la jurisprudence, très dépendante des circonstances de fait[639]. Le juge s’attache à un faisceau d’indices. Les modalités de la grève, les conditions dans lesquelles les salariés se mettent en grève, ou les agissements qui accompagnent leur arrêt de travail et provoquent une désorganisation anormale de l’entreprise[640] peuvent conduire le juge à la considérer comme abusive. Il en est ainsi notamment des grèves perlées[641], à répétition[642], avec occupation des locaux ou blocage des entrées[643], ou de « solidarité »[644]. Est-il excessif de prétendre que, dans ces diverses circonstances, la grève est contraire au bien commun (de l’entreprise), donc immorale ? Du reste, Jean-Paul II estimait que, si les salariés peuvent recourir à la grève pour obtenir la sauvegarde ou le rétablissement de leurs droits légitimes et de leur dignité, ils doivent veiller à ne pas paralyser la vie économique, car « cela serait contraire aux exigences du bien commun de la société »[645] (au sens général). A contrario, en l’absence d’abus le juge ne saurait substituer son appréciation à celle des grévistes sur le bien fondé de leurs revendications[646], car elle est alors présumée conforme au bien commun.

La faute éventuelle incombe aux salariés réellement grévistes. La responsabilité civile étant individuelle et non collective, les juges du fond doivent préciser quel acte fautif a commis chacune des personnes en cause[647], qui ensuite peuvent être condamnées in solidum. Toutefois, il est admis, sans véritable fondement juridique, que les « meneurs » du mouvement, leurs dirigeants de fait, généralement les délégués syndicaux, peuvent être assignés en référé pour l’ensemble des participants au conflit[648]. D’autre part, un syndicat ou une union de syndicats peuvent engager leur responsabilité, en tant que personnes morales civilement responsables, par les actes abusifs de leurs représentants (mais qui ne sont pas leurs préposés), dans le déclenchement ou le déroulement de la grève[649]. De son côté, après avoir insisté sur l’utilité des syndicats et le droit naturel pour les salariés de s’associer, le Pape attire leur attention sur le fait que leur action doit être guidée par la recherche du bien commun, et que ces groupements ne doivent pas être mus pas l’égoïsme[650]. Dans cet esprit, il n’est sans doute pas scandaleux de se demander si n’est pas immorale la défense à tous crins des « droits acquis », par les syndicats des entreprises publiques, car refusant de tenir compte des intérêts des clients et de la Nation (leur apportant, dans certains cas, des contributions annuelles considérables, l’exemple le plus significatif étant la SNCF[651] qui, en même temps, fut en 1998 la source de près de 40 % des jours de grève en France avec 1 % des salariés du pays). Les fameux droits acquis ne sont parfois, à y regarder de plus près, que des privilèges acquis, c’est-à-dire des acquis contre la justice[652]. Le débat sur ces questions est complètement « piégé », car il est impossible de discuter réellement, en se fondant sur des arguments rationnels et la réalité : il y a toute une série de notions « intouchables », indiscutables au sens premier.

Tout licenciement pour fait de grève est nul de plein droit (C. trav., art. L. 2511-1) ; il ne peut être justifié que par une faute lourde commise par le salarié à l’occasion de la grève (qui est rarement retenue). Dans les relations entre employeurs et salariés, la faute lourde obéit normalement depuis 1990 à un régime dérogatoire : elle n’est prise en considération que si elle est intentionnelle. Il semble que cela ne soit pas le cas en la matière[653]. La riposte de l’employeur à la grève, doit elle-même être proportionnée au mal, sinon elle est abusive[654].

La grève n’est parfois déclenchée par les salariés que pour faire respecter leurs droits essentiels, qui seraient bafoués par l’employeur. Celui-ci est alors responsable de l’arrêt de travail, de sorte qu’il pourra être condamné à payer aux grévistes des dommages et intérêts, compensant la perte de salaire, et tous les préjudices résultant du mouvement[655].

Les salariés mécontents disposent aujourd’hui d’autres armes efficaces contre l’entreprise que la grève : ils peuvent ouvrir un site sur l’internet, exposant leurs griefs ; le procédé commence à être utilisé. L’entreprise en cause sera peut-être disposée à des concessions pour faire cesser la diffusion des imputations qui portent atteinte à son image de marque. Cette pratique n’engage la responsabilité de leur auteur que si elle est fautive, en tant que comportant des mensonges, des calomnies ou des diffamations.

          2°. – Considérations sur le travail dans la lumière de la dignité du salarié

Le travail est la base fondatrice des affaires et, étant le fait d’hommes, met en cause leur dignité, donc des questions éthiques essentielles, ce qui conduit à nous y intéresser, en nous servant d’un guide reconnu, le Pape Jean-Paul II (même si j’apporterai une touche personnelle et ajouterai des remarques de mon cru). En effet, un des axes majeurs de sa doctrine portait sur le travail humain ou, pour prendre le titre de sa première encyclique consacrée à la doctrine sociale, L’Homme au travail (Laborem exercens[656]). Il est intéressant de synthétiser en quelques mots la riche pensée de celui qui, ayant été à la tête de l’Église catholique, représenta une des rares autorités morales de ce temps. Son influence dépassa largement le cercle des croyants, alors même que sa pensée suscita des critiques d’une fraction de ceux-ci (mais surtout sur les questions de bioéthique, où il était perçu comme « réactionnaire », moins sur la doctrine sociale, encore que certains lui reprochaient d’être tout bonnement « gauchiste » et révolutionnaire : de la relativité et de la sottise des étiquettes !). Quoi qu’il en soit, Jean-Paul II avait une vision originale du travail par rapport aux conceptions habituelles (de toute façon l’idée de travail n’a pas été linéaire dans l’histoire[657]).

L’humanisation et le perfectionnement du monde par le travail

Le mot de métier dérive de ministerium, fonction, laissant entendre que le métier est une manifestation de la nature de l’homme[658]. D’où la tristesse du chômeur, même lorsqu’il ne connaît pas de difficultés économiques. L’encyclique insiste en ce sens : le travail « constitue une dimension fondamentale de l’existence de l’homme sur terre » (LE 4, 1) ; du reste, « chacun devient homme » en partie par le travail (LE 10, 1). Le Pape s’appuyait sur les premières pages de la Bible : « Soyez féconds, multipliez la terre et soummettez-là » (Genèse 1, 28), où il voyait une allusion au travail, « comme une activité à exercer dans le monde » (LE 4, 2). La création est en quelque sorte un livre inachevé, dont l’homme doit déchiffrer les pages écrites, et rédiger celles qui sont vierges. Dominer la terre, la cultiver, l’orner des fruits de l’intelligence et des fleurs des vertus, voici la noble mission de l’homme. Soumettre l’univers, l’humaniser d’une certaine manière, lui confère comme un supplément d’être : il se rapproche de l’homme, il devient plus semblable à lui. Le verbe entreprendre, qui a donné entreprise, implique cette participation à la création. Certains écrivains visionnaires épousèrent cette vue, dont les agnostiques Saint-Exupéry et Malraux[659], en affirmant le premier : « Être homme […] c’est sentir, en posant la pierre, que l’on contribue à bâtir le monde »[660] ; le second :« Dans ce qu’il a d’essentiel, notre art est une humanisation du monde »[661]. Mais en même temps, ce faisant l’homme travailleur participe au perfectionnement et à l’achèvement de la création, voire à son embellissement. Cependant, le travail ne doit pas être exalté outre mesure ; ce n’est pas une valeur absolue : le Christ a condamné le souci excessif du travail et des moyens de vivre dans la poétique parabole des oiseaux du ciel qui ne sèment ni ne moissonnent et des lys des champs qui ne peinent ni ne filent (Matthieu VI, 25-34).

L’aspect subjectif du travail

Ce n’est pas l’objet du travail qui retenait l’attention du Pontife romain mais son sujet, une personne (imago Dei). Le travail est avant tout pour l’homme, et non l’homme pour le travail. D’où dans la balance des intérêts des capitalistes et des travailleurs, au sein de l’entreprise, la priorité doit aller aux seconds, le capital n’ayant de valeur que comme moyen. Le capitalisme sauvage avait opéré une inversion d’ordre et, en ce sens, il était une des formes du matérialisme : ce fut et c’est encore parfois « l’erreur de l’économisme » (LE 13, 2). Tout travail portant la marque de la dignité de l’homme, aucune fonction n’est méprisable, ni aucune n’est supérieure aux autres, même si elle mieux payée. Chacun à sa place est indispensable, le manuel comme l’intellectuel, de sorte que tous sont interdépendants : « Qui peut distinguer les pierres de la base et de la clef de voûte, et qui peut se montrer jaloux de l’une ou de l’autre ? » (Saint-Exupéry[662]).D’où le travail de la femme au foyer retrouve aisément ses lettres de noblesse, qu’il n’aurait jamais dû perdre. Les femmes au foyer, comme les religieux du reste, même contemplatifs, ne sont pas des inactifs[663]. Les unes comme les autres travaillent, mais travaillent autrement, dans un esprit de service, au profit du bien commun. Leur labeur n’est donc en rien inférieur aux autres tâches Ainsi, les sources de la dignité du travail doivent être recherchées, non dans sa dimension objective, mais dans une dimension subjective (LE 6, 5). Le travailleur n’est pas une « force » (malgré l’expression usuelle de « force de travail »), ni un instrument de production : il est le « sujet efficient » du travail, « son véritable artisan et son créateur » (LE 6, 7).

D’où, il est immoral et illicite de traiter le travailleur comme une marchandise, prêtée ou vendue à autrui, bien que la pratique utilise des expressions ambiguës et choquantes. Fin 1998, un rapport du Centre d’études de l’emploi affirmait que les constructeurs et équipementiers automobiles, qui recourent intensément à l’intérim, considèrent celui-ci « comme une “fourniture” relevant de leur politique d’achat »[664] ; cette vision inhumaine est abominable. De même, le « prêt de main d’œuvre » ne peut pas exister, l’homme n’étant pas un bien ; il s’agit en réalité de la mise à disposition d’autrui de personnel, soit à titre gracieux par un contrat d’entraide, soit à titre onéreux par une société de travail temporaire[665], et encore lorsqu’elle est la conséquence nécessaire de la transmission d’un savoir-faire ou de la mise en œuvre d’une technique qui relève de la spécificité de l’entreprise du salarié mis à la disposition d’autrui. De même, un sportif ne saurait être « vendu » par un club à un autre. En ce monde tout a un prix, tout vaut tant, sauf l’homme ! La Cour de justice des Communautés européennes, sans avoir à se prononcer sur ce point, a tout de même jugé que les règles d’une association sportive, interdisant à une autre d’employer un joueur sans verser une indemnité de transfert, était contraire à l’ancien article 48 du traité de Rome[666] (mais ce principe ne s’applique qu’aux transferts de sportifs ressortissants de différents États au sein de l’Union européenne).

La solidarité créée par le travail

Étant pour chacun un devoir et une nécessité, le travail instaure une solidarité entre les hommes (dont témoigne le « entre » d’entreprendre et d’entreprise), en visant le bien commun, et parce que chacun à sa place occupe une place indispensable à l’ensemble, que ce soit au sein de l’entreprise mais aussi, au-delà, des autres entreprises, des administrations et des autres collectivités. De plus, cette solidarité s’étend au plan international. Dans la recherche d’un monde meilleur de justice et de paix, la solidarité doit battre en brèche les fondements de l’injustice et de la violence, non par la violence ou par la lutte des classes, mais par le dialogue et la concertation. Et cette solidarité renouvelée du monde du travail doit désormais être planétaire : « le bien commun mondial appelle une nouvelle solidarité sans frontière » (OIT 10, 2). Elle voit « dans la dignité de le personne humaine […] le critère premier et ultime de sa valeur » (OIT 14, 1).

Le perfectionnement personnel procuré par le travail

Par le travail, lieu de fusion de l’esprit et de la matière, l’homme « se réalise comme homme et même, en un certain sens, il devient plus homme » (LE 9, 3). Au-delà d’une nécessité biologique (avoir une activité, se dépenser) ou économique (pour obtenir des moyens de subsistance pour lui et sa famille), le travail est un besoin moral de l’homme. En effet, il est une façon de développer l’altérité (un des traits de la personne), du fait de la reconnaissance par autrui du travail accompli et de sa qualité ; œuvre dans laquelle chacun apporte sa touche personnelle (sauf dans les tâches standardisées à l’extrême, comme le travail dit à la chaîne mais qui, précisément, est indigne car aliénant). C’est en agissant, en luttant avec la matière, la nature des choses et les mystères du monde, que le travailleur, dans quelque domaine que ce soit, développe ses capacités intellectuelles ou physiques, ses virtualités innées, se perfectionne moralement (en développant ses qualités, la persévérance, la prudence, le courage, l’abnégation) ; souvent, en fin de compte, le travail procure la joie[667] ; oui, la joie de vaincre la difficulté, de découvrir des lois secrètes de la vie, de créer, de se dépasser, de servir… Autrement dit, le travail participe au bonheur de l’homme, qui est la fin ultime de l’éthique.

Vision angélique ?

Beaucoup seront tentés de se récrier car, d’expérience immémoriale, le travail est souvent ingrat et pénible. Certes, mais lorsque la dignité humaine est respectée, l’effort ou le caractère pénible du travail n’est point un obstacle aux aspects positifs exposés ci-dessus. Hélas, les hommes ont été soumis dans le passé, surtout à partir de la révolution industrielle[668] opérée par le machinisme au XIXe, qui a été accompagnée d’un libéralisme absolu, à des conditions de travail épouvantables, au mépris de la dignité humaine : le travail n’était pas alors un facteur d’épanouissement, mais d’abrutissement. Il en va encore de la sorte dans certains pays. De la nécessité d’un libéralisme tempéré, où le respect des valeurs humanistes dictées par l’éthique est imposé par la loi, en l’espèce par le code du travail (même si en France celui-ci est sans doute trop rigide, et contribue au chômage ; mais, en la matière, mieux vaut un excès dans ce sens que dans l’autre…).

Du chômage

La question fondamentale consiste à trouver un emploi pour chaque personne, mieux un emploi « adapté » : « Le contraire d’une situation juste et correcte […] est le chômage » (LE 18, 1), qui est donc immoral. Le Pape s’élevait particulièrement contre le chômage des jeunes « qui, après s’être préparés par une formation, […] voient frustrés leur volonté de travailler, et leur disponibilité à assumer leur part de responsabilité, dans le développement économique et social de la communauté » (LE 17). Alors que faire ? L’aide est certes indispensable en cas d’urgence, pour assurer les besoins vitaux des chômeurs et de leur famille, mais elle n’est pas une solution. Pour tarir ce fléau social, il convient d’agir à la source (comme le disait Louis XVI ; V. supra). Les pouvoirs publics et les organismes internationaux doivent à cet effet procéder à une planification globale, garantissant tout à la fois l’initiative de chacun, une collaboration internationale et un système d’éducation adapté (LE 18, 2–5). L’Église est dirigiste en économie (cependant de façon modérée), comme elle a pu l’être en morale autrefois (sans compter la manière d’agir de « directeurs de conscience » très directifs, pour ne pas dire abusifs…).

Les chefs d’entreprise sont appelés à se montrer magnanimes : ils se doivent, en conscience, d’embaucher le plus possible, fût-ce à temps partiel, fût-ce à titre temporaire, fût-ce pour des emplois modestes. La pusillanimité et l’excès de prudence sont des graves fautes morales dans ce domaine, par les temps qui courent. En complément, les employeurs doivent pratiquer une politique humaine des licenciements, que je concrétise de la manière suivante. Choisir ceux dont l’entreprise se sépare en tenant compte évidemment des contraintes économiques (qui désigne les postes à supprimer), mais aussi de l’âge, des charges de famille et des facilités de reclassement. D’autre part, n’y procéder qu’en dernière extrémité (lorsque seule cette mesure permet de sauver les autres emplois), mais à temps (quand l’entreprise a encore la possibilité d’aider au reclassement des « victimes »), et en s’efforçant d’atténuer le choc par des mesures d’accompagnement et de formation. Ces consignes ont pénétré dans le milieu des dirigeants[669]. D’un autre côté, les salariés ont aussi leur part de responsabilité dans la question du chômage : ils doivent savoir se contenter, en fonction des circonstances, d’un salaire correct pour ne pas alourdir les charges de l’entreprise, afin de lui permettre d’embaucher ou d’éviter qu’elle débauche. Il ne s’agit pas de propos encourageant l’inertie, mais d’un appel à la prise en compte des réalités (sans s’arrêter au discours alarmiste du patronat). En définitive, le chômage pose un défi que « tous ont à relever en dépassant les égoïsmes de personnes, de groupes ou de nations » (Jean-Paul II[670]). Le travail doit retrouver sa place dans notre société des loisirs et du farniente, au sens étymologique (ne rien faire – volontairement, ou involontairement comme les nombreux « exclus » sécrétés par notre société à deux vitesses, de surconsommation et de sous-consommation), et être réinventé sans cesse[671]. D’autant que le travail dans une entreprise est un merveilleux moyen d’intégration, un des plus efficaces, par le mélange des hommes qu’il nécessite, et par les valeurs qu’elle promeut (qui imprégneront l’esprit des travailleurs).

Le juste salaire

Pour la conception purement libérale, le salaire résultant d’un accord entre l’employeur et le salarié est juste, même s’il est purement formel. L’Église récuse cette position depuis l’encyclique Rerum novarum[672], car elle tient compte de l’inégalité des partenaires (ce que font la majorité des législations sociales d’aujourd’hui) ; la plupart des salariés ne peuvent pas réellement négocier le montant de leur rémunération. Au-dessus de la volonté des partenaires, « il est une loi de justice naturelle plus élevée et plus ancienne » (Rerum novarum) exigeant un juste salaire. Mérite cette qualification celui qui donne au salarié les moyens de vivre dignement, et de constituer un capital de précaution, en prévision de l’avenir. En présence d’un sujet marié, le salaire doit être « familial » c’est-à-dire assurant une subsistance correcte à tous les membres de la famille (au sens étroit), sans que l’épouse soit obligée de travailler en dehors du foyer pour apporter un deuxième salaire[673]. De plus, le salaire n’est juste que s’il est suffisant pour que le travailleur et ses entours puissent profiter des loisirs et se cultiver. Contrepartie du travail fourni, il dépend de celui-ci (notamment du poids des responsabilités ou de sa « pénibilité ») et de la plus ou moins bonne prospérité de l’entreprise, mais aussi des besoins vitaux du salarié. Devrait s’y ajouter une part du « produit commun » de la collaboration des entreprises et des salariés, autrement dit un intéressement aux bénéfices et à l’accroissement de la productivité. Les disparités ne doivent pas exister entre hommes (mâles) et femmes (à travail égal s’entend). Et, sans être exclues absolument car l’égalité serait ici injuste (les tâches n’étant pas équivalentes) et sclérosante (enlevant tout dynamisme), elles doivent rester raisonnables entre les diverses catégories sociales et les divers secteurs économiques. Certains salaires ou cachets sont immoraux par leur importance excessive[674], et croyez bien que j’écris ceci sans aucune jalousie, n’étant pas dans une situation « défavorisée ».

Quelques exemples dans le monde du sport, c’est-à-dire à propos de personnes ne créant pas de richesses. Voici les revenus annuels, en 2011, de quelques uns de ces personnages : Frank Ribéry, 11,6 millions ; Nicolas Anelka, 13 millions ; Cristiano Ronaldo, 29,2 millions ; David Beckham, 31,5 millions ; Lionel Messi, 33 millions d’euros ; l’entraîneur José Mourinho, 14,8 millions ; Zlatan Ibrahimovic, 14 millions nets d’impôts. Pour la rencontre avec la Nouvelle Zélande lors de la coupe du monde de rugby 2011, chaque joueur de l’équipe de France a touché une prime de 140 000 euros pour les remercier de leur défaite (en sus évidemment de leurs considérables salaires et droits dérivés) ; en cas de victoire, la prime aurait été de 180 000 euros. Ces chiffres sont-ils raisonnables ? J’ajoute que les revenus de Johnny Hallyday furent en 2009 de 11 millions d’euros (selon Le Figaro, 19 janv. 2010), que l’animateur de télévision Benjamin Castaldi perçoit plus de 2 millions nets par an, tandis que les revenus de Nicolas Hulot étaient d’un million par an dans les années 2000 (ils ne sont plus connus depuis).

Enfin, l’Église incite les salariés dans l’aisance à accepter volontairement des prélèvements (un pourcentage de leur rémunération) en faveur des pays en voie de développement[675].

Des conditions immatérielles du travail

La conception subjective du travail (V. supra), ne s’arrêtant pas à l’objet du travail, à ce qui est fait, mais à l’agent qui œuvre, conduit à respecter celui-ci, à tous égards. D’abord, à propos des conditions purement immatérielles, qui mettent en jeu la liberté et la responsabilité, ce ménage une fois de plus inséparable, combiné ici avec le principe de subsidiarité (V. infra). L’entreprise doit préserver la liberté des travailleurs, sous forme d’esprit d’initiative, et leur sens des responsabilités. Joignez à cela le principe de confiance et l’esprit de dialogue, qui doivent exister entre tous les citoyens, a fortiori entre tous les membres d’une entreprise, ainsi qu’une transparence, sinon totale, du moins certaine (les comités d’entreprise, dont la création est obligatoire dans les entreprises de plus de cinquante salariés[676], sont informés de la vie de l’entreprise ; mais la direction ne respecte parfois cette disposition que de façon formelle, sans entrer dans son esprit). Enfin, l’entreprise doit permettre au salarié de se perfectionner et de se cultiver. Nous retrouverons ces aspects à propos du management.

L’objet du travail

La dignité du travailleur implique que ne lui soit pas imposé des travaux dégradants, comme étant contraires à la morale (par ex. la prostitution, mais aussi de demander ou de verser des « pots de vin »), ou qui attentent à la vie des personnes (ce qui suppose, au minimum, que les États admettent et fassent respecter la clause de conscience, principalement du personnel médical refusant de prêter la main à des interruptions volontaires de grossesse).

Le rythme du travail

Ensuite, en n’imposant pas au travailleur un rythme de travail (physique ou intellectuel) trop intensif, en le traitant comme une machine (ce qui a été jadis le sort de bien des ouvriers, et l’est encore des sportifs professionnels, dont le rendement maximal est recherché, au prix de dopages et de leur équilibre psychique, comme de certains cadres supérieurs).

Les conditions matérielles du travail

En outre, les employeurs doivent tout mettre en œuvre pour que les conditions matérielles du travail soient correctes, afin d’atténuer ses effets pénibles (réduire le bruit, la cadence, la chaleur ou le froid). La peine et l’effort ne sont moralement admissibles que s’ils sont techniquement et socialement nécessaires. À ce propos, il ne faut pas oublier que la technique est notre servante, rien de plus : ne la laissons pas nous dominer. Toute difficulté technique peut se résoudre ; il suffit de le vouloir réellement. Cependant, la libération de petites tâches matérielles pénibles ne libère pas forcément l’homme, dans sa totalité, si elle est remplacée par une nouvelle forme de servitude, plus sournoise, d’ordre psychique, comme l’assujettissement à des écrans de contrôle, ou à des systèmes informatisés très enveloppants, allant jusqu’à intégrer les émotions de l’opérateur. Ou, pour un cadre, le « stress » résultant de l’obligation d’être toujours accompagné d’un téléphone portable en veille ; la sollicitation constante (sa simple possibilité), dans une logique d’instantanéité, est alinéante.

Le temps du travail

C’est dans ces conditions matérielles que s’écoule le temps de travail. La modération est de mise : il convient de supprimer dans la mesure du possible le travail de nuit et du dimanche. Le code du travail prescrit : «Dans l’intérêt des salariés, le repos hebdomadaire est donné le dimanche » (art. L. 3132-3[677]). Cette règle, de plus en plus contestée par certains hommes politiques, à la demande des grosses entreprises[678], a connu des aménagaments. Le dimanche est sans doute pour un chrétien le jour de Dieu mais, pour tous c’est « le jour de l’homme », comme le notait saint Ambroise (IVe siècle), car ce temps de relâche lui permet d’être lui-même, de s’occuper de sa famille, de se reposer, de se cultiver, de pratiquer des sports, etc. En dehors de ces temps spéciaux, la durée hebdomadaire du travail doit rester raisonnable, en fonction des possibilités économiques (générales, et particulières, c’est-à-dire celles de l’entreprise en cause), dans le même dessein de l’épanouissement des salariés. La diminution progressive de la durée hebdomadaire du travail, qui est du reste une constante depuis plus d’un siècle, est souhaitable, à condition qu’elle n’obère pas la situation des entreprises dans un monde ouvert, sans frontières (c’est en cela qu’il fût fâcheux qu’une loi imposa le « passage » obligatoire aux 35 heures, sans tenir compte des circonstances et sans prévoir un long temps d’adaptation ; mais les accords d’entreprise sur les 35 heures ont souvent compris une réorganisation du travail, conduisant à des progrès de productivité, compensant le surcoût de la mesure[679]). Le travail à temps partiel doit être proposé (non imposé), au moins aux mères qui le souhaitent, afin de leur permettre de se consacrer à leurs enfants ; de même, s’il est possible le temps dit « flexible » (que je préfère appeler modulable ou choisi), à condition qu’il ne se retourne pas contre l’homme, en le soumettant à des périodes de travail trop intenses.

Les discriminations positives

Le respect des personnes conduit encore à adapter le travail à l’être humain concret, sexué, et d’une race (discriminations positives), par exemple à la femme dont les forces physiques sont différentes de celles des hommes, ou à un asiatique de taille plus petite (en moyenne) que celle des occidentaux ; et encore, il convient de tenir compte de l’âge du travailleur manuel (le travail intellectuel ne soulève pas les mêmes difficultés), en l’affectant éventuellement à des tâches moins rudes (et alors que des salariés ayant de l’ancienneté contribuent largement à la transmission de la culture de l’entreprise). Du reste, le code du travail prévoit que « Le médecin du travail est habilité à proposer des mesures individuelles telles que mutations ou transformations de postes, justifiées par des considérations relatives notamment à l’âge, à la résistance physique ou à l’état de santé des travailleurs » (art. L. 4624-1). En cas de difficulté ou de désaccord la décision est prise par l’inspecteur du travail (même art., al. 3). La jurisprudence a entendu largement cette disposition, de sorte qu’existe aujourd’hui une obligation de reclassement à la charge de l’employeur[680], au-delà même de l’entreprise (à l’intérieur du groupe[681]), sauf impossibilité absolue d’y procéder ou inaptitude de l’agent à exercer toute activité (se traduisant par son licenciement). D’un autre côté l’ergonomie est une discipline à développer : en adaptant le travail et les machines à l’homme, elle marque la primauté de celui-ci (alors qu’auparavant il était demandé au salarié de s’adapter à son travail et aux machines).

Du travail des handicapés

Enfin le Pape insistait sur le devoir difficile d’offrir un travail aux personnes handicapées, selon leurs possibilités, parce que leur dignité d’hommes et de sujets du travail le requiert (LE 22, 1 à 3). Une nation qui refuse une partie de ses citoyens, en pratiquant une sélection, perd son âme. En France, depuis la loi du 10 juillet 1987 (donc postérieure à l’encyclique Laborem exercens, datant de 1981) le code du travail impose aux entreprises de plus de vingt salariés l’embauche d’un pourcentage de travailleurs handicapés (C. trav., art. L. 5212-1 et s.). Son application s’est heurtée et se heurte toujours à bien des résistances[682], mais la plupart des entreprises qui ont loyalement « joué le jeu » reconnaissent que cette mesure a été bénéfique. Par les valeurs et qualités que ces salariés apportaient, par l’obligation qu’ils créaient de porter attention à l’autre, par la nécessité de vaincre les difficultés que leur arrivée pouvaient causer ou qu’ils éprouvaient, par une meilleure solidarité, enfin par un souci d’améliorer les conditions de travail et de prévention des accidents[683]. Cet exemple de la synergie de la visée morale et de l’efficacité est encourageant. Certains patrons dépassent même les exigences légales, en étant animés par un sentiment de fraternité agissante, mais sans perdre de vue la nécessité de la rentabilité de leur maison[684].

3°. – Considérations sur le management des entreprises dans la lumière de la dignité du salarié

J’emploie le mot de management (prononcé à la française, comme aménagement), malgré ma répugnance au « franglais », à raison de son utilité et du fait qu’il est universellement utilisé (sans compter qu’il fut introduit dans notre pays dès le Second Empire). Du reste, il est issu du vieux français, comme la moitié des mots du vocabulaire anglais ; en l’espèce, management découle du verbe to manage (entraîner, conduire, diriger), venant du vieux français ménage ou manage, du latin mansio (maison). Les verbes aménager et déménager, comme les noms aménagement et déménagement ont la même origine. Au XVIe siècle est apparu dans la langue française le mot de mesnagement (transformé plus tard en ménagement), avec le sens d’administration et de direction, mais il est tombé en désuétude, dans cette première acception, au siècle dernier.

Par dirigeants, j’entends ci-dessous l’entrepreneur, la direction générale d’une société et, plus largement encore, tous les cadres supérieurs. Fondamentalement toute vie est service, a fortiori celle de ceux qui ont quelque pouvoir ; l’autorité est un service. Diable, me direz-vous, au service de qui se trouve le dirigeant ? Tout simplement de la clientèle, des salariés, des actionnaires et, plus largement, du bien commun. Dès lors, le dirigeant n’est qu’un serviteur parmi d’autres : il se contente d’exécuter sa partie dans l’œuvre commune ; la véritable autorité est celle-ci. Nul ne saurait donc condamner l’exercice du pouvoir en soi, et pas davantage le plaisir qu’un homme peut y trouver, un légitime épanouissement de sa personnalité, dès lors que l’autorité est subordonnée à une finalité, encore une fois à un service. L’entrepreneur a une grande responsabilité morale, ayant en charge le sort de nombreuses personnes : directement, des salariés de l’entreprise et de leurs familles ; indirectement, des salariés des fournisseurs et leurs familles.

          a). – Des vertus attendues des dirigeants d’entreprises (modèles)

L’exercice de l’autorité ainsi entendue suppose que le dirigeant (ou le cadre supérieur) possède certaines qualités ou vertus (d’autant plus que son comportement influe nécessairement sur celui des salariés, et conditionne l’atmosphère régnant dans l’entreprise, l’envie d’agir et de créer[685]). En voici quelques unes. Hors série, une riche vie intérieure[686],passant par l’unité de son être et l’acceptation de lui-même[687] (habitare secum, habiter avec soi-même, fut le mot d’ordre de tous les auteurs spirituels du Moyen Âge, se retrouvant jusque chez Montaigne, enjoignant d’« estre à soy » ; le merveilleux auteur des Essais n’est pas cité ici au hasard : son ouvrage a pu être présenté comme une sorte de guide pour le dirigeant d’aujourd’hui, avec ingéniosité et peut-être quelque excès[688] ; la gageure d’enrôler de grandes figures du passé sous la bannière du management est devenue une sorte de mode : Richelieu n’y a pas échappé[689]). Une intense activité intellectuelle est aussi au programme (selon le Songe du vergier, rédigé à la demande de Charles V, « Un roi sans lettres est comme une nef sans avirons et comme un oiseau sans ailes » ; ce qu’il disait des souverains est sans doute transposable aux dirigeants d’entreprise, mais en ne limitant pas la vie intellectuelle à la lecture). En outre (et en vrac), l’honnêteté (dans sa vie personnelle, mais aussi pour l’entreprise) ; la justice (dans ses rapports avec les salariés) ; le courage[690] face aux épreuves (une crise, la perte d’un marché important, un sinistre, une grève dure, des actes de concurrence déloyale, etc.) ; la modération (tant dans les actions entreprises que dans les réactions face à la concurrence ou envers les erreurs des salariés[691]) ; la tempérance (dans sa vie personnelle et pour l’entreprise, en cherchant un bénéfice raisonnable) ; une certaine forme de sagesse[692], passant par la méditation[693] ; le sens de la responsabilité (en assumant ses actes, et en ne demandant pas aux autres d’accomplir ce qui relève de sa compétence, ou ce qu’il ne voudrait pas faire lui-même de peur de se « salir les mains », comme des actes de corruption active ou d’espionnage industriel) ; le non-conformisme, lui permettant d’explorer des méthodes et voies nouvelles, comme de saisir la chance qui passe ; une patience à toute épreuve ou encore tout bonnement la politesse (qui, au-delà d’un élément indispensable au savoir-vivre ensemble[694], me semble un devoir moral de tout professionnel[695], tout en étant un outil efficace de management[696]).

Un consultant d’entreprise, issu d’une famille d’artiste, a pu comparer le patron d’entreprise, donnant l’impulsion et anticipant l’action de ses équipes, à un chef d’orchestre, dont il doit adopter la persévérance, le sens du rythme et de l’écoute[697].

Le « perfector »

L’art de l’écoute est important, en voyant l’autre comme un être digne de considération et de respect, avec certes ses doutes et ses faiblesses et ayant besoin d’encouragements, mais aussi avec ses forces et ses talents pouvant être développés : les plus grandes inventions de Michelin ont été le fruit d’employés modestes, que la direction a su entendre ; ce fut notamment le cas du pneu « radial » (dit « X »), inventé par un ancien ouvrier typographe entré à l’usine sans aucun bagage intellectuel[698]. Sous cet angle de vue, le mot qui caractérise le mieux le dirigeant est celui de perfector, c’est-à-dire celui qui achève, complète, perfectionne (ce qui implique aussi qu’il sache relever les insuffisances, mais de telle façon qu’elles deviennent sources de progrès). Écouter c’est aussi accepter les critiques des salariés à l’encontre de l’entreprise, de son organisation, de ses produits ou services, ou d’un supérieur du « plaignant », en tentant de porter remède aux défauts s’ils apparaissent réels, et en félicitant le courage de celui qui les a dénoncés (alors que l’expérience montre qu’il en subit généralement des « retours de bâtons », le plus bénin étant encore d’être « mis au placard »). À la suite du scandale en 2015 des voitures Volkswagen truquées[699], le nouveau PDG de la société déclara que les ingénieurs ne devaient plus être des « béni-oui-oui » envers leurs supérieurs, ce qu’ils avaient été, et a annoncé une organisation plus décentralisée.

Dans le prolongement du « perfector », l’entrepreneur modèle dont je brosse le portrait, loin d’éprouver quelque amertume de constater qu’un de ses employés veut fonder sa propre entreprise, dont l’activité innovatrice est complémentaire (non concurrente en tous cas), l’encourage, lui prodigue des conseils, voire participe au capital. Comme la plus grande réussite d’un maître est de voir son disciple prendre son envol et le dépasser, le gage le plus assuré d’une bonne gouvernance d’une entreprise est assurément le taux « d’essaimage » de salariés (souvent qualifiés d’intrapreneurs). La société Hewlett Packard était souvent citée comme un modèle à cet égard, ayant tellement favorisé l’essaimage qu’elle est considérée comme étant à l’origine du modèle de la Silicon Valley.

L’aventurier

Ajoutez à cela la compétence : le chef d’entreprise et, au-delà, tout intervenant de la vie sociale, ayant le sens du bien commun et voulant servir autrui, se doit d’être compétent dans son activité (ce qui n’exclut pas de recourir à son intuition[700], dans certaines limites). Un bon chef d’entreprise est un excellent gestionnaire, sinon c’est un parasite, même s’il est généreux et auréolé de mille vertus. Il lui faut encore posséder la prudence, entendue comme capacité de se décider à l’action (après réflexion et éventuellement consultation d’autres personnes) et de prendre des risques. Oui, l’authentique prudent est homme d’action, un aventurier même, qui sait « commander en matière d’action ce qui a d’abord été délibéré et jugé » (saint Thomas d’Aquin[701]). Cette prudentia n’est autre que la phronesis d’Aristote, c’est-à-dire l’acte « de juger sagement », autrement dit le discernement[702]. L’action suppose évidemment une connaissance fine des motifs particuliers qui poussent le sujet à agir, en écoutant les directives de sa conscience qui insinue la voie. L’homme d’action est un passionné, mais dont la passion est orientée vers le bien commun. C’est dans l’intensité de cette passion que résulteront en grande partie son épanouissement, son dynamisme et, en définitive, son efficacité. Dans cet esprit Jean-Paul II appelait les chefs d’entreprise à faire preuve d’audace, d’initiative et de persévérance[703]. L’entrepreneur a un rôle moteur dans l’économie, en tant que ferment d’innovation, car l’innovation est au cœur de la croissance, comme l’a démontré Schumpeter. Elle stimule la concurrence, en renversant les situations acquises, tout en répondant aux attentes de la clientèle ou en créant de nouveaux besoins.

Le munificient

En outre, le dirigeant est modeste et humble. Déjà Savary dans le Parfait négociant[704] recommandait de ne pas chercher à s’enrichir en peu de temps, et de mener un train de vie raisonnable. Au-delà, la modestie se traduit par une juste appréciation de soi par rapport aux autres, une attitude sachant situer sa vraie place au sein de l’ensemble (ni plus qu’elle n’est, mais ni moins). Si le succès couronne ses efforts, il sait relativiser son rôle et associer ses collaborateurs et tous les salariés : chacun à son poste, même le plus modeste, a été un maillon nécessaire à l’œuvre commune. Il faut donc cultiver l’humilité ; son contraire est l’orgueil, qui est arrogance, désir de pouvoir et d’apparence. Enfin, le dirigeant doit posséder au plus haut point la qualité de munificence, entendue spécialement comme la disposition à utiliser largement, sans compter, avec magnificence, ses capitaux, ses idées et ses dons, au service de l’entreprise et donc du bien commun. « Sa tâche peut être comparée à celle de cet administrateur dont parle l’Évangile, à qui le maître demandait le compte de son travail. Les paroles “rends-moi compte de ta gestionˮ (Luc 16, 2) s’adressent aussi aux entrepreneurs » (Jean-Paul II, op. et loc. cit.).

Un idéal inaccessible ?

Qui, dans ces conditions, voudra et (pourrait) être entrepreneur, sinon un saint ? Le tableau ici présenté est sans doute inaccessible. Mais, comme je l’ai indiqué précédemment, qui ne vise pas l’impossible ne va pas loin ! Ce qui importe, c’est d’avoir un idéal et de tâcher de s’y conformer (V. supra, notamment sur la loi de gradualité). Un auteur, peut-être plus optimiste, a récemment énuméré « Les Sept qualités du patron français »[705] : la raison, la tolérance et le respect de l’homme, l’esprit critique, l’art de décider, le panache, l’humour, le savoir-faire[706], auxquelles on peut ajouter le « savoir relier »[707] (c’est-à-dire la capacité de tisser des liens de confiance avec les collaborateurs et entre eux, tout en sachant déléguer et compter sur les autres). Il l’incite à ne pas renier cet héritage et à ne pas adopter sans discernement la langue et les outils du management « universalisés (sic) par les Anglo-saxons », dont la crise a montré les failles.

b). – Du bouleversement contemporain du management, redécouvrant l’homme

Avant de montrer les aspects du nouveau management, il me semble utile de présenter un principe important, né dans un autre domaine, mais qui y joue un rôle grandissant, celui de la subsidiarité[708]. Il plonge ses racines dans la dignité et la liberté de la personne humaine, ainsi que dans la solidarité (ou complémentarité) des hommes. Apparu à la fin du XIXe dans l’encyclique Rerum novarum de Léon XIII[709]défini en 1931 par Pie XI dans Quadragesimo anno (n° 86[710]), il fait maintenant figure de lieu commun de la doctrine catholique, tant il est souvent évoqué[711]. Il pénétra dans l’Union européenne par le Traité de Maastricht[712], sous l’influence de M. Jacques Delors (ancien militant de la CFTC), mais de façon erronée[713], avant d’être repris par le Traité d’Amsterdam, du moins verbalement[714]. Ce principe signifie que le pouvoir de décision et de responsabilité doit être laissé à l’échelon le plus bas possible. Jamais une autorité ne doit exercer une fonction qui peut l’être par un « subordonné » ou un corps inférieur, sauf défaillance de ceux-ci ; l’intervention doit toujours avoir pour objet d’aider les personnes physiques ou morales « en dessous », dans la recherche du bien commun et de la justice. Ce principe gouverne d’abord les rapports de l’État et des citoyens comme de l’entreprise. Il joue aussi au sein de celles-ci, à plusieurs niveaux : – chaque équipe, atelier, établissement, succursale, etc., est une « communauté intermédiaire » devant jouir d’une certaine autonomie et d’une liberté d’initiative ; – dans les rapports hiérarchiques, bien évidemment ; – pour les syndicats, organes normaux d’expression des salariés et de création de règles par la négociation collective (Hayek percevait ces associations de salariés comme des monopoles troublant le bon fonctionnement du marché, alors que leur action a largement été bénéfique au plan social, et même au plan économique[715]). À dire vrai, la subsidiarité n’est pas aisée à mettre en œuvre dans l’entreprise, car elle doit éviter l’écueil de l’inefficacité. L’échelon « supérieur » ne doit intervenir dans la sphère de compétence d’autrui, outre pour assister et coordonner, que pour corriger les erreurs et suppléer les omissions (il a une sorte de devoir d’ingérence). Les « principes d’action » de Rhône-Poulenc disaient très bien, sous le titre Appliquer le principe de subsidiarité, « Ce qui peut être bien effectué à un niveau donné, ne doit pas être pris en charge par un niveau supérieur. Tous doivent s’assurer que chacun de leurs collaborateurs dispose des moyens nécessaires à sa mission »[716]. Selon Emmanuel Faber (directeur général de Danone depuis le 1er oct. 2014 et adepte d’un management de proximité), ce principe « doit s’appliquer partout autant que possible, pour que les décisions soient prises au plus près de la réalité »[717]. De tels propos eussent été inimaginables il y a une trentaine d’années de la part de dirigeants d’entreprises. La subsidiarité permet de concilier les couples apparemment irréductibles de diversité-unité et de liberté-autorité. Dans le traité de Lisbonne, le principe a été inversé, puisque c’est l’Union qui décide de garder telle ou telle fonction, ou de la confier à un échelon politique subordonné (V. le texte cité supra).

La redécouverte de l’homme

Le bouleversement contemporain du management est dominé par la redécouverte de l’homme[718], de ce que la seule valeur qui compte est l’homme, l’homme travailleur et, à l’autre bout de la chaîne économique, client et consommateur. L’homme, valeur supérieure et irréductible à n’importe quelle autre : n’est-ce point une vision éthique, fondée sur son éminente dignité ? Figurez-vous que l’avenir, c’est l’homme (l’être humain quel que soit son sexe, et toujours grâce à la femme, faut-il le préciser, mère de la vie). Le client roi, longtemps oublié, retrouve les faveurs : il est la « valeur montante de l’entreprise »[719], parce que, dans une concurrence exacerbée il faut répondre le mieux possible à ses attentes et le « fidéliser »[720]. Mais le discours sur l’entreprise privilégie généralement les salariés sous l’appellation fâcheuse de « ressources humaines ». Implicitement, elle assimile le travailleur à un bien, au même titre que les ressources naturelles, et le considère comme un élément d’un ensemble homogène (donc interchangeable) alors qu’il est un individu singulier ; le mot de « personnel », qui comprend celui de personne, ne présente pas cette inconvénient.

Aujourd’hui, il est de bon ton de conseiller d’intégrer les ressources humaines (le personnel) dans la stratégie de l’entreprise[721], au même titre que l’économie, la finance, la technique ou l’environnement (un autre élément fondamental) ; il est recommandé de prendre davantage en compte la dimension individuelle dans l’entreprise[722] et de « réarticuler l’économique avec le social »[723]. Seule cette « gestion » du personnel permet d’allier l’efficacité humaine et le progrès social. L’audit social (au sens large) y veille[724] ; il est envisagé d’imposer aux grandes entreprises la publication d’un rapport social annuel décrivant la politique sociale et les progrès accomplis[725]. Et une démarche supplémentaire d’investigation a été suggérée, « l’observation sociale »[726], mesurant notamment la satisfaction au travail, la motivation, l’attachement professionnel, afin de prévenir les conflits, accompagner les changements, rendre l’information plus « fluide »[727]etc. L’idée d’une notation sociale des entreprises cotées en bourse progresse. La richesse essentielle de l’entreprise est redevenue l’homme, comme avant l’ère industrielle. Et ce qui est considéré dans le salarié, c’est plus sa capacité à créer, à innover, à communiquer et à s’engager, que sa force physique : moins ses muscles que son intelligence et son esprit[728]. Entre sociétés concurrentes, ce sont apparemment les brevets et savoir-faire, en un mot la compétence[729], qui marque la supériorité des unes par rapport aux autres : en réalité, ce sont les hommes, dont l’imagination a été aiguisée et le travail encouragé par un management misant sur eux (en encourageant les personnalités atypiques et en se méfiant des esprits « formatés »). L’entreprise devrait être toujours être le lieu de l’accroissement des compétences de chacun de ses membres, gage tout autant d’épanouissement des hommes que de productivité pour elle. D’où la mise en lumière de l’importance de l’évaluation des capacités et des comportements de chacun, suivie d’une aide au développement des premières et au changement des seconds ; sans compter le soutien psychologique des cadres (qui se répand sous le nom de « coaching », opéré par un « coach » aidant son « patient » à modifier son comportement, notamment dans ses rapports avec autrui, et soulager ses angoisses).

La « gestion des connaissances »

Une nouvelle fonction, la « gestion des connaissances » (dite aussi des « compétences » est en passe d’entrer dans les mœurs ; elle consiste à capitaliser et à transmettre le savoir-faire de l’entreprise[730] (c’est-à-dire la compétence des salariés), grâce parfois à un réseau intranet. À défaut, les plans sociaux, les préretraites et la mobilité interne provoquent une perte radicale de certaines connaissances. La gestion des connaissances vise aussi à faciliter la création de connaissances nouvelles et d’apprentissages. L’entreprise est un « lieu d’agencement, de construction, de sélection et d’entretien des compétences »[731]. La production et la diffusion des connaissances importent plus que celles des informations : c’est peut-être une évidence, mais l’attention n’a été attirée sur elle que récemment. Certains envisagent de modifier les méthodes comptables actuelles, élaborées par un moine Florentin de la Renaissance, pour incorporer à l’actif le capital intellectuel et créateur constitué par les salariés (même s’il est difficile de l’évaluer financièrement a priori). Tout cela est le signe du passage d’une civilisation de production à une civilisation de création et à une économie du savoir[732]. Cette remise au premier plan de l’homme, dans et par l’entreprise, conduit à réfléchir sur le salarié et ses motivations, afin d’adopter les systèmes de management les plus efficaces. Les analystes relèvent tous la nécessité de favoriser l’esprit d’initiative, l’autonomie et la formation des salariés, même si les moyens proposés divergent souvent.

Les objectifs du nouveau management

Le profit reste évidemment une priorité pour l’entreprise car, sans lui, elle cesserait ses activités, au grand dam de ses salariés (et des actionnaires), d’hommes par conséquent. Ah ! ce profit, élément de richesse, qu’il suscite d’émotions et de passions : l’émulation, l’ambition, l’envie, la jalousie, la colère, la frustration… Le profit et le respect de l’homme ne sont pas antinomiques, quand le premier n’est pas l’objectif unique, ni même principal. Il est légitime de rémunérer le risque couru par les apporteurs de capitaux et de rétribuer le service qu’ils ont rendu à la collectivité. De plus, le profit est indispensable pour assurer le développement de l’entreprise et lui permettre de progresser ; il génère du capital. Ainsi, il est un juste révélateur de son bon fonctionnement[733], mais il n’est pas le seul : l’épanouissement et le bien-être des salariés en est un autre, plus important[734]. Et c’est là où le nouveau management se fait entendre. M. Bernard Tapie fut malheureusement le symbole d’une méthode de gestion inverse de celle que nous allons rencontrer. Elle fut aussi désastreuse économiquement que socialement ; cet homme d’affaires « reprenait » des entreprises qu’il revendait rapidement, généralement par éléments, son objectif principal étant d’obtenir des plus values. Il avait construit ainsi un groupe relativement important, mais largement fictif[735].

Le savoir-faire au service du « savoir-être »

Les ouvrages de management ne cessent d’invoquer l’esprit d’initiative des salariés, leur créativité[736], et de suggérer de leur reconnaître une large autonomie par une délégation effective de pouvoirs (rebaptisée par les snobs [ou bien par les ignares] d’empowerment). Sans les mots, ce sont les notions de responsabilité et de subsidiarité qui apparaissent. Le salarié dynamique et performant, parce que motivé, est celui qui, par application du principe de subsidiarité, se voit reconnaître dans sa sphère d’action, des responsabilités réelles, un espace où déployer ses capacités, sa personnalité[737]. « Le savoir-faire se met au service du savoir-être »[738]. La technique, surtout l’informatique et ses riches potentialités, mais aussi les moyens rapides d’information, facilitent largement la mise en œuvre de ces directives. L’informatisation permet de décentraliser l’organisation des entreprises, en facilitant notamment un plus grand partage de l’information[739], et une autonomie accrue des salariés (mais, à l’inverse, elle peut être utilisée fâcheusement pour restreindre celle-ci : de la langue d’Ésope…).

Ces données impliquent à mon sens : – 1°) que règne la confiance entre les divers acteurs de l’entreprise, qui est créatrice, dynamisante[740] ; elle ne peut exister dans un pur rapport de pouvoir et d’autorité (appuyé sur la menace explicite ou implicite, et la coercition discrétionnaire[741]) ; elle postule aussi qu’un temps suffisant soit laissé à l’agent pour « faire ses preuves ». – 2°) Que celui-ci se voit reconnaître une certaine marge de doutes, d’erreurs et d’échecs, inévitables dans l’action, et qui sont la rançon de l’autonomie qui lui est reconnue (moteur de l’action) ; mais elle est limitée, tant par son devoir d’informer immédiatement la « hiérarchie »[742], que par celui de compétence (cette union droit-devoir caractériserait la France, marquée par la « logique de l’honneur » selon un auteur[743]) ; – 3°) qu’une place subsiste pour l’irrationnel : l’homme de talent, être de raison certes, est toujours aussi guidé par un brin de fantaisie – souvent créatrice –, parfois de rêves, voire par son excès de passion[744] ; l’entreprise connaîtrait même aujourd’hui une « montée de l’irrationnel »[745], qu’un bon dirigeant doit savoir utiliser et contenir dans des bornes raisonnables. Qu’il n’hésite pas à dire qu’il aime son entreprise, son personnel avec ses talents…

L’entreprise du quatrième type

Vouloir transformer l’entreprise en y développant la motivation[746] des salariés par les principes de subsidiarité et de responsabilité implique que l’autorité soit exercée autrement, comme dans l’entreprise de troisième type, selon la célèbre formule de MM. G. Archier et H. Serieys[747]. L’entreprise du premier type, celle du taylorisme, était pyramidale (avec une communication « tyrannique » organisée en étoile, de sorte que les éléments de la périphérie ne pouvaient communiquer qu’en passant par le centre, par le chef[748]) ; celle du second type se fondait sur des méthodes d’accroissement de la productivité, notamment par l’automatisation. L’entreprise du troisième type se caractériserait par un taylorisme à l’envers, la pyramide complètement inversée : le principe de confiance opposé au principe disciplinaire et hiérarchique ; la souplesse remplaçant la rigidité, permettant une adaptation rapide aux évolutions du marché ; enfin la communication supprimant largement le secret (la communication y a été nommée « isonomique »[749], c’est-à-dire que n’importe quel membre de l’entreprise peut parler à n’importe quel autre ; la hiérarchie a moins d’importance que l’efficacité). La productivité n’est pas perdue de vue, mais elle passerait par ce nouveau management « relationnel »[750], parfois dépeint sous le nom de « partenariat »[751], ce qui est sans doute un peu excessif. L’évolution ne s’est pas figée dans cette trilogie : le tableau a été complété par l’entreprise que je baptiserai de quatrième type pour conserver les mêmes images, qui est en réseau ou « polycellulaire »[752],tout en conservant maints aspects de celle du troisième type. Au fond, à la disparition contemporaine des classes sociales (et des castes) a correspondu assez logiquement celle des échelons hiérarchiques et hiératiques : chez Renault l’organisation hiérarchique est passée en quelques années de onze niveaux à cinq, du Président à l’ouvrier de base.

Contrairement à la tendance dépeinte, certaines entreprises tendent à nouveau à viser avant tout la plus grande productivité, fût-ce en sacrifiant les hommes, sous l’appellation de management aux résultats : il est des groupes qui, en invoquant les contraintes de la mondialisation (devenue un nouveau fatum), se séparent sans coup férir de certaines de leurs composants aux bénéfices jugés insuffisants, sans même avertir le personnel, y compris les dirigeants, qui ont l’impression d’être vendus comme des meubles. D’où la mondialisation, en permettant la concurrence des pays à bas salaires, et en créant une compétition par les prix entre les pays riches, se traduit par une inégalité croissante dans ces derniers[753], en leur sein, moralement fâcheuse et socialement explosive.

Adieu à Taylor, Ford et Chaplin !

La « parcellisation » des tâches, inventée par Adam Smith (dans son fameux exposé sur l’usine d’épingles[754]) et, plus encore, la méthode prônée par Taylor[755], dite l’organisation « scientifique » du travail (tâches hiérarchisées et parcellaires, surveillance, chaînes de montage, et production de masse), mise en œuvre par Ford puis par André Citroën[756] avant de se répandre universellement, sont totalement obsolètes. Non point sans doute parce qu’elles étaient contraires à la dignité de l’homme (utilisé comme une simple machine, un robot non pensant, comme Chaplin l’avait montré de façon magistrale en 1935 dans Les Temps modernes), mais parce que, poussées à l’excès, elles se révélèrent un frein à l’efficacité[757] (alors qu’à l’origine la parcellisation des tâches, bénéfiques pour les entreprises, fut aussi conforme à l’intérêt général, en permettant à de nombreuses personnes non formées d’apprendre rapidement un métier). Les auteurs recommandent de passer du système taylorien (un homme-un poste) au système « un produit-une équipe »[758]. À son tour, l’automatisation est en recul[759], parce qu’elle entraîne des rigidités et que, pour certaine tâches délicates (et pour les petites séries), l’homme, souple et sachant s’adapter, est plus efficace (donc plus économique). La visite des ateliers de construction des Airbus est éclairante : par exemple, quel robot pourrait installer les milliers de fils électriques qui innervent l’appareil ? De plus, alors que l’automatisation était surtout perçue dans les années 1980 comme permettant de remplacer l’homme par la machine, elle est plutôt utilisée aujourd’hui sous la forme de l’assistance au montage, c’est-à-dire que la machine est mise au service de l’homme : quel triomphe de l’éthique !

Le lien entre le succès économique et la paix sociale

L’époque du « travaille et tais-toi » est aussi révolue que celle du « sois belle et tais-toi »[760]. Les revues spécialisées sont emplies d’exhortations à la libération des énergies et des initiatives individuelles, à la confiance dont Alain Peyrefitte démontra l’importance dans le développement économique[761]. Les dirigeants sont invités à miser sur l’imagination et la créativité des équipes de travail[762]. L’heure est à la communication, à la transparence opposée au secret, au dialogue, aux décisions préparées par des rencontres. Il n’est plus acceptable que le patron vive seul dans sa tour d’ivoire, tandis qu’œuvrerait dans l’ombre une armée d’exécutants, même bien traités par ailleurs et bien payés. Mais la considération passe aussi par le salaire : un salarié qui constate que l’entreprise le paye correctement (par rapport au marché et par rapport aux bénéfices qu’elle réalise), travaillera avec plus de cœur, plus d’entrain, et donc plus d’efficacité, sans compter que cela allégera la charge des contrôles et surveillances. Sombart résumait les effets du capitalisme libéral absolu du XIXpar la formule, terrible mais juste, de « Miracle économique, enfer social ». L’enfer social entraînerait actuellement une débâcle économique : tant mieux car, en voulant éviter la seconde, la première est elle-même conjurée ! Désormais, le « succès économique est lié à la paix sociale »[763] et celle-ci suppose une considération pour les salariés, qui entendent être pris pour ce qu’ils sont, c’est-à-dire des êtres doués d’intelligence et capables de progresser. Et même une solution difficile à accepter, mais nécessaire, comme la fermeture d’un site de production, « passera » mieux si la direction a tenu compte des hommes qui y vivent, en leur faisant prendre lentement conscience des difficultés. Toute l’erreur du management de Renault, dans la fermeture de son usine belge de Vilvorde, annoncée soudainement en 1997, tient précisément dans l’absence de dialogue et de transparence, poussée à un point tel que les procédures légales ne furent pas respectées, entraînant la condamnation judiciaire de la société (ce qui fut une extraordinaire contre publicité pour la marque). L’immoralisme est économiquement ruineux.

La formation, clé du succès

La communication n’est pas une recette magique, mais un comportement constant, un modus agendi qui crée, dans l’entreprise, une ambiance conviviale, une relation respectueuse des personnes, motivante, qui aide chacun à se réaliser et à se dépasser. Certes, bel outil d’un management bien compris, la communication est créatrice de richesses économiques. Regardez l’organisation de toute entreprise performante. Il est presque certain que chacun de ses membres y est intégré harmonieusement dans le processus économique ; qu’il a une part de liberté et de responsabilité ; qu’il participe à un projet (au sens large) de l’entreprise ; qu’il développe ses capacités, y compris par la formation[764].

Du reste, la formation permanente (déjà suggérée par Thomas More dans son Utopie) permet non seulement l’épanouissement des travailleurs et leur motivation (par l’ouverture de perspectives d’avancement), mais est profitable à l’entreprise : c’est même une nécessité vitale pour elle dans une époque où tout change si vite (les techniques, les formes d’organisation et de communication, les marchés, etc.). Ces investissements immatériels réduisent les risques, perfectionnent les hommes et, en même temps, sont créateurs de richesse[765]. La connaissance est mère de l’action et de l’innovation, clé des richesses futures.Par un apparent paradoxe, l’internationalisation des entreprises, que les analystes prétendent inévitable, est facilitée lorsque les salariés sont profondément enracinés dans leur culture nationale[766]. De plus, il est établi que la formation interne procure des cadres plus efficaces que ceux qui sont recrutés à l’extérieur[767]. « Les hommes sont comme les plantes, qui ne croissent jamais heureusement, si elles ne sont pas bien cultivées » (Montesquieu). La formation place l’homme au centre même du processus de changement, et doit pouvoir se comptabiliser comme un véritable investissement (dans l’esprit), même si cela est malaisé. De même du « coaching » (V. plus haut).Une fois encore, l’être humain est au coeur du débat, dans une vision réaliste et éthique, ou éthique parce que réaliste, prenant en compte la nature véritable de l’homme.

Plan et contrats de formation ou de qualification

Le droit français du travail comprend tout un arsenal de dispositions relatives à la formation professionnelle tout au long de la vie (C. trav., art. L 6111-1 et s.[768]). Les entreprises peuvent élaborer (en concertation avec les partenaires sociaux) un plan de formation d’entreprise ; dans ce cas, le stage est assimilé à une mission professionnelle, de sorte que la participation des salariés désignés est obligatoire, sauf s’il apparaît comme une modification déguisée du contrat de travail. L’employeur n’est pas tenu en principe d’offrir un stage à un salarié, sauf clause contractuelle ou convention collective en ses sens. Toutefois, la jurisprudence a tiré récemment une conséquence inédite de la bonne foi dans ce domaine. L’article L. 1223-3, du code du travail prévoit qu’un licenciement consécutif à des « mutations technologiques » (il aurait fallu écrire techniques) constitue un licenciement pour motif économique. Néanmoins, il n’en va de la sorte que si au préalable l’employeur a dispensé une formation complémentaire aux salariés en cause (et que celle-ci s’est révélée infructueuse, ou qu’elle n’était pas possible, le « saut » technique étant trop important). En effet, pour la Cour de cassation, « l’employeur, tenu d’exécuter de bonne foi le contrat de travail, a le devoir d’assurer l’adaptation des salariés à l’évolution de leurs emplois »[769].

D’autre pat, les salariés ont le droit de prendre un congé individuel de formation (jusqu’à un an si le stage est à plein temps), sous des conditions d’ancienneté (C. trav., art. L. 6314-1), et en respectant un délai entre deux congés. Cette formation est distincte de celle qui est organisée par l’entreprise. Elle doit permettre aux travailleurs, selon les termes de la loi, « de progresser au cours de sa vie professionnelle d’au moins un niveau en acquérant une qualification correspondant aux besoins de l’économie prévisibles à court ou moyen terme ». L’employeur peut évoquer la règle des absences simultanées et des raisons de service, non pas pour rejeter, mais pour reporter la demande d’un salarié. Pendant le congé, le salarié se trouve sous un régime de suspension du contrat de travail, mais aménagé (le temps compte pour la détermination des droits aux congés payés et quant à l’ancienneté). Il perçoit éventuellement une rémunération d’un organisme paritaire. Il existe aussi pour les salariés le droit à des formations de prévention (lorsqu’il est menacé de licenciement) ou de conversion (lorsque le contrat de travail est rompu).

La jurisprudence a déduit plusieurs conséquences du fait que la formation est un élément essentiel du contrat de qualification, sa cause. – 1° Un salarié bénéficiaire d’un contrat de qualification peut prétendre à des dommages et intérêts dès lors que la formation qui lui avait été promise n’a pas été dispensée, même si le contrat se trouve rompu avant son terme du fait d’une faute grave du salarié[770]. – 2° Le contrat de qualification dont la finalité a été détournée doit être requalifié en contrat de travail à durée déterminée de droit commun : c’est une sanction par requalification[771]. D’où, d’une part l’employeur perd les avantages liés à la conclusion d’un contrat de qualification, et le salarié peut prétendre au paiement calculé sur la base du SMIC ; d’autre part, lorsqu’un salarié démissionne en raison de la carence de l’employeur, qui n’a pas rempli cette obligation, la rupture du contrat s’analyse en un licenciement[772].

Les tria munera des dirigeants

D’aucuns de se demander alors, avec une telle conception du management, si le jeu vaut encore la chandelle d’accepter des responsabilités de direction. Assurément la façon d’exercer l’autorité, et la substance même des fonctions des dirigeants, ont été profondément transformées et le seront encore ; mais capitale et exaltante demeurent leur tâche et leur mission ! Le conseil d’administration, dans les limites tracées par l’assemblée générale, opère les choix stratégiques de l’entreprise. Mais c’est le président directeur général qui a la lourde responsabilité personnelle de les appliquer, ce qui implique des choix cruciaux, des décisions délicates à prendre, des dilemmes à trancher. « L’éthique du gris » (V. supra), dont il croira devoir parfois se contenter, sera peut-être son secret remords. Et s’il s’entoure des avis de ses collaborateurs, voire de conseils extérieurs, à l’heure de la décision il se retrouve seul à seul avec sa conscience. « Délibérer est le fait de plusieurs et agir c’est le fait d’un seul » écrivait à juste titre quelqu’un qui savait de quoi il parlait : le général de Gaulle, pour ne pas le citer[773].

Et chacun, à sa place, se trouve dans la même situation. Par application du principe de subsidiarité le dirigeant a sans doute moins souvent à exercer son autorité, mais il peut l’exercer de façon plénière. Il lui incombe encore de s’interroger sur l’avenir de l’entreprise, son marché, etc. Il crée aussi les conditions de son bon fonctionnement. Il est là pour guider et mobilier les compétences, favoriser les prises de responsabilité, encourager les volontés, stimuler l’entrain joyeux[774] et l’alacrité des salariés, « manager » les talents[775] et les changements, préparer à tête réfléchie les moyens de faire face à une éventuelle situation de crise, assurer la coordination, empêcher que la saine émulation se transforme en paralysante rivalité, intervertir les tensions négatives en ardeurs positives, en bonne concorde (c’est-à-dire, selon la belle étymologie de ce mot, les cœurs ensemble : cum cordia), veiller à la bonne communication, arbitrer les points de vue des différents services ou entre les salariés et les unités de travail, etc.[776]. Enfin, quelles que soient les nouvelles méthodes de management mises en œuvre (que nous allons envisager), il lui incombe de créer une harmonieuse cohésion au sein du sous-ensemble qui lui est confié (de l’ensemble pour le directeur général), cette consonantiae disciplinæ prônée par Origène[777], qui est accord intime, convivialité féconde, dans laquelle se mêle sans disparaître les personnalités et les sensibilités ; l’unité naît de la diversité, se fortifie de la variété, qu’elle sublime, de même que dans un chœur les voix se fondent en un riche ensemble sans perdre leur caractère. « L’ordre véritable, c’est le temple. Mouvement du cœur de l’architecte qui noue comme une racine la diversité des matériaux et qui exige, pour être durable et puissant, cette diversité même. Il ne s’agit pas de s’offusquer de ce que l’un diffère de l’autre, de ce que les aspirations de l’un s’opposent aux aspirations de l’autre, de ce que le langage de l’un ne soit point le langage de l’autre. Il s’agit de t’en réjouir, car si te voilà créateur, tu bâtiras un temple de portée plus haute qui sera leur commune mesure » (Saint-Exupéry[778]).

Tout dirigeant a donc, en simplifiant les choses, une triple fonction (les tria munera), c’est-à-dire un triple service : de définition des objectifs, de soutien, d’animation et de coordination. Voilà de quoi largement l’occuper et chasser toute amertume !

Les moyens du nouveau management

Depuis une quarantaine d’années le management est secoué par des modes plus ou moins irrationnelles, venant généralement des États-Unis, parfois éphémères, dans d’autres cas plus durables. Chaque nouvelle vague d’ouvrages apporte ses suggestions, et propose de nouveaux moyens (sans compter un vocabulaire truffé d’anglicismes, souvent inutiles, parfoias grotesques, dont se gargarisent les bobos parisiens[779]). Certains sont restés dans les limbes, d’autres ont été expérimentés avec plus ou moins de succès. L’intrusion de la crise dans le débat a montré l’inanité de plusieurs propositions, qui avaient été appliquées avec un succès apparent, parce qu’alors presque tout réussissait, la croissance étant au rendez-vous. Cela m’incite à ne citer que quelques unes des suggestions, retenues parce qu’elles ont eu un large retentissement et qu’elles sont caractéristiques d’une concordance entre la morale et l’efficacité.

En premier lieu les cercles de qualité, ou de progrès. Ils réunissent des personnes à tous les niveaux, du personnel administratif au manœuvre, pour étudier ensemble des moyens d’améliorer sur tel ou tel point la marche de l’entreprise. Ils conduisent, lorsqu’ils sont sainement conçus et pratiqués, à une réelle participation, à une conception meilleure de la hiérarchie (plus soucieuse d’animer, de dynamiser, que de donner des ordres), et à une certaine délégation de pouvoirs (ce qui revient à appliquer le principe de subsidiarité). Mais leur application a été décevante ; ils ont souvent été remplacés par l’objectif de la qualité totale[780] (qui est certes louable, et est une façon de respecter la clientèle, mais dont la visée est limitée). L’objectif de la qualité passe souvent par l’ambition d’obtenir la norme ISO 9000, mondialement reconnue).

De plus vaste envergure est le projet d’entreprise. Destiné à stimuler et à mobiliser les énergies, il s’appuie sur la culture de l’entreprise[781] (qui est en quelque sorte, en poussant l’anthropomorphisme de la personne morale à son comble, sa personnalité ; mais en aucun cas il n’est acceptable d’aller jusqu’à prétendre, comme certains, que l’entreprise a une âme[782]). Cette culture est une histoire (avec sa part de légendes et de mythes), un ensemble de valeurs communes, de façons de faire, de priorités, d’habitudes et de traditions. Le projet d’entreprise la conceptualise, la rend plus évidente, plus volontaire, et surtout l’actualise. En effet, le projet adapte cette culture à l’environnement économique comme social pour aller de l’avant, et pour acclimater les évolutions des données. Autrement dit, la culture de l’entreprise n’est pas seulement un atout à usage interne, mais aussi à usage externe, envers la clientèle[783], et elle comporte des implications pratiques, par exemple quant au respect de la qualité ou quant à l’écoute des clients. Dans une perspective d’avenir, le projet définit des objectifs et une stratégie de l’entreprise. Il se traduit souvent par des changements de structure et de personnes. Ce dessein, plus ou moins ambitieux, fédère et mobilise toutes les énergies de l’entreprise. Réduisant les tensions, il suscite la transparence ainsi qu’un esprit participatif et constructif. Toutefois, un authentique projet doit émaner de l’entreprise elle-même, de ses membres assemblés (délibérant dans des groupes restreints), et non de la direction ou de quelque « consultant » externe, comme cela a été trop souvent le cas (et l’origine de désastres). Ce n’est pas la direction qui « parachute » un projet à l’entreprise, comme Louis XVIII daignant octroyer une charte au bon peuple de France en revenant d’exil ; c’est elle qui se dote d’un projet, lui-même synthèse des projets de chacune des sous unités et fruit d’une histoire. Le projet d’entreprise bien compris doit concilier la satisfaction du client, la coopération du salarié et le souci de l’apporteur de capitaux (la rentabilité)[784]. Les projets d’entreprise ont été mis au pinacle, avant d’être un peu oubliés : leurs mérites restent certains s’ils sont conçus comme selon le modèle que je viens de dépeindre[785].

Cette méthode connaît une variante édulcorée, le management par projet (sous-entendu par projets fractionnés[786]) : loin de viser un projet global d’entreprise, il s’agit d’élaborer des projets partiels, par service ou par produit, sous la houlette d’un chef de projet. C’est évidemment moins exaltant, et moins significatif quant à la dignité de l’homme, car ce projet n’offre qu’un champ limité à son intelligence et au développement de ses capacités. Il permet la mobilisation des compétences diverses qui vont travailler ensemble à un objectif commun, et présente l’avantage de la souplesse. Mais il ralentit la prise de décisions et crée des luttes de pouvoir entre les « métiers » et les projets[787]. Parfois, ces projets fractionnés (et horizontaux) s’insèrent dans le projet global (et vertical), dont ils constituent une modalité d’exécution.

« Small is Beautiful »

« Small is Beautiful ». Ce célèbre slogan[788] a d’abord été une suggestion (dans son esprit sinon dans sa forme) de la pensée sociale de l’Église ! Il a été repris de nos jours par les économistes et théoriciens du management[789], qui prônent la « déconcentration » (ou division) des grandes sociétés en sous-ensembles, en petites unités filiales[790], après avoir constaté les contre-performances des conglomérats constitués dans les années 1960 à 1970. General Motors ou IBM ont eu beaucoup de peine et mis des années à sortir des difficultés que provoqua leur éléphantiasis. Il a été parfois soutenu que le modèle d’une grande entreprise serait une fédération de PME[791] (avec un brin d’idéalisme, car la logique du fonctionnement d’une grosse société, notamment transnationale, est tout autre que celle d’une fédération de petites ou moyennes entreprises). Pourquoi diable proposer cette sorte de capitis deminutio ? Parce que la participation, l’esprit d’initiative, l’adaptabilité, y sont plus aisées et, qu’ainsi, la rentabilité est meilleure. Mais, en recherchant la cause de tout cela, il appert qu’elle réside dans ce que le travailleur y est mieux respecté et peut s’y épanouir davantage. Aussi, l’Église a toujours marqué sa préférence pour les petites et moyennes entreprises, de « taille humaine », précisément parce qu’elles permettent mieux l’épanouissement des travailleurs. Un autre avantage de la petite entreprise réside dans le fait que, comme tout organisme vivant, elle cherche à croître, et génère donc des emplois, alors que la grosse société entend surtout augmenter ses bénéfices. En outre, l’expérience des services depuis la seconde guerre mondiale a montré que les emplois de l’avenir naissent d’abord dans les petites et moyennes entreprises ; aussi, puisque je crois au libéralisme relatif, tempéré par des interventions de l’État, que celui-ci doit favoriser par toutes les mesures possibles la création des petites et moyennes entreprises, alors qu’aujourd’hui c’est encore vraiment la croix et la bannière de se lancer dans cette aventure.

Dans cette logique de « recentrage » (ou de spécialisation), avec les mêmes objectifs et résultats, les entreprises peuvent conclure des accords de coopération avec des partenaires aux activités complémentaires, voire concurrentes (dans ce cas pour partager certains services ou fabriquer ensemble certaines pièces nécessaires aux deux). De plus, elles recourent plus qu’auparavant à la sous-traitance. La consigne est que chaque société délègue (« externalise », dans l’horrible jargon contemporain) la fabrication ou les services (le nettoyage, la maintenance, le gardiennage, le parc automobile, l’informatique, etc.) des domaines où elle n’est pas la plus compétence (donc pas la plus performante) à des entreprises indépendantes spécialisées[792] (c’est une des raisons du prodigieux succès du franchisage de services[793]). N’est-ce point là application du principe de subsidiarité ? Ses avantages sont certains mais, dans les entreprises de « main d’œuvre » (en diminution constante), ce procédé présente l’inconvénient, peut-être pas assez relevé, que les salariés manuels perdent ainsi la possibilité d’être mutés en vieillissant dans des postes moins fatigants que ceux de la production, comme l’accueil, le gardiennage ou le nettoyage : où, encore une fois, dans l’action, rien n’est simple, aucune solution n’est parfaite, le bien voisine avec le mal.

Malgré les « méga fusions »

Contre balançant ce qui vient d’être exposé, une vague de « méga fusions » secoue le monde des affaires[794], aboutissant à des entreprises dont la puissance est énorme : General Motors, dont le chiffre d’affaires « pèse plus lourd que le Danemark »[795]. Une nouvelle course au gigantisme est engagée, qui connut un rythme effréné depuis 1990 : en 1998 le montant des transactions dépassa 12 000 milliards de francs. Exxon et Mobil (devenant la première entreprise au monde), avec les fusions de Bankers Trust et Deutsche Bank, Hoechst et Rhône Poulenc (devenant Aventis), L’Union des banques suisses et la Société de banque suisse (UBS), Netscape et American on Line, Total et Petrofina, Sanofi et Synthelabo, pour ne citer que quelques unes d’entre elles. 1999 a été marquée par de nombreuses opérations, avec notamment en France[796] l’absorption d’ELF par Total-Fina, celle de Paribas par la BNP (mais qui échoua dans son OPE sur la Société Générale), ou le mariage de Promodès avec Carrefour, donnant naissance au premier groupe européen de la distribution. Dire que les États-Unis sont cités comme un exemple quant au contrôle qui est exercé sur les concentrations, et que l’Union européenne prétend agir dans cette même voie ! Cette mode se révélera probablement néfaste, au moins en partie, comme celle des années 1960. Déjà, l’absorption de McDonell Douglas par Boeing n’a pas été un succès. Les coûts et aléas des fusions sont généralement sous-estimés, tandis que leurs avantages sont surestimés. Du reste, jamais il n’a pu être démontré, par les faits, que la rentabilité d’une entreprise augmentait à la suite de ces opérations, et il est avéré qu’une concentration sur deux ou trois se traduit par un échec[797]. Plus l’entreprise est énorme, plus les lourdeurs s’accroissent et la « réactivité » décroît ; les coûts de gestion et de management augmentent ; au bout d’un certain temps, il arrive que les inconvénients dépassent les avantages liés à la dimension. La créativité des chercheurs est généralement moins élevée dans les énormes entreprises qu’elle ne l’est dans celles qui ont conservé une dimension raisonnable : ce ne sont pas eux qui inventeront la « puce » électronique ni « Microsoft ». De plus, dans le domaine des services, les « méga fusions » ont tendance à provoquer la fuite de la clientèle, redoutant le froid anonymat des grandes structures : l’UBS en fit l’expérience[798]. Sans compter que ces fusions sont désastreuses, tant pour les sous-traitants et les distributeurs (qui ne peuvent plus négocier leurs contrats) que pour l’emploi (car elles se traduisent toujours par des vagues massives de licenciement, qualifiées de façon abominable de « dégraissage » et, dans la langue de bois, de « levier d’économies d’échelle »). En effet, ces fusions sont théoriquement destinées, outre à obtenir ces économies d’échelle (en partie imaginaires), à doter l’entreprise issue de l’opération d’une taille dite critique, lui permettant de consolider leur marché, en y occupant une position prépondérante, voire dominante. Parfois, elles sont tout simplement motivées par l’ego des dirigeants et leur obsession de puissance, ou par leur esprit de lucre (valorisant ainsi leurs options de souscription ou d’achats d’actions, les stock-options[799]). Autrement dit, ces méga fusions sont souvent, non seulement une erreur économique, mais aussi une faute morale. Une autre voie semble préférable, celle des alliances, qui est une forme du partenariat (que je prône d’une façon générale) ; elle se pratique largement depuis quelques années entre compagnies aériennes (mais aussi dans d’autres domaines, par exemple entre les constructeurs automobiles).

Je reprends le fil du discours, interrompu par l’intrusion de cette description de la course à l’embonpoint. Pour mobiliser et motiver durablement le personnel, il semble nécessaire de changer les qualifications (et donc les rémunérations), en abandonnant les postes de travail pour les fonctions[800]. Jean-Paul II avait amorcé la réflexion dans l’encyclique Laborem exercens, en montrant que le fondement permettant de déterminer la valeur du travail n’est pas le genre du travail (d’un point de vue objectif), mais le fait que celui qui l’exécute est un homme.

L’attention est aussi attirée sur la participation, comme puissant facteur de mobilisation dans les entreprises[801]. Souvent, en pratique, il ne s’agit que d’un intéressement financier aux résultats, qui n’est pas fondamental (tout en étant motivant : une enquête prouva que, dans une entreprise pratiquant l’intéressement, la valeur ajoutée est trois plus forte en moyenne par rapport aux autres, la productivité y est du double, l’absentéisme moins élevé, etc.[802]). Le principe de subsidiarité commande d’aller plus loin, en associant les salariés à la prise des décisions (même si, le moment venu, c’est aux responsables – le mot a son importance – de trancher), assortie d’une réelle et totale transparence. Passer de la théorie à la pratique est indéniablement difficile en ce domaine, à raison des préventions des uns et des autres, et aussi parce qu’une discussion n’est fructueuse qu’au sein de groupes relativement peu nombreux et homogènes ; d’où, par un choc en retour, la nécessité d’une large décentralisation et hiérarchisation du pouvoir de décision, pour que celle-ci puisse être prise à l’échelon auquel la discussion (le dialogue) est possible. C’est, à mon avis, la seule façon de parvenir à éliminer le sentiment d’aliénation, largement répandu dans le monde du travail (même à des échelons élevés). Le projet d’entreprise est un pas dans cette direction (il est d’ailleurs parfois appelé le « management participatif »). Le général de Gaulle était un fervent partisan de la participation à tous les échelons de l’État et des entreprises[803]. Elle était pour lui une authentique philosophie de l’histoire, inscrite dans son triptyque visionnaire « Résistance/ Indépendance/ Participation, dont la traduction politique est une guerre minutieuse contre l’accumulation du capital et sa principale conséquence, ce [qu’il] nomme “le règne de la machine” » (P.-M. Coûteaux[804]). Mais le Général se heurta à une opposition constante de toutes les féodalités et de presque tous les hommes d’importance (intellectuels, gestionnaires, dirigeants d’entreprise, syndicalistes, politiciens), y compris Pompidou, son Premier ministre de 1962 à 1968. Plusieurs papes, notamment Jean-Paul II (LE 14, 7) ont aussi suggéré, pour surmonter le débat capital-pouvoir, d’associer les travailleurs à la propriété du capital. S’ils deviennent des apporteurs de capitaux, d’une importance significative, leur statut changera. La suggestion avait déjà été émise au milieu du XIXe siècle par Tocqueville[805].

Bilan du nouveau management

Délaissant le modèle, tâchons de dresser un bref bilan de l’application du nouveau management. Force est de constater que, globalement, « ça marche » ! Il y eût de sévères échecs, c’était inévitable (sans même retenir ceux qui résultaient d’une mauvaise application des principes), car toute organisation humaine recèle une part d’imprévisibilité, n’étant pas réductible au mécanisme prédéterminé d’une machine. La vision « managériale » contemporaine, fondée sur le respect de l’homme et de la morale, est un succès : elle est opérationnelle[806]. Là où elle est correctement appliquée, les entreprises sont performantes, dégagent des profits supérieurs (toutes choses étant égales par ailleurs), tandis que leurs salariés s’épanouissent davantage que dans les maisons traditionnelles. Le bien commun et le bien particulier croissent ensemble. Le profit va de pair avec le progrès social (retrouvant ainsi son étymologie, car le mot de profit vient de proficere, progresser). Si l’arbre doit être jugé à ses fruits, alors quel bel arbre !

L’évolution dépeinte, observable en France, est le fait d’influences diverses et d’écoles de pensées variées. Dans un monde de plus en plus interdépendant, et où les idées circulent plus que les marchandises, et plus vite, il n’est pas étonnant de constater le rôle que les praticiens et théoriciens des États-Unis ont joué dans cette histoire. L’intérêt porté à la business ethics (puis à la corporate ethics, qui en est une version améliorée) est né là-bas, comme je l’ai indiqué dès l’introduction (où il fut accompagné d’un mouvement de redécouverte des vertus, en général, en dehors des affaires[807]). Néanmoins, il semble souhaitable d’afficher une spécificité française, un modèle français du management (sans doute fondé sur la responsabilité), synthèse harmonieuse des éléments qui ont été décrits ou, encore, un modèle latin. L’un et l’autre sont très différents des modèles américain ou japonais ; au fond, pour le dire clairement, ils se fondent sur une morale catholique, les autres plutôt sur une morale calviniste[808].

D’aucuns jugeront sans doute mes propos quelque peu irréels. Tout serait-il pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles ? Hélas non : cela se saurait ! La perfection n’est point possible ici bas, dans la cité terrestre. Des auteurs ont dénoncé le bluff et le danger de certaines méthodes (déviantes par nature, ou déviées) du nouveau management[809]. D’où il importe de relativiser ce qui précède sous plusieurs aspects.

Entre le dire et le faire, il y a la mer 

1°) D’abord, il y a souvent loin de la coupe aux lèvres, je veux dire des intentions affichées, aux réalisations effectives : « Entre le dire et le faire, il y a la mer » (proverbe corse[810]). Les techniques peuvent être utilisées pour « amuser la galerie » : c’est la « tentation du discours »[811], pour endormir les salariés et obtenir d’eux, sans contrepartie réelle, une mobilisation fructueuse. Le mauvais exemple vient du reste d’en haut : ce hiatus entre les propos et la réalité, est d’abord le fait de l’Église catholique qui, en tant qu’institution, n’hésite guère à broyer les hommes, encore aujourd’hui, alors pourtant qu’elle ne dispose plus des gros bataillons d’antan. Tandis qu’elle verse dans la repentance, peu charitable à l’égard de ses membres défunts, elle n’exprime aucun regret des actes de méchanceté et d’injustice que ses représentants actuels commettent (ou ont commis récemment), ce qui serait moralement plus sain. En dehors de l’Église, malgré tous les beaux discours insistant sur la place capitale des travailleurs dans l’entreprise, jamais les emplois n’ont été si précaires, les contrats de travail à durée déterminée si fréquents, cependant que le recours à des intérimaires se développe de façon considérable : or, cette précarité est pénible pour les intéressés, et même dégradante, leur donnant l’impression, peut-être fausse, de n’être que des éléments insignifiants dans l’entreprise. Ces pratiques ne sont pas condamnables dans l’absolu, mais lorsqu’elles sont adoptées comme un mode de gestion de l’entreprise, ce qui est malheureusement loin d’être rare. Ceux qui s’y adonnent invoquent pour leur défense la difficulté des licenciements en France, qui donnent fréquemment lieu à des procès se terminant par la condamnation de l’employeur ; ils n’ont pas totalement tort : l’excès de protection se retourne souvent contre les personnes que la loi a entendu protéger.

2°) Le recours à l’éthique ne saurait être une solution miracle, une panacée parfaite, une voie assurée du succès. La complexité croissante du monde et des techniques, le vieillissement accéléré des produits et des savoir-faire, l’exacerbation de la concurrence internationale liée à l’ouverture des frontières et à la mondialisation, sèment parfois le trouble dans le plus bel édifice. La mésaventure de Lesieur reste un cas d’école, en tant que contre-exemple. Deux consultants célèbres y avaient mis en œuvre la panoplie complète des moyens de management qu’ils proposaient dans leurs ouvrages théoriques (qui étaient des succès de librairie) ; ce fut un cruel échec (il va sans dire que je ne porte pas de jugement de valeur sur l’action des personnes en cause, je constate un fait[812]).

3°) Les nouvelles méthodes de management n’évitent évidemment pas tout litige au sein de l’entreprise, toute tension : les hommes restent ce qu’ils sont fondamentalement, avec leurs mesquineries, leurs ambitions (légitimes, mais utilisant parfois des moyens déloyaux), leurs revendications quant aux conditions de travail (justes ou excessives), etc. Mais, de toute façon, je crois que la vie au sein d’un groupe, quel qu’il soit, s’enrichit de la diversité de ses membres, et qu’elle passe nécessairement par une certaine confrontation (au moins des idées). Le tout est de parvenir à un équilibre entre elle et la coopération, de même qu’entre la diversité et l’unité.

4°) Bien des sociétés continuent d’ignorer superbement ces avancées sociales (et économiques), quitte à végéter ou à péricliter. Pire, les actes d’immoralité (notamment la corruption) ont connu une inquiétante progression (V. infra), sans compter des licenciements massifs pour de purs intérêts financiers alors qu’ils n’étaient pas indispensables économiquement et, de façon plus insidieuse, le « harcèlement moral », qui semble augmenter[813] (consistant par, une pression psychologique constante, à se débarrasser d’une personne, soit en le poussant à la faute, soit en le fragilisant moralement ; mais l’expression est employée un peu à tort et à travers, par exemple dès qu’un salarié éprouve des difficultés avec un supérieur, ou ne se sent pas à l’aise dans son emploi).

5°) L’entreprise ne doit pas monopoliser l’homme. Elle est à son service, et non l’inverse. Elle doit lui laisser non seulement le temps de se reposer, de se cultiver, etc. (V. supra), mais aussi la liberté d’esprit pour ce faire. Deux conséquences s’évincent de cela : d’une part, la morale de l’entreprise ne doit en aucune façon interférer dans la sphère de la vie privée et de la conscience intime ; d’autre part, le travail n’est pas le but de l’existence.

6°) Le nouveau management risque de valoriser à l’excès l’entreprise en général ; et la sienne en particulier. La culture de l’entreprise ne doit pas conduire à son culte, et au mépris des autres maisons : toutes doivent concourir, en bonne harmonie et dans une concurrence loyale (V. infra), à la satisfaction du bien commun. Si l’émulation entre entreprises est un moteur du développement, elle ne doit pas occulter la solidarité qui existe entre elles, en tant que corps d’une nation. Le nouveau management risque aussi d’oublier le rôle capital des autres corps intermédiaires, supérieurs ou complémentaires, que ce soit la famille ou les syndicats.

7°) Surtout, comme en toutes choses, il existe un grave péril, qui se réalise parfois, de récupération, consistant à dévoyer subrepticement l’éthique, et certaines des techniques étudiées, en les détournant de leur finalité première[814]. Là où il s’agissait de contribuer à affirmer la dignité de l’homme, celle-ci en définitive sera amoindrie, bafouée. Il arrive de la sorte que l’homme soit « considéré comme un facteur à gérer en vue d’obtenir un optimum d’efficacité »[815]. Le management par les valeurs se traduit parfois par une pression exercée sur le travailleur de caractère totalitaire[816]. Voyez les auteurs qui proposent des méthodes pour obtenir, au profit de l’entreprise, le survoltage (sic) du salarié[817], tout aussi fâcheux, humainement, que le pire taylorisme.

8°) Toutes les plus belles théories du monde n’empêchent pas un certain nombre de « propriétaires » d’entreprises de tenir le dépôt de bilan comme un mode de gestion et un moyen commode de se débarrasser des salariés (V. supra), considérés presque comme des objets jetables, en tout cas comme insignifiants.

§ 3. – Les associés

La protection des associés

Parmi les sujets de l’éthique des affaires, les associés occupent une place de choix. Une bonne partie du droit des sociétés tend à protéger les épargnants ou capitalistes, qui sont appelés associés (alors que, logiquement, ils devraient être nommés les sociétaires, terme qui a été fâcheusement réservé aux adhérents d’une association. – Mais voyez le poids des mots : vous n’envisagerez pas les choses de la même façon, selon qu’il aura été fait état de la protection des épargnants ou de celle des capitalistes : or, c’est tout un !). L’objectif n’est sans doute pas moral, mais bien de permettre le meilleur développement des sociétés, utiles à l’économie du pays. Mais peu importe, ces mesures sont néanmoins protectrices, et garantissent le respect d’un minimum éthique, qui s’est d’ailleurs largement renforcé à l’époque contemporaine. Le champ est encore une fois immense et, dans l’impossibilité de pouvoir reprendre tout le droit des sociétés sous cet angle particulier, je retiendrai quelques questions, de façon arbitraire, et envisagées uniquement dans les sociétés anonymes. Ce sera l’occasion de retrouver certaines notions, l’égalité, la loyauté, la transparence, l’abus de droit, qui interfèrent toutes dans ce domaine.

La peur de la prison

Le droit des sociétés est presque devenu une branche particulière du droit pénal spécial, et sûrement du droit pénal des affaires, tant sont nombreuses les infractions qui lui sont propres. La peur, sinon du gendarme, du moins de la prison est là pour réfréner les dirigeants de société qui seraient tentés de quitter les sentiers paisibles de l’honnêteté. Pour ne pas alourdir l’exposé, je n’en retiendrai que trois.

Le délit d’initié d’abord ; il sanctionne l’absence de transparence ayant permis à certains (qui ne sont pas forcément les dirigeants) de disposer d’informations privilégiées, et d’en avoir abusé pour procéder à des opérations boursières, au détriment des tiers, actionnaires ou non (Ord. n° 67-833, 28 sept. 1967 sur la COB, art. 10-1).

L’abus de bien social réprime l’usage, de mauvaise foi, des biens ou du crédit de la société pour le profit personnel de l’un de ses dirigeants (C. com., art. L. 242-6, 3°). Mais il a été entendu d’une façon si large (et juridiquement excessive), dans chacune de ses conditions, que son élément intentionnel a quasiment disparu. Ce « dévoiement »[818] illustre le souci de moralisation qui anime les tribunaux (et l’émergence du « gouvernement des juges ») ; en retardant le point de départ de la prescription, de façon scandaleuse (juridiquement), au jour où le délit est apparu et a pu être constaté[819], il est possible de poursuivre des agissements frauduleux qui seraient prescrits sous leur vraie qualification, par exemple de corruption[820]. Pour une fois, je préférerai une réforme, allongeant le délai de prescription de ce dernier qu’une telle extension des textes pénaux, qui sont d’interprétation stricte (conséquence du principe de légalité). Autant il est heureux que le juge puisse interpréter largement les notions cadre (comme la bonne foi, l’abus de droit, les bonnes moeurs, etc.), autant il est dangereux pour la liberté qu’il se permette d’agir ainsi en matière pénale, malgré les principes les plus établis et une tradition bicentenaire.

Lors d’une procédure collective, le tribunal peut prononcer le délit de banqueroute à l’encontre des dirigeants, lorsque ceux-ci ont commis divers actes immoraux, qui s’apparentent tous à des dissimulations ou à des fraudes (C. com., art. L 654-1 et s.). La banqueroute possède un aspect infamant, qui est traditionnel ; du reste, le mot même est un témoignage de la flétrissure qui atteignait le banqueroutier, puisque son banc était rompu publiquement par les dirigeants de la corporation (banca rotta).

La part du lion

La clause léonine est interdite dans la société, dominée par l’idée d’égalité. Est nommée ainsi la stipulation par laquelle la totalité du profit procuré par la société serait attribuée à l’un des associés, ou bien l’un d’entre eux supporterait la totalité des pertes, ou serait totalement exonéré des pertes ou des profits (C. civ., art. 1844-1, al. 2). Elle est réputée non écrite (C. civ., art. 1844-1, al. 2).

De la bonne « gouvernance » des sociétés

Il est d’autant plus indiqué de s’intéresser au droit des sociétés, sous l’angle de la morale, qu’une évolution est en cours, devant se traduire par une nouvelle réforme de la loi française (une de plus, est-ce raisonnable ?), sous l’influence d’une mode, venue d’Outre Atlantique, dite de la « corporate governance », soit la gouvernance ou le gouvernement des sociétés cotées[821]. Cette vogue est née aux États-Unis au début des années 1980, puis s’est propagée en Grande Bretagne avant de gagner le continent et de se répandre en tous lieux. Ainsi, les ministres des finances des pays de l’OCDE ont adopté à Paris, en mai 1999, des « Principes de gouvernement d’entreprise ». L’idée de base est de mieux prendre en considération les intérêts des actionnaires (parmi lesquels les fonds de pension et les « investisseurs institutionnels » occupent une place de plus en plus importante), qui peuvent ne pas coïncider avec ceux de la personne morale (même si celle-ci est d’abord constituée par la somme de leurs apports, mais auxquels s’ajoutent ceux des salariés et des fournisseurs, la réputation qu’elle a pu acquérir, etc.) ; les actionnaires peuvent avoir des vues à court ou moyen terme, tandis que la société (la personne morale, pourtant une fiction, assez contestable[822]) vise le long terme ; les premiers répugnent peut-être à prendre des risques, mettant en péril leur capital, alors qu’il est de bonne gestion de la seconde de la lancer dans des opérations (raisonnablement) hasardeuses mais éventuellement profitables (comme, autrefois, les prêts à la grosse aventure et, aujourd’hui, l’aventure des consortiums internationaux de grands projets, les aventures communes dites joints venture).

Dans ce dessein, un rééquilibrage des fonctions doit être opéré, afin de donner une prépondérance aux administrateurs (directors) et au conseil d’administration (board), alors que le pouvoir réel est détenu par le management (et, en France, par le président directeur général). Aussi, le conseil d’administration doit compter des membres indépendants (n’ayant pas de fonction dans l’entreprise ni au sein du groupe, de plus n’étant pas actionnaires importants d’une société du groupe), et actifs (ce qui n’est pas toujours le cas des administrateurs siégeant au titre de participations croisées et/ou du « tour de table » anti OPA dans de nombreux conseils) ; les administrateurs ont le devoir de bien gérer (duty to manage), en toute loyauté : quelle découverte ! Au surplus, des commissions diverses doivent être créées pour aider le conseil. La transparence est recherchée de toutes les manières, notamment par une information complète, exacte et en temps opportun, au profit du public, des actionnaires et, a fortiori, des administrateurs (c’est la moindre des choses, mais pas toujours respectée). À première vue, ces objectifs sont traditionnels en France ; en effet, le management est subordonné au conseil d’administration, qui comprend pratiquement toujours plusieurs membres indépendants, et les comités abondent (surabondent) : d’audit, d’entreprise, des rémunérations (fixant celles-ci pour les dirigeants et l’attribution des stocks options), de stratégie, d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail, etc. Un « code » officieux de gouvernement d’entreprise des sociétés cotées a été élaboré par l’AFEP et le MEDEF, dont la dernière version a été publiée en juin 2013, comprenant un certain nombre « d’avancées »[823] ; il semble assez respecté, même si ses dispositions sont des recommandations non impératives.

L’apparence et la réalité

Cependant, l’apparence est trompeuse, comme divers scandales (dont celui du Crédit Lyonnais) l’ont montré. La transparence est insuffisante, l’information pas assez diffusée ni assez complète (notamment sur les rémunérations des dirigeants[824]), les contre-pouvoirs défaillants et, surtout, le président directeur général est de fait quasiment omnipotent. Le capitalisme, conçu comme démocratique, est souvent oligarchique. Ces pratiques constituent des déviations par rapport à la loi et à son esprit. Mais puisqu’elles existent, peut-être faut-il se résigner à une nouvelle réforme législative[825], à la condition de ne pas tomber de Charybde en Scylla, c’est-à-dire de ne pas remplacer l’oligarchie de quelques dirigeants (dans chaque entreprise), par la dictature du marché (mondial), ce monstre froid, apparemment neutre (et qui pourtant favorise certains intervenants[826]). La crainte n’est pas chimérique, à constater les exigences de certains fonds de pension étrangers, voulant « maximaliser » leurs investissements en France et poussant les entreprises à viser en priorité l’augmentation de leur capitalisation boursière[827]. Les exigences excessives des actionnaires, en terme de rentabilité à court ou moyen terme, risquent d’appauvrir la société et de compromettre son avenir à long terme. La formule de société anonyme avec conseil de surveillance et directoire (C. com., art. L. 225-57 et s.) assure parfaitement la séparation des pouvoirs souhaitée (adoptée par seulement 2 % des sociétés cotées, le pourcentage monte à 20 % dans les sociétés phares figurant dans l’indice boursier CAC 40). Au surplus, d’après une étude indépendante la France se situe dans le peloton de tête de l’application des règles de la « corporate governance », derrière les États-Unis et la Grande-Bretagne[828], ayant accompli des progrès assez sensibles depuis quelques années (par exemple, aujourd’hui aucun administrateur ne siège dans plus de six conseils de sociétés du CAC 40, contrairement à ce qu’il en était encore il y a peu, mais c’est encore trop ; au surplus, ce qu’il faudrait arriver à éradiquer c’est la pratique de la présence croisée d’administrateurs, créant une grande et fâcheuse consanguinité des conseils d’administration des grandes sociétés).

Il me semble que, lorsque le capital d’une société est détenu par son président (et ses proches), une bonne gouvernance implique qu’il se soucie à temps de sa succession, bien que ce sujet ne soit généralement pas abordé, au nom du caractère absolu du droit de propriété. Combien d’entreprises familiales prospères ont sombré en l’absence d’une telle mesure de précaution (BoussacMoulinexetc.). Et l’investiture d’un descendant n’est moralement admissible que s’il est compétent et l’a démontré. L’exemple le plus parfait à cet égard est la façon dont le pouvoir se transmet chez Michelin.

Le management juridique et les programmes de conformité (dite aussi en anglais compliance) sont sans doute deux variantes de l’ingénierie juridique. Cependant, la compliance renvoie également à la capacité que possède une entreprise à mettre en place des processus visant à assurer une bonne gouvernance. « La compliance est ainsi une démarche permanente où le respect des normes et des valeurs de déontologie, d’éthique, d’intégrité et de transparence en commandent le fonctionnement tout entier » (W. Ayed[829]). La compliance peut se décliner en plusieurs aspects selon le domaine sur lequel elle porte, par exemple la fiscalité[830] ou les fusions-acquisitions[831].

Les conflits d’intérêt entre associés

Les discussions sur la bonne gouvernance des sociétés ont remis sur le tapis le conflit d’intérêt entre les actionnaires majoritaires et minoritaires. Il s’agit d’éviter que les uns abusent de leur puissance au détriment des autres, mais aussi que les seconds ne paralysent pas la vie de la société en se cantonnant dans une position frileuse. La jurisprudence est assez bien établie. L’intérêt social, pratiquement assimilé à l’intérêt de l’entreprise (qui est cependant plus large), est regardé de plus en plus comme supérieur à l’intérêt des associés[832]. Toutefois, pour certains, l’intérêt de l’entreprise est indissociable de celui des associés qui sont, en théorie, les seuls détenteurs du pouvoir[833], tandis que d’autres observent que ce concept a été le moyen de confiscation du pouvoir « au profit d’une petite oligarchie de dirigeants » (J.-J. Daigre[834]).

La Cour de cassation exige, pour retenir un abus de majorité, la réunion de deux éléments : une décision contraire à l’intérêt général, et une rupture de l’égalité entre les associés dans le dessein de favoriser la majorité[835]. La sanction de l’abus de majorité peut consister, à côté de l’octroi de dommages et intérêts, à annuler la résolution abusive. L’action en nullité est ouverte à la société elle-même, car elle vise à sanctionner une anomalie de portée générale[836]L’abus de minorité est également reconnu par la jurisprudence de plus en plus fréquemment, généralement à l’occasion du blocage, particulièrement de modification des statuts, par exemple à l’occasion d’augmentation de capital[837]. Il suppose une décision contraire à l’intérêt général de la société, ayant pour unique dessein de favoriser les minoritaires. L’énoncé même du critère montre que l’abus de minorité suppose que le minoritaire ait eu des informations suffisantes lui « permettant de se prononcer en connaissance de cause et d’émettre un vote éclairé » (Cass. com., 27 mai 1997, n95-15.690, préc.). La preuve de l’abus appartient aux victimes, c’est-à-dire aux majoritaires. La sanction normale, l’octroi de dommages et intérêts, n’est guère efficace, puisqu’elle ne permet pas de débloquer la situation. Aussi, la doctrine se demandait si, de façon exorbitante, la décision du juge ne pourrait pas valoir adoption de la décision querellée. La Cour de cassation s’y refusa, le juge ne pouvant pas se substituer aux organes sociaux légalement compétents[838] ; en revanche, il peut désigner un mandataire ad hoc, aux fins de représenter les associés minoritaires défaillants à une nouvelle assemblée, et de voter en leur nom dans le sens des décisions conformes à l’intérêt social, mais ne portant pas atteinte à l’intérêt légitime des minoritaires (Cass. com., 5 mai 1998, n96-15.383, préc.).

De la loyauté des dirigeants

L’obligation de loyauté (issue de l’exigence de la bonne foi contractuelle) se développe vivement, dans tous les domaines, depuis quelques années. Elle existait à l’état latent dans le droit des sociétés, notamment par le biais de l’affectio societatis et par la condamnation de son contraire, l’abus. Mais elle a été consacrée par la Cour de cassation, complémentaires et aux formules catégoriques, à propos des dirigeants de société[839]. D’une part, ils doivent se comporter ainsi envers leurs associés[840] ; la jurisprudence aura à découvrir les applications de cette exigence. D’autre part, les dirigeants doivent être loyaux envers l’entreprise elle-même[841]. Ainsi, ils ne sauraient exercer une activité concurrente de celle de cette dernière, même en l’absence de clause expresse : l’obligation de non concurrence est implicite. Qui y contrevient commet une défaillance contractuelle ou, s’il se livre à cette activité après la cessation de son contrat de travail, un acte de concurrence déloyale[842]. Cette obligation est d’autant plus nécessaire, à l’égard d’un dirigeant, que ses fonctions l’ont amené à connaître le savoir-faire de l’entreprise, ses fichiers de clientèle, les perspectives de développement de celle-ci, etc.

De la sincérité et de la transparence

La société anonyme forme une sorte de démocratie, à taille réduite, donc de fonctionnement plus aisée que celle d’un État. Mais, dans les grandes sociétés, elle est assez fictive, étant donné l’absentéisme des actionnaires, le nombre important des pouvoirs « en blanc » qui ont été envoyés aux administrateurs, sans compter l’existence des actions à droit de vote double[843], qui faussent un peu les choses (elles représentent dans certains groupes un pourcentage important du capital : 45 % des votes exprimés lors de l’assemblée générale chez Bouygues, 60 % chez Pinault-Printemps-Redoute). Quoi qu’il en soit, les électeurs, qui sont ici les bailleurs de fonds, doivent être tenus au courant de l’activité de la société, au moins à l’occasion de l’assemblée générale, afin de renouveler ou non leur confiance aux administrateurs dont le « mandat » a expiré. À cet effet, ils reçoivent avant cette réunion (à leur demande) un rapport de gestion, établi par le conseil d’administration, et les comptes de l’exercice (qu’ils approuvent ou refusent d’approuver, ce qui est rare en pratique). Le rapport doit exposer « de manière claire et précise » la situation de la société et son activité au cours de l’année écoulée[844]. Les comptes annuels doivent être « réguliers, sincères et donner une image fidèle du patrimoine, de la situation financière et du résultat de l’entreprise » (C. com., art. L. 123-14, al. 1er). D’autre part, les sociétés les plus importantes sont tenues d’établir des documents prévisionnels (C. com., art. L. 232-1, II).

Des chiens de garde

Toutes ces exigences sont garanties par la présence des commissaires aux comptes, dont les missions sont vastes et nombreuses. Peut-être leur est-il trop demandé aujourd’hui. Ils sont devenus les « gardiens de la morale sociétaire »[845], les « chiens de garde » (Ripert) des entreprises. Ils doivent dénoncer les atteintes à la légalité, notamment en présence d’actes pénalement répréhensibles, et les manquements à la morale des affaires. Ils sont outillés pour cela par les pouvoirs qui leur sont confiés par la loi. Selon l’article L. 823-9, alinéa 1er, du code de commerce, « les commissaires aux comptes certifient […] que les comptes annuels sont réguliers et sincères et donnent une image fidèle du résultat des opérations de l’exercice écoulé ainsi que de la situation financière et du patrimoine de la personne ou de l’entité à la fin de cet exercice ». La certification ne porte pas sur l’exactitude des comptes mais sur leur régularité, leur sincérité et leur fidélité (« image fidèle »). Au demeurant, la certification ne peut pas apporter une certitude absolue, mais simplement une probabilité. Il leur incombe encore, notamment, de s’assurer « que l’égalité a été respectée entre les actionnaires, associés ou membres de l’organe compétent » (C. com., art. L. 823-11[846]).

La sirène d’alarme

La loi du 1er mars 1984, sur la prévention et le règlement amiable des difficultés des entreprises, a instauré une procédure d’alerte (C. com., art. L. 234-1 et s.), obligeant le commissaire aux comptes à sonner l’alarme d’une façon ou d’une autre. Chien de garde, il est aussi la sirène d’alarme. Lorsqu’il relève des faits qui sont de nature à compromettre la continuité de l’exploitation, le commissaire doit demander des explications au président du conseil. Si elles ne sont pas satisfaisantes, il invite ces personnes à faire délibérer le conseil d’administration sur les faits en cause. En cas de refus ou si, en dépit des décisions prises, il constate que la continuation de l’exploitation demeure compromise, il établit un rapport spécial qu’il présente à la prochaine assemblée générale ; l’urgence l’autorise même à convoquer l’assemblée de son propre chef.

Le marché boursier

De nombreuses dispositions légales instaurent une obligation de transparence sur le marché boursier, en vue de renforcer la confiance des épargnants[847]. C’est ainsi que doivent être déclarés les franchissements de seuils de participation dans le capital d’une société (ou de droits de vote), à la hausse ou à la baisse, par une personne physique ou morale agissant seule de concert (C. com., art. L. 233-6 et s.). Tout pacte d’actionnaires d’une société cotée comportant des conditions préférentielle de cession ou d’acquisition d’actions doit être transmis à l’autorité des marchés financiers(C. com., art. L. 233-11, al. 1er). L’offre publique d’achat ou d’échange d’une société cotée est encore soumise à publicité[848].

Des placements vertueux

Le paroxysme de l’entrée de l’éthique dans le monde de la bourse est donné par ce que je baptise les placements vertueux. Il s’agit d’investissements dont l’encours est constitué en respectant certains principes de nature morale. Ils sont divers. Le critère peut être négatif, se traduisant par un boycott à l’encontre de sociétés dont les produits sont contraire à la morale ou dangereux, comme de celles dont la « main d’œuvre » est constituée d’enfants ou est exploitée de façon scandaleuse. À l’inverse, il peut être positif, consistant à participer à des fonds éthiques, qui investissent exclusivement dans des domaines particuliers spécifiés, comme l’aide au développement[849], la protection de l’environnement, la santé, etc. Ainsi, la Caisse d’épargne propose un fonds commun de placement (géré par la Caisse des dépôts), se concentrant sur les titres de sociétés favorisant l’insertion et l’emploi. Ces fonds éthiques[850], très répandus aux États-Unis, sont encore marginaux en France. Enfin, la dernière catégorie est la plus caractéristique, puisqu’elle manifeste une solidarité de l’épargnant : il s’agit des fonds de partage ou caritatifs, dont une partie des revenus est distribuée à une association humanitaire. Par exemple, le Crédit coopératif et le Comité catholique pour la faim et le développement ont créé un tel fonds destiné à financer la création d’entreprises dans les pays du sud ; et la Poste propose Téléthon Poste, qui aide à lutter contre les maladies génétiques et leurs conséquences.

Dans le même esprit, des entreprises de distribution commencent à acheter et à revendre sous un label spécial des produits dits éthiques, car ils ont fabriqués en respectant les Droits de l’homme (et l’environnement), sans recourir au travail d’enfants ou d’êtres exploités abusivement[851]. Une norme éthique (SA 8000) a même été élaborée en 1998 par un organisme américain[852] ; elle n’est pas restée lettre morte, de nombreuses entreprises, notamment de distribution, s’étant engagées à la respecter, se dirigeant ainsi dans la voie du « commerce éthique » (ex. en France Auchan, Carrefour, Promodès). Dans la foulée, s’engouffrent toutes sortes de personnes qui veulent profiter de cette excellente mode : voici que le célèbre « stylicien » Philippe Starck a lancé en 1998 un catalogue de produits dits « honnêtes » (appellation ridicule, soit dit en passant), mais qui relèvent plutôt de l’écologie.

Section III. – Le moment

§ 1. – Avant le contrat

Avant le contrat, c’est le temps des fleurs, des pourparlers, qui précède celui des fruits, le contrat, qui est leur aboutissement, si les parties ont pu s’entendre.

A. – Les pourparlers

          1°. – Le déroulement des pourparlers

« La matière de nos pensées est énergie, c’est-à-dire qu’elle peut se changer en actes » (Valéry[853]). Cette formule s’applique parfaitement aux négociations. Elles ont acquis un rôle plus considérable aujourd’hui que naguère, en raison de l’augmentation sensible du nombre et de la valeur des grands contrats, notamment de travaux publics, d’ingénierie ou de transferts de technique, singulièrement internationaux, sans oublier les fusions de sociétés, ou les accords relatifs aux présentateurs de télévision, aux acteurs renommés et aux sportifs de haut niveau. Toutefois, cet élément quantitatif n’affecte en rien leur régime. Par définition, le résultat des négociations est incertain, même aléatoire, dépendant de mille et un éléments. Les discussions que les plénipotentiaires engagent sont justes pour parler (en deux mots) ; non point certes parler pour ne rien dire, mais parler pour voir et, éventuellement pour s’entendre, pour conclure. Mais aussi le cas échéant pour se séparer, en tout bien tout honneur, la vie reprenant son cours comme devant, et des négociations s’ouvrant probablement immédiatement après, avec un autre éventuel partenaire.

Le jeu par excellence aux lourds enjeux

Les pourparlers sont ponctués de propositions et de contre-propositions, d’ouvertures et de retraits, de périodes d’enthousiasme et d’autres de découragement. Ils constituent le jeu par excellence, le plus subtil, et celui où les enjeux sont les plus élevés. Aussi, surtout à propos des contrats de quelque importance, une tension proche de la passion se noue, provisoire peut-être mais certaine (et pouvant du reste s’étaler sur une longue durée). C’est une période bien spécifique, un curieux entre-deux ; le temps merveilleux de tous les possibles, et même de l’impossible, des confidences et des aveux. Le destin n’est point encore figé : rien n’est décidé ni personne engagée. L’œuvre qu’est le contrat envisagé est en puissance, en devenir. Il est au centre des débats, mais n’est pas encore. C’est un projet d’avenir riant, riche en virtualités, mais qui ne s’accompliront peut-être pas. Chacun attend l’éclair qui, jaillissant soudain d’obscurs débats, conduira à l’achèvement, à la plénitude. Les plénipotentiaires sont comme des découvreurs, des sortes de troubadours, qui espèrent avoir l’heureuse surprise et la joie de quelque trouvaille, plus précisément de parvenir à un accord, tout en sachant que cela n’est point assuré. Le contrat suspend son envol.

Paroles de « désamour »

Au fond, il y a une certaine similitude avec le temps béni des fiançailles ; la comparaison est éclairante. Car, juridiquement, les fiançailles n’engagent aucunement, et que les promis peuvent se séparer sans coup férir, en douceur, être quitte à quitte. Mais dans ce genre d’affaire, où la raison n’est pas seule en cause, où les sentiments sont affectés, la rupture sera souvent ressentie, non comme un échec constructif, mais comme un manquement à l’honneur, voire comme une trahison. Les rancoeurs conduiront parfois à des procès. De même de l’échec des négociations, puisqu’aussi bien, outre les intérêts financiers qu’elles soulèvent, elles comportent un élément passionnel, comme je l’ai indiqué précédemment. Ainsi, le « désamour » conduit souvent à la discorde, à des querelles de chiffonniers, à la guerre larvée, voire déclarée.

La bonne foi

De l’exigence légale de bonne foi (C. civ., art. 1104, ancien art. 1134, al. 3), la jurisprudence française déduisit l’existence d’un devoir de loyauté à partir de la phase précontractuelle[854], y compris à propos des avant-contrats[855]. Le nouvel article 1104 prévoit désormais expressément que les contrats doivent être négociés de bonne foi (et aussi formés et exécutés ainsi). Le droit communautaire a reconnu également cette exigence[856], dès ce moment[857]. Il leur impose notamment d’informer et de renseigner leur partenaire : la question est si connue, et a été si souvent traitée, y compris par moi-même, qu’il suffit d’en dire deux mots. L’exigence de parler est particulièrement forte lors de la négociation d’un contrat d’assurances, où le futur assuré doit dévoiler tous les facteurs de risques[858]. Elle n’est pas unilatérale, pesant sur les deux partenaires, par exemple le client est tenu de spécifier son dessein, les objectifs précis qu’il entend atteindre, éventuellement à l’aide d’un cahier des charges[859]. La règle se retrouve dans les contrats internationaux. Le commentaire des Principes d’UNIDROIT 2010 relatifs aux contrats du commerce international rappelle que les parties doivent agir de bonne foi pendant les négociations (op. cit., p. 62). Ce devoir de loyauté se traduit positivement par certaines qualités attendues des négociateurs ; et il se révèle négativement, a contrario, à l’occasion de la rupture des négociations, intervenue abusivement (Principes d’UNIDROIT 2010, art. 2.1.15).

Des qualités des négociateurs

Des pourparlers se sont engagés, soit par un contact direct, soit à la suite d’un appel d’offres. Une éthique, fondée sur le respect de l’autre, doit animer les négociateurs. Elle comprend un savoir-vivre spécial et un don d’adaptation aux habitus, us et coutumes locaux. Le négociateur doit cultiver la patience, le sens de l’écoute, la modestie et la courtoisie. Les rudes négociateurs comme les tendres fiancés, doivent encore être sérieux à tous égards, et sont condamnables ceux qui, sans feu ni loi, sans foi ni mœurs, n’agissent pas de la sorte[860].Chaque plénipotentiaire doit être marqué du triple sceau de l’espérance, de l’optimisme et du dynamisme. L’espérance prend les choses non telles qu’elles sont mais telle qu’elles vont, dans ce dynamisme où le déjà-là appelle le pas-encore ; elle est élan vers l’avenir[861]. Elle est liée à l’imagination « créatrice du possible » (P. Ricœur[862]). Le négociateur ne désespère jamais de son interlocuteur et lui-même est en attente, afin de découvrir ce qui freine ou bloque l’accord. Il croit au dialogue sincère et en attend merveille. Il vise la transparence[863], tant des intentions que de l’offre de contracter, la confiance impliquant la sincérité[864]. Il sait être persévérant, afin de ne pas fléchir et rompre dès les premiers vents contraires, alors qu’ils ne sont pas insurmontables ; une persévérance dynamique et inventive, animée qu’elle est par le désir d’aboutir : la persévérance est créatrice. Une négociation véritable nécessite d’entrer dans la psychologie de la partie opposée, donc de connaître la culture de son entreprise et, plus encore, celle de son pays[865], avec ce qu’elle comporte de particularités quant au management, et ses normes de comportement. Elle implique aussi de rechercher, par des concessions, à parvenir à un accord équilibré (V. infra), ou chacun aura accompli des pas dans la direction de l’autre : le négociateur doit en permanence se mettre à la place de son partenaire. La tempérance entre encore dans les exigences pesant sur le parfait négociateur, consistant à modérer les ardeurs et « espérances de son vis-à-vis », pour lui éviter une trop grande désillusion en cas de fiasco[866]. Enfin, l’honnêteté mérite d’être citée, mais il s’agit d’une exigence commune à toutes les actions humaines. L’éthique prohibe un certain nombre de pratiques abominables, la corruption sur laquelle je reviendrai, ou l’espionnage industriel, se traduisant par exemple par le forcement du coffre d’un concurrent, ou la tentative d’assassinat de son représentant pour lui dérober sa serviette, dans les deux cas afin de connaître le détail de ses offres. Je cite hélas des faits authentiques dont j’ai eu connaissance, commis par des entreprises américaines[867].

Que voilà un merveilleux portrait du parfait plénipotentiaire : il donne à songer aux personnages des légendes, ou aux saints illuminés par leurs auréoles ! Mettre la barre trop haut, n’est-ce pas politique de gribouille, en décourageant les hommes d’affaires qui jugeront le tableau irréaliste ? Je ne le pense pas. Un idéal doit toujours se trouver dans la perspective, au point le plus élevé : la conduite éthique consistant à se placer dans sa direction, du mieux possible, en tenant compte des contingences, et de la pesanteur des faits comme des hommes.

Les confidences

Souvent, dans les affaires, les négociations impliquent, pour qu’elles soient sérieuses, que des informations confidentielles et des connaissances, voire des éléments d’un savoir-faire, soient échangés entre les parties. Certaines de ces données peuvent procurer un avantage concurrentiel à son bénéficiaire. En l’absence même d’une clause ad hoc de confidentialité (fréquente dès les pourparlers lorsque les révélations sont importantes[868]), la bonne foi impose au sachant de ne pas les divulguer et même, sans doute, de ne pas les utiliser si, finalement, le contrat n’est pas signé (Principes d’UNIDROIT, art. 2.1.16). Celui qui divulguerait ou utiliserait ainsi une information commettrait une faute délictuelle ; elle méritera éventuellement d’entrer dans la catégorie de la concurrence déloyale ou dans celle des agissements parasitaires[869]. Autrement dit, les pourparlers comportent implicitement une obligationdouble : de réserve et de discrétion quant aux indications techniques et au savoir-faire qui peuvent être dévoilés (par réserve, il faut entendre ne pas exploiter). Elle est du reste réciproque. Selon l’article 1112-2 du code civil issu de la réforme du droit des contrats de 2016, « Celui qui utilise ou divulgue sans autorisation une information confidentielle obtenue à l’occasion des négociations engage sa responsabilité dans les conditions de droit commun ».

Le droit de changer d’avis et de ne pas conclure

Si la jurisprudence publiée sur cette question est relativement abondante, et a sensiblement augmenté ces dernières années, la moisson est trompeuse : il y a en vérité fort peu d’affaires de rupture soumises aux tribunaux étatiques ou arbitraux, par rapport au nombre immense des négociations. En outre, toute rupture n’engage pas la responsabilité de celui qui prend cette décision, ou la provoque. La liberté, dans ce domaine comme dans les autres, reste le principe (Principes d’UNIDROIT 2010, art. 2.1.15, 1[870]), cvomme l’indique l’article 1112 du code civil issu de la réforme du droit des contrats de 2016. Cette règle découle de la liberté contractuelle, et elle est essentielle pour garantir une saine concurrence entre les entreprises (Principes d’UNIDROIT 2010, commentaire, p. 62). Les plénipotentiaires n’ont jamais l’obligation d’aboutir, même du reste après la conclusion d’un accord de principe. Chacun conserve la possibilité, mieux le droit absolu de renoncer, et même de changer d’avis (ius variandi). « Le pire drame pour un poète, c’est d’être admiré par malentendu » (J. Cocteau) ; pour un contrat, d’être conclu ainsi : mieux vaut tout briser tant qu’il n’est pas conclu que de s’engager dans des liens équivoques ou fâcheux. Un difficile équilibre est à maintenir entre la liberté et l’abus de celle-ci, constitutif d’une faute. Autrement dit, ce n’est pas la rupture en soi qui est prise en compte, mais un acte dommageable caractérisé, ce que j’ai nommé une parole de « désamour ».

La rupture fautive des pourparlers

Une faute intentionnelle n’est pas nécessaire : la responsabilité (délictuelle ou quasi-délictuelle[871]) est engagée en présence d’une simple faute, selon la règle de principe en matière de responsabilité civile. La faute, constitutive de mauvaise foi (et en même temps souvent d’abus, mais cette qualification n’ajoute rien), consiste à rompre « sans motif légitime » (Cass. com., 7 janv. 1997[872]), c’est le reproche générique. Elle revêt des modalités les plus diverses. En voici un échantillon : avoir entamé les discussions sans avoir l’intention de les mener à terme et d’avoir ainsi fait naître de vains espoirs (Principes UNIDROIT 2010, art. 2.1.15, 3) ; ou pour avoir accès à des connaissances et savoir-faire secrets ; les avoir rompues brusquement, sans raison sérieuse[873], ou après une très longue durée ; et aussi le fait de conduire des pourparlers avec quelqu’un sur la base d’un prix exagéré, tout en en menant d’autres avec un tiers à un prix inférieur (Cass. 2e civ., 4 juin 1997[874]), ou de présenter tardivement de nouvelles exigences. En revanche, engager des négociations avec plusieurs partenaires éventuels pour un seul contrat n’est pas fautif en soi, en l’absence de contrat de négociation accordant une exclusivité[875]. Comme les fiancés, les plénipotentiaires conservent assurément la liberté de rompre (V. supra), mais dans la dignité, la loyauté étant sauve, sans bafouer la légitime confiance qui s’était instaurée[876]. Cela implique que la courtoisie soit respectée, tant dans la forme que dans le moment de la rupture. Il existe une sorte de « devoir de préparation psychologique du partenaire à cette épreuve » (J.-M. Mousseron[877]).

Plusieurs éléments sont pris en considération dans l’appréciation de la faute : les frais engagés, l’importance et la singularité (ou non) du contrat discuté, la publicité qui est donnée à la rupture, l’existence d’une offre de contracter (faisant naître chez son bénéficiaire une confiance et un espoir particuliers), son degré de précision, son délai, l’état d’avancement des négociations avant la rupture et leur durée[878]etc. Entre aussi en ligne de compte l’état ou non de professionnel de l’auteur et de la victime de la rupture (CA Paris, 18 janv. 1996[879], relevant que les plaideurs étaient des « professionnels avertis »). La faute ne doit pas pour autant être qualifiée, seulement le modèle de comparaison change et impose une diligence plus grande.

                   2°. – L’intervention d’intermédiaires

La négociation de contrats, surtout internationaux, met en scène des intermédiaires. En effet, l’entreprise désireuse de contracter à l’étranger recourt souvent à des personnages locaux, courtiers, commissionnaires, agents commerciaux, concessionnaires, franchisés[880]. Ces intermédiaires sont fort précieux, mais pas indispensables, sauf loi locale imposant leur intervention. Mais il est indispensable dans la plupart des pays en voie de développement et dans tous les pays du Proche-Orient, en fait (non en droit), de recourir à une sorte d’introducteur ou de parrain, souvent qualifié de sponsor (improprement, le sponsor étant un garant). Son choix est délicat, car il ne présente d’intérêt que s’il possède une influence assurée. Proche du pouvoir, il facilite par son entregent l’obtention des autorisations ou l’accord des autorités locales. Parfois, l’introducteur se voit confier le pouvoir de représenter la société étrangère, comme un mandataire. Plus rarement, il est un véritable sponsor vis à vis des pouvoirs publics locaux et joue donc le rôle d’un commissionnaire ducroire. Quoi qu’il en soit, il est préférable de signer un contrat écrit avec lui, exposant clairement ses obligations, ses droits et ses pouvoirs.

Ces parrains plus ou moins officieux n’interviennent que moyennant une commission substantielle, plus ou moins considérable et, lorsque l’accord n’a donné lieu qu’à une exécution partielle, proportionnelle à la partie accomplie[881]. En l’absence d’une convention expresse, elle peut être accordée par un tribunal à la mesure de l’utilité de l’intervention et en fonction des usages[882]. Lorsque la commission demandée est excessive par rapport au profit escompté du contrat, un professionnel avisé doit savoir la refuser, quitte à ne pas contracter : c’est éviter une perte. Les commissions peuvent bénéficier, jusqu’à un certain pourcentage, de l’assurance-crédit de la Coface.

Commissions et corruption

Les commissions sont souvent l’instrument de la corruption et du trafic d’influence, que le droit français distingue (C. pén., art. 432-11, 433-1, 433-2). Dans la première, l’agent accepte une rétribution pour accomplir un acte relevant de ses fonctions ou qu’il peut faciliter ; dans le second, l’agent abuse de son crédit et de ses relations pour intervenir en faveur de celui qui l’a sollicité. La pratique et les mass médias ne s’arrêtent pas à cette subtilité et qualifient tous ces actes de corruption. La plupart des contrats sont conclus dans des conditions normales, c’est-à-dire morales ; les deux mots sont voisins : l’un paraît être l’anagramme de l’autre. Telle est la vérité, qu’il ne faudra pas perdre de vue en lisant la suite, le récit des turpitudes : la plupart des hommes d’affaires se comportent correctement (du reste comme la majorité des hommes politiques : j’en ai rencontré et côtoyé beaucoup ; j’ai déjà indiqué qu’il est inexact et injuste de jeter l’opprobre sur eux tous, et qu’un tel procédé est fort périlleux pour la société et la démocratie). Corruptions et trafics d’influence sont actuellement grandissants, de Wall street au Kremlin, de Tokyo au Vatican en passant par la France, des petites et moyennes entreprises aux entreprises transnationales, des acheteurs des grandes surfaces aux négociateurs des contrats portant sur l’armement ou sur des travaux publics comme sur des ensembles industriels, en passant par les sportifs, puisque le sport est devenu avant tout une activité économique significative (l’affaire OM-Valenciennes et les démêlés de M. Bernard Tapie avec la justice sont dans toutes les mémoires). Les commissions de ce chef de plus en plus élevées, atteignant des pourcentages considérables[883], et des montants impressionnants de l’économie (souterraine) d’un pays. Le montant des commissions et pots-de-vin sur les seuls marchés publics internationaux a été évalué en 1998 à quatre-vingt milliards de dollars (dans le monde entier). La corruption est non seulement fâcheuse moralement, mais aussi économiquement. Contrairement à une idée reçue, elle est onéreuse pour l’économie nationale même lorsqu’elle est destinée à « décrocher » un gros contrat à l’étranger, et elle finit toujours par être répercutée sur le consommateur ou le contribuable. Selon une étude d’octobre 2015, 37 % des entreprises françaises indiquent avoir perdu des contrats en raison de concurrents corrompus[884].

La corruption, mondialisée comme l’économie, est une des graves plaies de notre temps, provoquant une masse considérable d’études, à la mesure de l’importance de l’enjeu[885]. Ce phénomène est le signe d’un monde déboussolé, sans autre repère que le profit, où il arrive que ceux qui ont du pouvoir ne se mettent pas au service des autres mais les asservissent. Conséquence d’une perte certaine de moralité, il crée un cercle vicieux, en répandant la malhonnêteté, considérée comme presque normale, en tout cas suffisamment banalisée pour que certaines entreprises l’intègrent dans leur stratégie de développement. Cet argent est dit sale, et nécessite donc des opérations de « blanchiment »[886] (ces expressions témoignent tout de même que la conscience collective continue de tenir ces pratiques pour immorales), que l’État tente d’empêcher[887] et de réprimer[888] (objectif auquel les sociétés peuvent elles-mêmes participer[889]). Or, celles-ci, pratiquées aussi par les bandits, les mafias et les sectes, font se pénétrer ces mondes interlopes et celui des affaires, ce qui contribue à l’accroissement des dérives : encore le cercle vicieux. Longtemps, le blanchiment s’opéra dans l’immobilier, ce qui contribua à la hausse (artificielle) des prix, et donc à la crise qui est survenue. De plus, ces commissions alimentent des comptes dans les « paradis fiscaux » (notamment, en Europe, l’Autriche[890], le Luxembourg et la Suisse), ou sont placés dans des sociétés « écrans »[891] dans certaines contrées accueillantes, et constituent donc une perte de richesse des pays, tant corrupteurs que corrompus. Enfin, les capitaux gigantesques[892] de l’argent noir (quelle que soit la cause de cette noirceur, qui dépasse la corruption[893]), sont particulièrement instables, et contribuent aux tempêtes monétaires, donc partiellement artificielles, et dont la fréquence augmente.

La corruption est spécialement préjudiciable à l’économie des pays en voie de développement, en renchérissant le coût des importations et des investissements (pour enrichir scandaleusement certains dirigeants et intermédiaires), et surtout en conduisant à l’adoption de mauvais projets : les bons projets se soutiennent tout seuls, ou presque. La plus élevée existe dans les grands contrats d’équipement passés par les États ; à l’extrême, il arrive que le contrat ne soit même que le prétexte d’une extorsion et d’un détournement de fonds vers l’étranger par un dirigeant véreux[894]. Lorsque règnent un véritable libéralisme et la loi du marché, les commissions occultes existent aussi, mais les chiffres sont moins élevés ; car les commissions excessives se traduisent nécessairement dans ce cas, soit par la perte du marché (l’offre étant trop élevée), soit par une perte sur le marché (les commissions absorbant le bénéfice escompté).

Lorsque les commissions sont destinées à obtenir le contrat par le trafic d’influence ou la corruption, elles sont nulles comme ayant un objet et une cause illicites[895] ou comme contrevenant à l’ordre public international ou transnational[896]. Après les juges étatiques, les arbitres se montrent désormais assez rigoureux, peut-être même plus qu’eux[897] : ils prononcent la nullité des accords intervenus à ce sujet (si une partie a invoqué la nullité), et rejettent les demandes de paiement de commissions illicites (à condition que les parties ne leur ait pas demandé de faire abstraction de toute question de contrariété aux bonnes moeurs[898]) ; mais ils se heurtent souvent à des difficultés de preuve[899] et, dans ce cas, ordonnent l’exécution du contrat litigieux[900]. À mon sens, ils devraient aussi rejeter les demandes en répétition de sommes déjà versées. Néanmoins, les pots de vin et autres bakchichs furent longtemps tolérés par le fisc français, qui les considéraient, sous certaines conditions et sous la pudique (et hypocrite) appellation de « frais commerciaux exceptionnels », comme des charges déductibles[901]. Cet usage est en passe de disparaître, au moins en partie : la loi de « finances rectificative pour 1997 »[902] (art. 32) interdit de déduire les sommes versées au titre de la corruption d’agents publics étrangers pour les contrats conclus au cours d’exercices ouverts à compter de l’entrée en vigueur de la convention de l’OCDE  du 17 décembre 1997 (V. ci-dessous) ; rien en devrait donc changer quant aux sommes versées à des personnes privées.

La nullité des conventions relatives à la corruption dans les relations internationales est consacrée par deux traités internationaux[903]. D’abord, la convention du Conseil de l’Europe du 4 novembre 1999, signée par la France le 26 novembre 1999, déclarée applicable par la loi n° 2005-103 du 11 février 2005 (entrée en vigueur le 1er juillet 2008). Elle prévoit notamment, dans son article 8, que les États membres doivent prévoir dans leur droit que tout contrat ou toute clause d’un contrat dont l’objet est un acte de corruption sont entachés de nullité ; et que tout contractant dont le consentement a été vicié par un acte de corruption peut demander au tribunal l’annulation de ce contrat, sans préjudice de son droit de demander des dommages et intérêts. Ensuite, la convention des Nations Unies du 31 octobre 2003, ratifiée par la France le 11 juillet 2005 (entrée en vigueur le 14 décembre 2005). Chaque État s’engage à ce que soit refusée la déductibilité fiscale des dépenses qui constituent des pots de vin (art. 4) ; à conférer le caractère d’infraction pénale à la corruption active et passive d’agents publics étrangers et de fonctionnaires d’organisations internationales en liaison avec des activités du commerce international (art. 16) ; à prendre des mesures pour s’attaquer aux conséquences de la corruption.  Dans cette perspective, les États Parties peuvent considérer la corruption comme un motif pertinent dans une procédure judiciaire pour décider l’annulation ou la rescision d’un contrat, ou prendre toute autre mesure corrective (art. 34)

La corruption et le trafic d’influence sont réprimés par le code pénal (art. 432-11, 433-1, 433-2, modifiés par la L. n° 2013-1117 du 6 déc. 2013), mais uniquement lorsque s’y trouve mêlée, activement ou passivement, au moins une personne dépositaire de l’autorité publique, chargée d’une mission de service public ou investie d’un mandat électif. L’incrimination a été étendue aux personnes qui, sans être dépositaires de l’autorité publique, ni chargées d’une mission de service public, ni investies d’un mandat électif public exercent, pour leur activité professionnelle ou sociale, une fonction de direction ou un travail pour une personne physique ou morale ou pour un organisme quelconque (C. pén., art. 445-1 et 445-2 ; V. aussi, pour les agents sportifs, C. pén., art. 445-1-1 et 445-2-1). Entre simples particuliers, il n’existe aucune incrimination de ce chef. Mais le délit d’abus de biens sociaux (C. pén., art. L. 246-6, 3e) a pu être retenu, au prix il est vrai d’une contorsion juridique quant au point de départ de la prescription (V. supra) : « Quel que soit l’avantage à court terme qu’elle peut procurer, l’utilisation des fonds sociaux ayant pour seul objet de commettre un délit tel que la corruption est contraire à l’intérêt social en ce qu’elle expose la personne morale au risque anormal de sanction pénales ou fiscales contre elle-même et ses dirigeants et porte atteinte à son crédit et à sa réputation » (Cass. crim., 27 oct. 1997[904]). Les termes utilisés par la Cour de cassation sont suffisamment larges pour s’appliquer, le cas échéant, à l’encontre d’un dirigeant auteur d’actes de corruption, alors qu’aucune des personnes visées par les textes pénaux ne seraient intervenues.

La corruption n’est pas une fatalité

Faut-il s’incliner devant cet état de fait, cette déloyauté caractérisée ? Assurément non, puisque c’est la noblesse de l’homme que de refuser la fatalité (V. supra). « Ce n’est pas parce que les choses sont difficiles que nous n’osons pas, c’est parce que nous n’osons pas qu’elles sont difficiles » (Sénèque). Osons donc ! C’est le défi lancé à toutes les entreprises, donc à leurs dirigeants. À chacun de faire les premiers pas, sans attendre qu’un autre commence : la morale est pour soi. La première étape passe par une modification de la culture de chaque entreprise, notamment grâce aux codes ou chartes internes de déontologie proscrivant ces pratiques[905], et dont l’efficacité est renforcée par la publicité qui leur est donnée (V. supra). Ainsi, à une époque, à chaque assemblée générale de Vivendi son Président rappellait l’interdiction absolue faite à tout salarié du groupe d’accepter ou de pratiquer la corruption (et de préciser lors de celle du 11 juin 1997, en réponse à une question, « je ne perds jamais une occasion de faire passer aux salariés du Groupe un message simple : entre un acte illégal et la perte d’un marché, le choix du groupe est de perdre ce marché » ; et il passe aux actes[906]. Mais il est vrai qu’un mastodonte de cette importance a les coudées plus franches qu’une petite ou une moyenne entreprise, pour laquelle la perte d’un gros contrat conduira peut-être à mettre la clé sous le paillasson). Le Président d’une des sociétés du groupe Lafarge a narré, lors d’un colloque, la façon originale dont son entreprise a refusé la corruption tout en décrochant une part du marché (par la « conversion de décideurs » et la menace d’une publicité[907]). Shell publie tous les ans un rapport intitulé Profits et principes, comparant les résultats de l’entreprise à ses engagements, non seulement commerciaux, mais aussi éthiques ; celui qui a été publié en 1998 indique que 23 employés ont été renvoyés en 1997 pour corruption, et que 95 contrats ont été résiliés parce que les fournisseurs ne satisfaisaient pas aux exigences énoncées par « les principes de conduite ». Qui parlait de poudre aux yeux ? Le désarmement, fixé comme une perspective, devrait s’accompagner d’un réarmement moral. Évidemment, le bon sens conduit à admettre les simples cadeaux, qui entretiennent l’amitié, dont la valeur est plus symbolique que matérielle (objets de première nécessité qui font défaut dans le pays en cause, livres et cédéroms, articles de Paris, etc.) ; mais comme le passage de l’un à l’autre s’opère insensiblement, la prudence conseille d’en fixer le montant maximum de façon objective. Refuser la corruption, c’est non seulement se comporter vertueusement, mais encore prudemment : un jour où l’autre l’entreprise qui s’est livrée à ce jeu malsain risque d’être impliquée dans quelque scandale, compromettant son « image de marque » (qui a une valeur économique) et ses dirigeants. De plus, un marché important de longue durée obtenu grâce à des compromissions risque toujours d’être remis en cause, en cas de changement d’administration ou de gouvernement du pays concerné. À long terme, la vertu est généralement un bon placement : en ce sens le vertueux est plus réaliste qu’il n’en a l’air !

La seconde étape pourrait consister par l’obligation de préciser dans les contrats quels sont les intermédiaires qui sont intervenus lors de sa négociation, ainsi que le montant de leur commission, en indiquant qu’aucune pratique malhonnête ni corruption de quiconque n’a eue lieu et n’a été tentée. Enfin, plus radicalement, un mouvement d’opinion devrait se créer, regroupant notamment les actionnaires des sociétés travaillant sur le marché international, afin de contraindre ces sociétés à s’engager à ne pas pratiquer la corruption, ni activement ni passivement, et à passer entre elles des accords en ce sens (V. supra les placements vertueux). Ces vues sont assez utopiques, mais il faut parier sur l’homme et faire mentir Cassandre[908].

Du reste, certains pays commencent à réagir, en tête desquels figurent les États-Unis. À la suite de plusieurs scandales retentissants (dont celui des pots de vin versés par Lockeed), ils ont interdit dès 1977 à leurs ressortissants de soudoyer leurs interlocuteurs étrangers, sous peine de lourdes sanctions pénales (par le Foreign Corrupt Pratices Act, ou FCPA, dont la visée est large, puisqu’il n’est pas limitée aux actes délictueux commis sur le territoire des États-Unis). Mais les résultats du FCPA sont mitigés. Peu de poursuites ont été engagées, et encore moins de décisions judiciaires de condamnation ont été rendues, des transactions étant souvent intervenues (comme cela est possible dans la procédure américaine), pour éviter de donner de la publicité à ces affaires. Sans doute, le texte a poussé certaines entreprises à retrouver le chemin de la vertu. Mais, globalement, les entreprises américaines ont continué de corrompre, en prenant seulement plus de précautions (en recourant à leurs filiales étrangères ou à « d’honorables » correspondants étrangers) ; elles n’ont pas perdu de parts de marché[909].

Les États-Unis militèrent activement au sein de divers organismes internationaux pour que des mesures fussent prises à cet égard, que ce soit par le Fonds monétaire international (FMI), l’Organisation mondiale du commerce (OMC) ou l’OCDE. Trois textes ont été signés dans cette direction en 1997. D’abord une convention au sein de l’Union européenne : elle organise la lutte contre la corruption impliquant des fonctionnaires des Communautés européennes ou des fonctionnaires des États membres[910]. Le second est une recommandation de l’OCDE sur la lutte contre la corruption dans les transactions commerciales internationales (se rapprochant des dispositions du FCPA américain, mais en n’ayant que valeur incitative pour les signataires[911]). Enfin, les 29 membres de la même organisation, auxquels se sont joints l’Argentine, le Brésil, la Bulgarie, le Chili et la Slovaquie ont signé à Paris le 17 décembre 1997 une convention pour lutter contre la corruption des agents publics étrangers dans les transactions commerciales internationales[912]. Entrée en vigueur le 15 février 1999, elle marque un grand progrès, en permettant l’incrimination pénale des faits de corruption active de tout agent public étranger, ressortissant ou non d’un pays signataire de la convention (la corruption active est le fait du corrupteur). Mais elle ne vise ni la corruption passive (celle du « corrompu »), ni surtout le trafic d’influence et la corruption dans le secteur privé. Une loi du 30 juin 2000 a inséré en droit interne les conventions précitées de l’OCDE et de l’Union européenne relatives à la corruption, en créant dans le Titre III du Livre IV du code pénal un nouveau chapitre V, intitulé « Des atteintes à l’administration publique des Communautés européennes, des États membres de l’Union européenne, des autres États étrangers et des organisations internationales publiques » [913]. Toutefois, comme toujours, la prévention est préférable à la répression ; prévention par la formation sans doute, et par toutes sortes de mesures parcellaires destinées à rendre la corruption plus malaisée, en renforçant l’exigence de transparence : la loi n° 93-122 du 29 janvier 1993 a eu précisément pour objectif la « prévention de la corruption et la transparence de la vie économique et des procédures publiques ».

Mais il est des esprits pour s’alarmer de ce juridisme (cette inflation des textes juridiques ; V. supra), qui sonnerait le deuil de la moralité[914]. Il engendrerait la croyance que n’est condamnable que ce qui est expressément condamné par un texte : ce serait évidemment une grossière erreur.

B. – Le contrat.

Le contrat donne naissance à des droits subjectifs ; mais ceux-ci sont soumis au droit objectif. Si les premiers doivent être exécutés, et que les débiteurs peuvent y être contraint, y compris le cas échéant par la force publique, c’est parce qu’ils se conforment au second. Or, le professeur Jacques Ghestin a démontré de façon convaincante que le fondement de la force obligatoire du contrat ne réside pas dans l’autonomie de la volonté, mais dans la recherche par le droit objectif de l’utile et du juste[915]. Cet auteur expose que le droit ne sanctionne le contrat que parce qu’il présente une utilité, et à la condition qu’il soit juste. L’ensemble du régime du contrat se déduit de ces considérations. La justice ici retenue est la justice contractuelle commutative, qui relève de l’éthique. Mais l’utilité elle-même n’est pas sans rapport avec la morale, car il s’agit surtout de l’utilité sociale, que Jacques Ghestin rapproche de l’intérêt général.

L’éthique commande de refuser un contrat dont l’objet ou la cause est illicite, portant par exemple sur des trafics d’œuvres d’art, d’embryons, de drogues, de déchets toxiques, de matières radioactives, etc. Les Principes d’UNIDROIT 2010 n’ont pas traité de l’invalidité découlant de l’illicéité ou de l’immoralité, renvoyant à la loi applicable (commentaire, p. 100). Saisis d’un litige relatif à un tel contrat, les arbitres devraient pouvoir déclarer sa nullité, au titre de l’ordre public international[916], comme portant atteinte à des intérêts essentiels et supérieurs de la communauté internationale (V. supra). Auront-ils cette audace ?

Clauses et procédés immoraux

Il est clair que les parties doivent s’interdire d’obtenir l’accord de leur contractant par quelque vice du consentement (Principes d’UNIDROIT 2010, art. 3.2.1 et s.). L’importance d’un consentement éclairé par une information exacte et complète est aussi à noter. Cette obligation est renforcée en présence d’un partenaire faible ou inexpérimenté, par exemple d’un pays en voie de développement[917]. D’autre part, nul ne saurait stipuler des conditions avantageuses en abusant de l’inégalité de puissance qui existent entre les parties (Principes d’UNIDROIT 2010, art. 3.2.7). Sont aussi condamnables les clauses proposées ou imposées par une partie qui, sans être abusives, traduisent un état d’esprit de roublardise ; telles celles qui, sous prétexte de prescrire des normes de comportement allègent subrepticement en réalité la responsabilité (transformant par exemple une obligation de résultat en obligation de moyens) ou celles qui, au titre des garanties, apportent des restrictions aux garanties légales ou usuelles. « Les bonnes paroles cachent souvent de mauvaises pensées » (Confucius).

Contrat réciproquement équilibré

En outre, un contrat animé par l’idéal de la bonne foi doit être juste[918], c’est-à-dire équilibré, chacune des parties y trouvant un avantage comparable. L’égalité « est l’âme de tous les contrats de commerce » écrivait Pothier. Les Principes d’UNIDROIT sont guidés par cette préoccupation. La recherche d’un certain équilibre contractuel, d’une certaine « proportionnalité »[919], traduit le principe moral de la réciprocité, qui oriente les hommes vers le respect bienveillant d’autrui, au-delà du strict respect de la loi écrite. Paul Ricœur lui donna une formulation suggestive : « N’exerce pas le pouvoir sur autrui de façon que tu le laisses sans pouvoir sur toi »[920]. Un tel contrat, réciproquement équilibré, est alors aussi beau qu’une église romane, miracle de sobre et parfaite harmonie. « L’architecte n’a nul souci de la puissance ni de la force, mais uniquement d’équilibre » (Simone Weil) ; ah ! qu’il serait réconfortant de pouvoir dire cela de l’homme d’affaires !

Si le droit communautaire de la concurrence ne se préoccupe pas en théorie de l’équilibre des contrats, sa visée étant d’assurer le libre jeu de la concurrence, il est indéniable que les rédacteurs des règlements d’exemption relatifs aux contrats de distribution ne lui ont pas été insensibles[921]. Le code de la consommation comporte des dispositions inspirées par cet idéal d’équilibre. C’est notamment le cas de celles qui déclarent non écrites les clauses abusives. Est ainsi qualifiée la clause ayant « pour objet ou pour effet de créer, au détriment du non-professionnel ou du consommateur, un déséquilibre significatif entre les droits et les obligations des parties au contrat » (art. L. 212-1, al. 1er[922]). Mais le législateur a fait preuve d’une certaine timidité, puisque l’appréciation du caractère abusif ne porte pas sur « l’adéquation du prix ou de la rémunération au bien vendu ou au service offert » (al. 3) : le juste prix, exigence morale de justice commutative[923], n’est pas un objectif de la loi[924]. D’ailleurs, le code civil n’admet la rescision pour lésion que dans des cas limités (art. 1168, mais sans le mot, ancien art. 1118), essentiellement dans les ventes immobilières commutatives, et dans une mesure précisée (art. 1674). Voilà un bel exemple montrant que la loi est parfois immorale ou amorale, comme je l’ai indiqué plus haut, car le droit naturel postulerait un rééquilibrage ; au XVIIe siècle Grotius l’indiquait déjà : « La nature ordonne d’observer l’égalité dans les contrats à ce point que de l’inégalité il doive naître un droit au profit de celui qui a le moins obtenu »[925].

Cependant, la loi NRE n2001-420 du 15 mai 2001 créa une nouvelle infraction d’abus de dépendance économique et de puissance d’achat ou de vente. En effet, selon l’article L. 442-6, I, du code de commerce tel que rédigé par cette loi : « Engage la responsabilité de son auteur et l’oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou artisan : […] D’abuser de la relation de dépendance dans laquelle il tient un partenaire ou de sa puissance d’achat ou de vente en le soumettant à des conditions commerciales ou obligations injustifiées » (C. com., art. L. 442-6, I, 2°, b). Cette innovation surprit. En effet, l’ordonnance du 1er décembre 1986 visait implicitement l’abus de puissance d’achat et de vente lorsque ses auteurs introduisirent la notion de dépendance économique en Droit français. Or, l’article L. 442-6, I, du code de commerce, tel que modifié, dissociait les deux notions. L’abus de puissance d’achat ou de vente pouvait donc être constitué en dehors de toute dépendance économique. Quoi qu’il en soit, la loi n2008-776 du 4 août 2008 remplaça cette disposition par la condamnation du « fait de soumettre ou de tenter de soumettre un partenaire commercial à des obligations créant un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties » (C. com., art. L. 442-6, I, 2°). Le déséquilibre significatif[926] est une forme grave de l’abus, témoignant d’un manquement à la bonne foi contractuelle lors des négociations de son bénéficiaire, se traduisant par un déséquilibre économique. Il s’apprécie globalement, au regard du contexte dans lequel le contrat est conclu et de l’économie générale de celui-ci[927]; il peut être déduit de l’absence de pouvoir réel de négocier les clauses litigieuses, étayées par les circonstances de la cause[928]. Le critère de la réciprocité est un marqueur du déséquilibre significatif[929]. La notion étant imprécise dépend de l’interprétation du juge. Cette notion cadre a été jugée conforme à la Constitution[930]. La disposition légale subit l’attraction du Droit du marché quant à la règle énoncée, et celle du Droit commun des obligations quant aux sanctions dont elle est assortie. Contrairement aux dispositions du code de la consommation relatives aux clauses abusives, le code de commerce ne renvoie pas aux clauses mais aux obligations. L’article 1171 du code civil, issu de la réforme du droit des contrats de 2016, étendit aux contrats civils le contrôle des clauses créant un déséquilibre significatif entre les droits et obligations des parties, en les réputant non écrites, mais uniquement dans les contrats d’adhésion, et en précisant que « l’appréciation du déséquilibre significatif ne porte ni sur l’objet principal du contrat ni sur l’adéquation du prix à la prestation ».

Cependant, certaines pratiques anticoncurrentielles, ententes comme abus de domination, peuvent être justifiées et échapper aux interdictions des articles l. 420-1 et l. 420-2 du code de commerce. en effet, l’article l. 420-4 sauve les pratiques qui résultent d’un texte ou qui assurent un progrès économique; de plus, il prévoit la possibilité d’exemption par catégories (ce qui nécessite de dresser un « bilan économique »). à côté des exonérations individuelles a posteriori, il existe donc la possibilité d’une exonération collective a priori.

Équilibre et déséquilibre en jurisprudence

Quant à la jurisprudence, elle balance entre le souci d’équilibre[931] et le refus de s’en préoccuper. Relève du premier cas le contrôle les honoraires des mandataires et prestataires de services (V. supra), comme les arrêts annulant des clauses pour absence de cause (ou les réputant non écrites) en présence d’un déséquilibre contractuel sensible[932]. Une première application avait frappé les esprits en matière d’assurances : fut réputée non écrite la clause selon laquelle ne sont garanties « que les réclamations survenues pendant la période de validité de la police »[933]. Puis la Cour de cassation se fonda sur la cause pour contrôler les clauses de dates de valeur, par lesquelles les banquiers anticipent les retraits et diffèrent les dépôts : elles ne sont maintenant justifiées (en dehors d’une acceptation expresse) qu’en présence d’un service réel rendu par la banque, ce qui est le cas de la remise de chèques pour inscription à un compte[934]. Mais c’est l’arrêt Chronopost qui en a donné l’exemple le plus frappant. Une clause exonérait par avance le manque de ponctualité, pourtant la raison d’être du contrat avec cet organisme, l’obligation fondamentale de ce dernier : celle de son partenaire est alors dépourvue de cause[935]. Cette jurisprudence est audacieuse car, théoriquement, la cause n’a que faire dans cette situation : elle ne devrait intervenir qu’en l’absence de toute contrepartie réelle. Elle est une nouvelle manifestation de la moralisation des contrats par le droit, et ses concepts les plus classiques (au prix de leur évolution) ; elle me paraît satisfaisante. Toutefois, la Cour de cassation a assoupli quelque peu sa position en juin 2010[936] dans des termes très clairs[937]. Depuis, un seul critère est retenu pour déterminer la validité de la clause, s’appréciant au moment de la formation du contrat : contredit-elle ou non la portée de l’obligation essentielle souscrite par le débiteur ? Lorsque la validité de la clause est admise à cet égard, encore faut-il que le débiteur n’ait pas commis une faute lourde ou dolosive qui la paralyserait. L’article 1170 du code civil issu de la réforme du droit des contrats de 2016, légalisa la solution : « Toute clause qui prive de sa substance l’obligation essentielle du débiteur est réputée non écrite ».

Relève du second souci, le fait que la jurisprudence considère que le prix dérisoire dans la vente, généralement dénommé le « vil prix », ne constitue pas une cause d’annulation du contrat. Certes, l’article 1658 du code civil, in fine, vise la « vileté de prix » comme une cause de résolution de la vente ; mais cette formule n’est que l’annonce de la section consacrée à la rescision pour lésion. Cependant, la jurisprudence lui donnera peut-être une valeur propre, comme cela a été le cas pour l’article 1384, al. 1er ; un arrêt l’avait laissé espérer[938]. La nullité relative pour erreur sur la valeur (le prix) n’est pas retenue, afin de ne pas tourner la prohibition générale de la rescision pour lésion dans la vente. La nullité absolue pour absence de cause n’est pas davantage admise, le contrat ayant bien une cause, même si le prix est inférieur à la valeur de la chose vendue.

Toutefois, il existe une jurisprudence audacieuse en sens contraire, mais peu abondante. D’abord, sur le terrain de l’erreur, par le biais de l’erreur dite obstacle (à la formation du contrat), et non pas seulement vice du consentement[939] : « c’est un malentendu, ce n’est pas un contrat » (Planiol). En outre, la jurisprudence s’efforce de distinguer subtilement (à la suite de J. Ghestin[940]), l’erreur procédant d’une appréciation économique erronée (non retenue) de celle qui résulte d’une erreur sur la valeur qualitative de la chose (admise[941]). Ensuite, quant au second chef (pour absence de cause) : le vil prix est parfois assimilé à une absence de prix. En l’absence d’une véritable contrepartie au transfert de propriété la vente est nulle, de nullité absolue[942], sauf démonstration d’une intention libérale, conférant à l’acte la nature d’une libéralité indirecte ou déguisée[943]. Il ne peut en être ainsi qu’en présence d’un prix ridicule, hors de toute proportion véritable avec la valeur du bien, traduisant une absence totale ou presque totale de cause (et pas seulement son inexistence partielle[944]). Ce moyen de nullité sera éventuellement admis notamment lorsque les fruits produits par la chose sont inférieurs au prix de vente. Du reste, la jurisprudence retient ce critère pour relever l’inexistence de la cause dans les ventes viagères (où la cause est l’aléa ; or, celui-ci est absent si les loyers de l’immeuble vendu dépassent la rente). Par tous ces biais, la jurisprudence rétablit une certaine justice commutative dans le contrat, une certaine morale contractuelle.

Depuis la réforme du droit des contrats de 2016, le code civil indique expressément que l’erreur sur la valeur n’est pas une cause de nullité sauf si elle porte sur les qualités essentielles de la prestation due (C. civ., art. 1136). Mais, de façon radicale, l’article 1169 fulmine la nullité d’un contrat à titre onéreux « lorsque, au moment de sa formation, la contrepartie convenue au profit de celui qui s’engage est illusoire ou dérisoire » (ce qui est bien une survivance de la cause objective, sans le mot).

Le devoir de renoncer à un contrat.

S’il n’est pas demandé aux contractants d’être désintéressés et d’avoir une visée purement altruiste, la jurisprudence française tend néanmoins à exiger de leur part qu’ils renoncent à leur intérêt, donc à contracter, dans diverses circonstances. D’abord, lorsque l’autre partie n’est pas en mesure de faire face aux engagements qu’elle va souscrire. Une application remarquable en est donnée par la jurisprudence, sous l’appellation du principe de proportionnalité[945], à propos des prêts (qui est inspirée par la raison). Le banquier doit s’assurer que le crédit qu’il accorde correspond aux facultés de remboursement de l’emprunteur[946] ; sinon, il engage sa responsabilité, au premier chef envers l’emprunteur[947], mais aussi envers les tiers[948]. La même attitude réservée doit être adoptée en présence d’un projetqui n’est pas sérieux ou qui est dangereux[949], non seulement pour le partenaire, mais aussi pour les salariés, les consommateurs ou l’environnement.

Ainsi, au-delà de la simple mise en garde (dont le terrain d’élection, après avoir été les ordres de bourse, se trouve aujourd’hui dans les contrats relatifs à l’informatique[950]), le devoir de conseil peut comprendre celui de refuser de contracter. C’est une immoralité aussi scandaleuse que la corruption, bien que les censeurs soient fort silencieux à leur encontre, que de proposer ou d’accepter un contrat dont l’objet est disproportionné aux besoins du client, inutile, ou dont les tenants et aboutissants ont été insuffisamment examinés. À cet égard, les études du projet doivent avoir été menées à fond, sous tous ses aspects (anthropologiques et culturels, ethniques et ergonomiques, climatiques et écologiques[951]). Cela impose éventuellement à une des parties de recourir à des spécialistes dont la présence s’avère nécessaire, à raison de quelque difficulté particulière, ou parce que telle ou telle question n’est pas de sa compétence : nul n’est universel, aujourd’hui moins que jamais, où les disciplines se sont fractionnées, au fur et à mesure que les techniques devenaient plus pointues. C’est à juste titre que la jurisprudence française retient à faute le fait de ne pas avoir sollicité l’intervention d’un tiers, qui aurait permis d’éviter une erreur de conception ou de réalisation[952].

Les inventions de salariés

La loi du 13 juillet 1978, réglant le sort des inventions de salariés (C. propr. intell., art. L. 611-7 et L. 615-21), traduit un souci de justice commutative, en cherchant à associer l’inventeur aux fruits de ses travaux. Elle distingue deux situations[953]Dans la première, les inventions (dites de mission) sont effectuées par le salarié en exécution de son contrat de travail, que la recherche soit l’objet principal et permanent du contrat, ou qu’au contraire elle soit occasionnelle (mais qui devra pouvoir être prouvée par l’employeur). Elles appartiennent de plein droit à l’employeur dès lors qu’elles sont brevetables, c’est-à-dire que le brevet ne peut être demandé que par lui seul[954]. Toutefois, le droit moral à être désigné comme le véritable inventeur subsiste au profit du salarié. D’autre part, une rémunération supplémentaire doit lui être allouée et, en cas de désaccord sur ce point, la jurisprudence tend à la fixer très généreusement (par ex. 4 millions de francs dans un arrêt de la cour de Paris[955]). Dans la seconde situation, les inventions du salarié ne résultent pas de ses obligations contractuelles : en principe, elles lui restent propres[956]. Toutefois, lorsqu’elles ont été effectuées « soit dans le cours de l’exécution de ses fonctions, soit dans le domaine des activités de l’entreprise, soit par la connaissance ou l’utilisation des techniques ou de moyens spécifiques à l’entreprise, ou de données procurées par elle, l’employeur a le droit de se faire attribuer la propriété ou la jouissance de tout ou partie des droits attachés au brevet protégeant l’invention de son salarié » (C. propr. intell., art. L. 611-7, 2). Le salarié a alors droit à un juste prix comme dans l’invention de mission.

§ 2. – Pendant l’exécution

A. – La bonne foi et l’interprétation du contrat

La bonne foi joue un rôle d’importance dans l’interprétation des contrats sous deux formes. Dans la première, que j’appelle la bonne foi statique, elle est utilisée pour déterminer les obligations contractuelles et même, au-delà, l’esprit du contrat, qui prime la lettre. Dans la seconde, la bonne foi interviendrait précisément afin d’assurer la pérennité de l’esprit du contrat : c’est la bonne foi dynamique qui, s’intéressant au devenir du contrat, glisse de l’interprétation à la révision.

         1°. – La bonne foi statique

L’esprit qui vivifie

La bonne foi apparaît traditionnellement, au stade de l’exécution, comme une directive d’interprétation, de bon sens. Elle permet de déterminer l’étendue et la nature des obligations contractuelles, en présence d’un contrat maladroitement rédigé ou lacunaire. Plusieurs des articles du code civil et des Principes d’UNIDROIT 2010 sont inspirés par cette considération (C. civ., art. 1188 et s., anciens art. 1156 et s. ; Principes, art. 4.1 et s.) ; singulièrement le premier de la série qui, dans les deux textes, impartit à l’interprète de toujours chercher la commune intention des parties. L’esprit, qui vivifie, l’emporte nettement sur la lettre qui, souvent, est indigente et noeud de litiges. Les juristes, comme les mystiques, privilégient les pensées profondes et intimes sur les paroles exprimées, l’être intérieur sur l’être extérieur.

Les « suites » du contrat

En dehors des dispositions groupées relatives à l’interprétation légale des conventions, l’article 1194 du code civil (ancien art. 1135) indique quelles sont les « suites » de l’obligation, ou plutôt quelles sont l’origine de ces suites, c’est-à-dire de ces effets complémentaires : l’équité, l’usage ou la loi. Certaines d’entre elles traduisent sans doute une émergence de l’idée de solidarisme contractuel[957], à laquelle nous adhérons. La loi figure parmi les suites visées par l’article 1194, de sorte que le contrat incorpore automatiquement tous les éléments prévus par elle, de par sa nature, qu’ils soient impératifs ou supplétifs (si dans ce dernier cas ils n’ont pas été écartés. – V., pour une vue renouvelée sur l’ancien article 1135, la thèse fondamentale de Philippe Jacques[958], démontrant qu’il est une règle d’appréciation du contenu des accords de volontés. Pour cet auteur, ce dont les parties sont convenues ne rend pas intégralement compte de ce qui est juridiquement conclu : l’accord de volonté ne se limite pas à la convention ; les effets « complétifs » contraignants attachés à l’article 1194, sont inexprimés, complémentaires et accessoires). Bien que l’expression de bonne foi ne figurait pas dans l’énumération de l’ancien article 1135 ni dans l’actuel art. 1194), la doctrine et la jurisprudence ont réagi comme si elle y était implicitement sous-entendue, en la rattachant sans doute à l’équité[959]. Prenant appui sur ce texte la jurisprudence inventa diverses obligations accessoires, la plus connue étant celle de sécurité. Les Principes d’UNIDROIT 2010 sont plus élaborés. D’une part, ils comportent une disposition pour combler les omissions du contrat, dite « clause appropriée » (art. 4.8, 1) ; pour la déterminer, ils recommandent de prendre notamment en considération l’intention des parties, la nature et le but du contrat, la bonne foi, enfin ce qui est raisonnable. D’autre part, ils traitent des obligations « implicites », qui découlent de la nature et du but du contrat, des pratiques établies entre les parties et des usages, de la bonne foi, enfin de ce qui est raisonnable (art. 4.8). Les exigences découlant de la bonne foi sont renforcées lorsque les parties sont unies de façon particulière. J’en vois trois cas : des relations d’affaires suivies entre les parties, l’existence d’un contrat conclu intuitu personæ, enfin en présence d’un contrat d’intérêt commun ; ces éléments divers peuvent se combiner.

         2°. – La bonne foi dynamique

L’imprévision

Un contrat à exécution longue ou successive s’inscrit dans la durée : il est vie ou il n’est pas. La question se pose donc de son évolution (mais c’est une questio disputata), de son adaptation aux données, fluctuantes au fil des ans. La bonne foi a peut-être son mot à dire dans cette affaire. Une bonne foi conçue ici de façon active, ne se contentant pas de constater ce qui est ou ce qui a été, mais cherchant à permettre le devenir du contrat, s’attachant à l’esprit du contrat pour en assurer la pérennité, dans son être et dans son équilibre initial. Cette exigence se traduit au minimum par l’usage du commerce international, reconnaissant au débiteur la latitude d’adapter l’exécution aux difficultés qu’il rencontre, sauf opposition formelle du créancier[960]. Mais elle émerge surtout en cas d’imprévision. La bonne foi devrait se concrétiser par l’obligation pour les parties d’engager des négociations en vue d’adapter le contrat (V. en ce sens les Principes du droit européen du contrat, art. 2.117, 2). Le législateur, dans un domaine très restreint, impose une clause de renégociation dans le contrat et la façon dont elle doit être menée[961]. Dans les contrats internationaux, la question se pose rarement à raison de la stipulation d’une clause de hardship, que je préfère appeler de dureté. Mieux, les Principes d’UNIDROIT prévoient qu’un tribunal peut dans certaines conditions, en dehors même d’une telle clause, soit adapter le contrat en vue de rétablir l’équilibre des prestations, soit mettre fin au contrat (art. 6. 2. 1. à 6. 2. 3). Les Principes du droit européen du contrat donnent une solution comparable (art. 2.117, 3). Mais quid en droit interne positif ? Des auteurs (minoritaires et dont la doctrine est très critiquée) ont soutenu que les parties, au titre de la bonne foi, avaient le devoir de renégocier leur contrat devenu injuste et, à défaut d’entente, que les tribunaux devraient pouvoir le réviser[962]. J’opine en ce sens pour plusieurs raisons convergentes.

La bonne foi est inventive

La vraie bonne foi est inventive : elle fait conspirer à la permanence (réelle) les hasards même de l’existence. Elle intègre tous les incidents et événements survenant durant l’exécution du contrat, dont elle fait son miel. Le respect du contrat n’est ni intégrisme, ni fanatisme du texte, mais fidélité aux intentions et équilibres voulus à l’origine. Être fidèle au contrat, c’est non seulement se souvenir des pensées qui planaient sur lui lors de sa conclusion, mais vouloir les garder vivantes. À dire vrai, cette transformation est de l’essence de l’interprétation. Voyez comment M. Paul Ricœur caractérise cette dernière : Interpréter, c’est imaginer le « monde possible » proposé par le texte, c’est-à-dire le comprendre dans la singularité actuelle de la situation, ce qu’il nomme « agir le texte », comme un musicien interprète une partition. Un contrat doit toujours être « revisité » et réinventé. D’une certaine façon, il se détache de la stricte intention primitive des parties, pour maintenir la véritable égalité et son esprit (de même qu’une œuvre littéraire ou artistique échappe nécessairement à son créateur, une fois qu’elle a été divulguée). Certes, la sécurité juridique risque d’en pâtir. Mais l’admission de l’imprévision, ouvrant droit à une révision du contrat, doit être exceptionnelle, et soumise à de strictes conditions (comme l’entendent les Principes d’UNIDROIT 2010, art. 6. 2. 2.).

L’égalité à soi-même ou l’égalité à la chose ?

D’autre part, il s’agit de s’entendre sur les concepts utilisés, en l’espèce de sécurité et de fidélité. À la vérité, comme je l’ai déjà signalé, refuser l’imprévision consiste à privilégier une sécurité statique, donc trompeuse, par rapport à une sécurité dynamique, seule à même de protéger le contrat et de permettre la survie de ses caractères d’utilité et de justice. Quant à la fidélité, dans la conception du code civil et, plus largement, des juristes français, elle est tournée vers les personnes et vers leurs volontés (à raison du mythe de l’autonomie de la volonté). Elle suppose le maintien de l’accord de volonté par lequel se définit le contrat. « Elle renvoie donc à une justice qui signifie, dans le temps, la continuité ou, plus exactement, l’égalité à soi-même », « l’identité de soi-même » (J.-M. Trigeaud[963]). Or, il s’agit là d’un principe idéologique et non point d’une authentique fidélité morale, d’autant plus que la personne est ici un concept abstrait, le bon contractant, dont le comportement est apprécié in abstracto. Rétablissons les choses. La substance du contrat n’est pas réellement la volonté des parties ; c’est un fait brut, objectif : un échange de valeurs économiques. La fidélité au contrat, correspondant à une justice réaliste, voudrait que cet échange de valeurs demeurât objectivement égal entre le moment de la conclusion du contrat et celui de son achèvement. La vraie fidélité au contrat, donc la bonne foi contractuelle, consiste « dans le maintien de la proportion voulue » (à l’origine), selon la loi de l’offre et de la demande, ce qui revient à remplacer « l’égalité à soi-même » par une « égalité à la chose » (à l’échange de valeurs), selon le vocabulaire du professeur Jean-Marie Trigeaud (op. et loc. cit.). Pacta sunt servanda c’est entendu, mais rebus sic stantibus (les choses demeurant en l’état) et, si ce n’est pas le cas, le contrat doit être modifié[964].

L’article 1195 du code civil, issu de la réforme de 2016, légalisa l’imprévision dans les termes suivants : « Si un changement de circonstances imprévisible lors de la conclusion du contrat rend l’exécution excessivement onéreuse pour une partie qui n’avait pas accepté d’en assumer le risque, celle-ci peut demander une renégociation du contrat à son cocontractant. Elle continue à exécuter ses obligations durant la renégociation.

En cas de refus ou d’échec de la renégociation, les parties peuvent convenir de la résolution du contrat, à la date et aux conditions qu’elles déterminent, ou demander d’un commun accord au juge de procéder à l’adaptation du contrat. À défaut d’accord dans un délai raisonnable, le juge peut, à la demande d’une partie, réviser le contrat ou y mettre fin, à la date et aux conditions qu’il fixe ».

Ce texte, adoptant un équilibre raisonnable[965], soulève d’autant moins d’objections qu’en réalité il a surtout un rôle prophylactique, d’aiguillon envers les parties pour les inciter à renégocier leur contrat dans un esprit constructif, afin d’éviter l’intervention du juge. Il est probable que le recours à celui-ci sera rarissime.

B. – La bonne foi et le comportement des cocontractants

La bonne foi contractuelle n’est pas un état d’esprit temporaire ou une attitude circonstancielle : elle doit être un mode de vie, un comportement continu[966], guidant les faits et gestes de toutes les parties contractantes, du début de leurs rapports jusqu’à leur achèvement. Positivement, la bonne foi dans le comportement se traduit par une règle de conduite, le devoir de loyauté, qui comporte lui-même bien des corollaires. Négativement, nous constaterons la fonction corrective de la bonne foi par son contraire, c’est-à-dire la mauvaise foi, en envisageant les conséquences de cette dernière

        1°. – Positivement

Les contrats doivent être exécutés de bonne foi » (C. civ., art. 1104). « Les parties sont tenues de se conformer aux exigences de la bonne foi dans le commerce international » (Principes d’UNIDROIT 2010, art. 1.7, 1). Ces dispositions apparaissent, par leur forme même, comme des maximes générales du droit, d’inspiration éthique, riches de potentialités. Tout contractant, même professionnel, est tenu d’avoir du coeur[967]. Le contrat n’est pas « un simple point d’équilibre » entre les deux cocontractants aux intérêts divergents, mais « un haut-lieu de sociabilité et d’amitié où chacune des parties tâche de rendre justice à l’autre » (A. Sériaux[968]). Au-delà des intérêts particuliers de chacun, une recherche de l’intérêt commun (voire du bien commun) doit animer les partenaires. « Les contrats forment une sorte de microcosme. C’est une petite société où chacun doit travailler dans un but commun » (Demogue[969]). L’éthique individualiste doit céder partiellement le pas à une justice contractuelle, faite de solidarité[970].

L’obligation générale : la loyauté

L’obligation de bonne foi dans l’exécution des contrats est volontiers présentée sous un autre nom, celui de loyauté[971]. La dynastie poitevine des Lusignan, qui régna trois siècles sur Chypre (avec le titre de « Roi de Jérusalem, d’Arménie et de Chypre »), avait pour devise « Pour loyauté maintenir » : elle pourrait être celle de tout contractant, créancier comme débiteur. Voilà la vertu en matière contractuelle, si tant est que « la Vertu attend la majuscule, provoque la sécheresse du singulier », comme le prétendait Paul Morand (alors que « les vices foisonnent sous l’exagération magique du pluriel »). La loyauté contractuelle se réfracte en une multitude d’obligations spéciales ou de corollaires, comme la fugue des grandes orgues se répercute et se prolonge longuement sous la voûte des immenses cathédrales. Elles sont autant d’attentes de la part du créancier, et pèsent particulièrement sur les professionnels. Je me plais depuis quelques années à en dresser une litanie. Toutes constituent, non pas de véritables obligations supplémentaires à la charge du débiteur, mais la mise en lumière de la plénitude de ce que comprend l’exécution du contrat, un affinement (ou un raffinement) de celle-ci.

Cependant, une belle thèse a montré que cette notion de loyauté appliquée au contrat est ambiguë, comme l’est au fond le contrat lui-même[972]. Celui-ci est à la fois un lien (un phénomène interpersonnel), et un bien (un phénomène réel), constituant une opération économique. Sous le premier aspect, la loyauté présente un aspect moral : c’est la loyauté du contractant. Tout irrespect de l’obligation de loyauté du cocontractant engage sa responsabilité délictuelle ou quasi-délictuelle ; en effet, ne consistant pas dans l’inexécution d’une obligation contractuelle, principale ou accessoire, il ne saurait être considéré comme une défaillance contractuelle. La bonne foi est en réalité une norme extérieure au contrat[973]. Au surplus, elle constitue un devoir moral plus qu’une obligation contractuelle proprement dite[974].

Mais le second aspect du contrat suppose une loyauté contractuelle, une sorte de loyalisme dans son exécution ; elle constitue une norme de comportement[975]. Son fondement réside tout bonnement dans l’article 1104, de sorte que tout irrespect de cette norme met en branle le régime de la défaillance contractuelle. En ce sens, de même qu’il n’existe pas de véritable responsabilité contractuelle (mais une exécution sous une forme différente, comme je le soutiens depuis une vingtaine d’années), l’exécution du contrat loyalement « n’a aucune autonomie par rapport à l’exécution complète de ce dernier » (O. Anselme–Martin[976]) ; exécuter de bonne foi, c’est simplement exécuter en plénitude. Cela étant, l’exigence de loyauté (generaliter) se manifeste sous les divers aspects suivants.

Pacta sunt servanda

D’évidence, la première obligation découlant de la loyauté est celle d’exécuter le contrat : pacta sunt servanda (C. civ., art. 1103, ancien art. 1134, al. 1er) ; de l’exécuter le mieux possible, « en bon professionnel » : c’est une lapalissade que la loi du 25 juin 1991 sur les agents commerciaux a cru bon de proclamer (C. com., art. L. 134-4, al. 3). L’exécution doit être conforme aux engagements contractuels et intervenir dans le temps convenu. Enfin, le professionnel doit faciliter l’exécution du contrat, en fournissant à l’autre partie les pièces, instructions ou objets nécessaires (« Le mandant doit mettre l’agent commercial en mesure d’exécuter le mandat » : C. com., art. L. 134-4, al. 3). L’exécution consiste aussi à honorer les factures dans les délais prévus, ce qui est loin d’être toujours le cas, même d’entreprises n’étant pas en cessation de paiement. Il est des sociétés utilisant systématiquement ce procédé malhonnête comme moyen normal de gestion de leur trésorerie. Ce phénomène est d’une ampleur certaine (entre 15 et 20 %, selon les années, de factures sont payées avec retard par des entreprises débitrices : je ne compte ici ni les retards de paiement de la part de particuliers ou de l’administration, le plus mauvais payeur qui soit – mais le seul à ne pas pouvoir tomber en cessation de paiement) ; il témoigne du recul de la moralité dans les affaires, et est très dommageable à l’économie, mettant en péril les petites entreprises créancières, à la trésorerie toujours problématique, et auxquelles les banques n’accordent des crédits que parcimonieusement (en exigeant des cautions personnelles).

Coopération

La loyauté contractuelle génère un véritable devoir de coopération entre les parties[977]. Cet animus cooperandi est particulièrement vif dans les contrats conclus intuitu personæ[978], et en présence de relations d’affaires suivies entre les parties[979]. Mais il atteint son paroxysme dans les contrats d’intérêt commun, notamment les contrats de distribution, ainsi que dans les contrats de quelque ampleur ou originalité, tels les contrats d’ingénierie et de transferts de maîtrise industrielle, où elle peut aller jusqu’à une certaine forme d’assistance (en dehors même d’une assistance technique). Tous impliquent une sorte d’affectio contractus[980]Cette dernière s’apparente à l’affectio societatis, unissant (en théorie) les actionnaires, d’autant que celle-ci paraît être une simple application au contrat de société de l’exigence de bonne foi[981] (mais édulcorée[982] et surtout fictive dans les grandes sociétés, dont le capital est dispersé entre les mains d’innombrables actionnaires ; elle se réduit alors à « la simple conscience d’une union d’intérêts » : G. Cornu et alii[983]). Cependant, l’affectio societatis se distingue du devoir de coopération par l’indépendance juridique que conservent les parties, même dans un contrat d’intérêt commun.

Maintes obligations que nous allons rencontrer participent de l’obligation générale de coopération. L’absence de coopération d’une partie déchargera l’autre, au moins partiellement, des conséquences de l’inexécution qui serait invoquée par la première. D’autre part, l’obligation de coopération suppose un climat harmonieux et paisible de confiance réciproque. Aussi lorsqu’elle cesse, pour quelque cause que ce soit, la rupture unilatérale du contrat devient licite, la poursuite des relations contractuelles se révélant impossible[984].

Les Principes du droit européen des contrats reconnaissent l’exigence de coopération permettant au contrat de « produire son plein effet » (art. 1.107), comme la pratique internationale[985]. Toutefois, les Principes d’UNIDROIT 2010 limitent le devoir de collaboration entre les parties « lorsque l’on peut raisonnablement s’y attendre dans l’exécution de leurs obligations » (art. 5.1.3). Le commentaire précise que le renvoi à la raison est destiné à ne pas « bouleverser la répartition des devoirs dans l’exécution du contrat » (op. cit., p. 155). La collaboration s’impose avec force en présence de quelque difficulté, comme plusieurs sentences arbitrales l’ont admis[986].

Qu’une clause ait été ou non prévue, le client doit s’impliquer », être actif, exposer correctement ses besoins spécifiques et révéler à son partenaire toutes les informations importantes qu’il ignore (comp. : c. civ., nouv. art. 1112-1, al. 1er, issu de la réforme du droit des contrats de 2016). Ce devoir de collaboration est plus intense lorsque le client est un professionnel. Toutefois, les relations d’affaires habituelles dispensent le client d’informer le fournisseur de ses besoins.

La coopération est particulièrement nécessaire durant la phase de mise au point du projet d’un ensemble informatique comme d’un ensemble industriel ou commercial. Elle commence par la rédaction d’un cahier des charges par le client et par la transmission d’informations. Parfois, le contrat énumère la liste précise des documents qu’il doit établir à l’intention de son partenaire (ex. : un relevé topographique du terrain, son acte de vente, les analyses du sol, etc.). le cas échéant il est tenu d’effectuer les démarches administratives nécessitées par le projet (permis de construire, licence d’importation, permis de séjour pour les monteurs, autorisation administrative ou gouvernementale du projet[987], obtention d’exonérations fiscales ou douanières, obtention des moyens de communications sur le chantier, etc.). le client est encore tenu, à chaque étape de l’élaboration du projet, d’examiner les plans et documents qui lui sont communiqués par son partenaire, de présenter ses observations (dans les délais prévus au contrat) ou de faire connaître son approbation.

Le devoir de coopération perdure durant la phase de construction, d’installation et de mise en route d’un ensemble informatique ou industriel[988]. Le maître de l’ouvrage doit notamment prévenir immédiatement son partenaire de toute information lui parvenant, faciliter la coordination des personnels appelés à œuvrer ensemble (ses salariés avec ceux de l’ingénieur), effectuer à temps, et selon les spécifications, les tâches lui incombant d’après le contrat, telle la construction des bâtiments ce qui est fréquent dans les contrats de construction d’ensembles industriels. Le devoir de coopération s’évanouit finalement dans la participation du maître de l’ouvrage aux essais et aux réceptions, particulièrement des contrats clés en mains, notamment informatique, qui démultiplient les uns et les autres[989]Toutes ces réceptions, fractionnées comme complète, provisoires comme définitive, supposent la coopération du maître de l’ouvrage. Il doit faciliter la tâche du maître d’œuvre, afin de lui permettre de parvenir à la réception définitive dans le temps convenu.

Privilégier les intérêts du cocontractant

La loyauté conduit encore le professionnel à privilégier les intérêts de son cocontractant par rapport aux siens propres. Entre les diverses solutions possibles, il doit proposer (ou adopter, selon la marge de manœuvre qui lui est laissée), celle qui est la plus favorable aux intérêts de son partenaire, même si elle n’est pas la plus avantageuse pour lui. Une directive de l’Union européenne a mis l’accent sur cette prise en compte des intérêts du partenaire, en la rattachant expressis verbis à la bonne foi : « L’exigence de bonne foi peut être satisfaite par le professionnel, en traitant de façon morale et équitable avec l’autre partie dont il doit prendre en compte les intérêts légitimes »[990].Mais le professionnel n’est pas obligé de suggérer ou d’utiliser les techniques ou matières les plus perfectionnées et les plus récentes ; mieux, envers certains clients (surtout des pays en voie de développement), ce serait même un excès que d’agir de la sorte : dans bien des cas, une technique dite « appropriée » ou « intermédiaire », entendez simple, est préférable, correspondant mieux aux besoins du client et à ses capacités, notamment en hommes.

La vigilance

Le professionnel ne saurait attendre passivement les événements, rester les « bras croisés » : il lui faut être actif[991], ne serait-ce que pour être efficace (V. infra). Son inertie est une défaillance contractuelle[992]. La vigilance est un devoir de son état : semper vigilans (toujours vigilant), telle est sa devise, et qui lui veut du bien doit lui susurrer sans cesse Vigilate ! veille, prend garde ! (comme il était rappelé aux empereurs romains, lors de leurs triomphes, qu’ils n’étaient que poussières). À ce titre, il a été jugé qu’un banquier est fautif en acceptant sans réagir une opération manifestement irrégulière, anormale ou inhabituelle dans la pratique commerciale[993]. Ou que la vigilance, règle de vie d’un professionnel, excluait qu’il pût invoquer sa bonne foi en cas de contrefaçon[994].

La transparence

L’exécution normale d’un contrat, par un professionnel, comporte une transparence – découlant toujours du devoir de loyauté –, à double détente : quant au déroulement et quant au dénouement. Pendant l’exécution de sa mission, le professionnel doit rester en rapport avec son client : il lui faut l’aviser, proprio motu, non pas du « suivi » ordinaire, mais des difficultés ou particularités imprévues. Lorsqu’arrive le temps du dénouement, l’achèvement de la tâche, de façon heureuse ou malheureuse, la transparence doit régner a fortiori : le professionnel est tenu d’aviser son partenaire et de rendre compte (comme l’art. 1993 du code civil l’indique expressément pour le mandataire).

La persévérance 

Un contractant est tenu de poursuivre jusqu’au bout la tâche qui lui est assignée, sauf contrordre ou renonciation lorsqu’ils sont possibles, ou jusqu’au terme prévu (et dans un contrat à durée indéterminée, la rupture n’est licite qu’après un délai de préavis, variable selon les corps de métier, suffisamment long pour laisser à son partenaire le temps de se « retourner »). L’avocat doit suivre l’affaire jusqu’à son dénouement et même au-delà, pour analyser les conséquences de la décision. Le médecin, soigner son malade jusqu’à rémission (ou … décès), en lui assurant notamment des soins post-opératoires. L’architecte ou l’entrepreneur œuvrer jusqu’à délivrance de la construction. Le gérant d’immeuble s’occuper du bien confié jusqu’à sa révocation ou à sa renonciation, etc.

La fidélité 

Le professionnel est encore tenu d’exécuter le contrat fidèlement : la règle affleure dans le code de commerce de façon négative, à l’article L. 133-6, alinéa 1er, selon lequel l’infidélité d’un voiturier lui fait perdre le bénéfice de la prescription annale. Elle a surtout été établie pour le mandataire, mais elle semble générale. Elle oblige, pendant l’exécution du contrat, le mandataire dont la procuration est claire à accomplir les actes prévus par celle-ci, dans leur totalité et dans leurs modalités. Négativement, le mandataire doit s’en tenir aux bornes délimitées par la procuration (art. 1989). La fidélité est une création continue, à cultiver incessamment. Elle est renforcée,dans certains métiers, par une clause d’exclusivité, par laquelle le professionnel s’engage à ne pas contracter, dans le domaine d’activité en cause, avec une autre personne. Dans le même esprit, la loi interdit parfois au professionnel d’intervenir pour des clients ayant des intérêts opposés (par ex., C. com., art. L. 134-3, pour les agents commerciaux). Enfin, elle peut se prolonger dans le temps par une clause de non-concurrence ou de non-rétablissement (V. infra).

La patience

La patience n’est ni passivité, ni apathie, mais une forme de la sagesse, dictée par le respect de l’autre. Elle est parfois considérée comme une obligation juridique, par exemple lors de la mise au point d’un ensemble informatique complet[995]. De plus, les usages veulent que, dans les relations d’affaires habituelles, une partie ne s’émeuve pas outre mesure d’une défeaillance provisoire et inhabituelle de son partenaire. Mais cette qualité ne saurait se retourner contre celui qui l’exerce : qui, devant des manquements contractuels, manifeste une patience magnanime, a eu une attitude conciliante, n’accepte pas pour autant ces manquements[996]. La tolérance d’une attitude fautive d’un tiers n’est jamais constitutive d’un droit pour celui-ci[997]. La patience participe de la persévérance (V. sur celle-ci infra), surtout dans les contrats à exécution successive. Il y a tout « un art de durer »[998].

La discrétion

Même en l’absence d’une clause particulière de confidentialité (fréquente dans les contrats d’affaires[999]), la révélation nécessitée par les rapports contractuels, d’un secret de fabrique, d’un savoir-faire ou de quelqu’autre donnée ou information pouvant, soit procurer un avantage concurrentiel à son bénéficiaire, soit nuire à la réputation du client, oblige le sachant à la discrétion[1000]. Elle ne cesse pas avec la fin du contrat.

L’honneur

Le monde des affaires ne méprise pas l’honneur (la dignitas romaine),comme en témoigne l’engagement d’honneur et certaines lettres d’intention ou de patronage[1001] (en fonction de leur rédaction, car certaines desdites lettres sont des obligations juridiques parfaites[1002]). Ils trouvent leur source dans un acte de volonté, et constituent des obligations, imparfaites sans doute (car dépourvues de sanction étatique), mais tout de même juridiques : elles obligent dans le for externe (celui de l’opinio juris du monde des affaires) et pas seulement dans le for interne (de la conscience ; V. supra l’obligation naturelle). L’engagement d’honneur et les lettres de patronage sont souvent utilisés dans la vie des affaires pour régir des situations économiques, alors que les intéressés entendent éviter l’intervention des tribunaux, étatiques et même arbitraux. Mais, comme le droit ne se définit pas par la sanction[1003], ils ne perdent pas pour autant leur caractère d’obligation juridique (au petit pied, car imparfaite, désarmée, étant dépourvue de droit d’action). Leurs auteurs, soit refoulent un droit qu’ils estiment inadapté[1004] (par exemple dans le domaine de la concurrence ou dans celui des sociétés), soit ne veulent pas dépendre des sanctions du droit étatique (le recours à sa justice : ils récusent le prétoire) ; mais ils n’envisagent pas de se situer dans le « non-droit » : ils souhaitent se placer « dans une sphère d’autorégulation qui obéit à ses propres lois »[1005]. La « clause d’honneur » n’écarte pas le contrat de l’ordre juridique, mais l’extrait seulement du contentieux[1006] (de sorte que le contrat reste soumis aux conditions des art. 1128 et 1162 du C. civ., notamment à l’exigence d’un contenu licite[1007]). Ces actes sont considérés comme obligatoires dans le milieu considéré, le petit monde homogène de telle ou telle activité, de telle ou telle « place » commerciale ; en son sein ils comportent des sanctions, comme la mise au ban de celui qui l’enfreint, son boycott, ou tout simplement une atteinte à son « image de marque » et à celle de son entreprise, qui a une valeur financière. C’est dire que le manquement à la loi de l’honneur peut se traduire économiquement, par des pertes de marchés.

D’autre part, dans le monde économique, la parole donnée engage souvent (sans écrit), voire un simple geste (dans les ventes aux enchères, comme à la bourse avant son automatisation complète).

La délicatesse

La délicatesse, lumière de l’esprit, impose parfois au professionnel soit une obligation de ne pas faire, soit une obligation de faire. Une obligation de ne pas faire ? S’abstenir d’un acte ou d’une opération qui eût été avantageuse pour lui, comme cela a été surtout jugé à propos d’avocats[1008], mais aussi pour d’autres personnes[1009]. Telle est sans doute la raison principale de l’interdiction de principe faite au mandataire de se porter contrepartiste[1010]. Une obligation de faire ? Conseiller son client même contre son propre intérêt (V. supra), éventuellement alors que sa mission est achevée. De façon assez incroyable il a été prétendu que la délicatesse était anticoncurrentielle ! La Cour de Paris, dans un arrêt du 30 mai 1991, a heureusement répondu qu’il n’en était rien : « Le respect du principe de délicatesse dans les devoirs d’une profession en ce qu’il ajoute à la droiture et à la probité l’exigence d’une loyauté, d’un scrupule ou d’un soin particulier à ne pas enfreindre les règles déontologiques n’est pas sur le plan général une notion anticoncurrentielle »[1011].

L’efficacité

Lorsque quelqu’un recourt aux services d’un professionnel, c’est parce qu’il poursuit un dessein, espère un résultat (même dans les obligations dites de moyens), et qu’il compte sur l’efficacité de l’homme de l’art : celui-ci a l’obligation juridique d’être efficace (sinon d’atteindre un résultat), tant dans ses interventions intellectuelles que pratiques. Cela suppose qu’il ait la compétence requise et, le cas échéant, une organisation lui permettant de faire face aux difficultés inhérentes à son métier, prévues ou imprévues (hormis celles qui résultent de la force majeure). Elle implique une mémoire, car celle-ci n’est pas seulement réminiscence mais aussi anticipation de l’avenir, même la perfection de l’espérance[1012]A fortiori, si la mémoire est entendue comme étant l’esprit lui-même (Cum animus sit etiam ipsa memoria, saint Augustin dans les Confessions).

La simplicité

La simplicité n’est pas à négliger. Dans notre civilisation technicienne, où la complexité de tout est poussée au paroxysme, le bon professionnel doit tendre vers la simplicité[1013], par une mobilisation de son intelligence et de son imagination. La simplicité demande en effet plus d’efforts que l’emberlificotement, et la complexité n’est souvent que le fruit de la paresse. Puissent les juristes contemporains entendre aussi notre consigne ! L’obscurité n’est pas signe de profondeur, mais généralement d’un labeur insuffisant et d’un mépris du lecteur ou de l’auditeur. « Il y a une sainteté de l’esprit, c’est la clarté » (André Suarès) : je m’efforce à devenir saint, même par cette voie étroite !

          2°. – Négativement

La mauvaise foi va tout de travers

Des obligations juridiques pesant sur le débiteur contractuel sont en même temps éthiques. Elles sont limitées par des éléments tenant au créancier contractuel, à son attitude. Si, selon le proverbe, « Bonne foi va tout droit », la mauvaise foi va tout de travers et, dès lors, neutralise toutes les règles. Deux vieux adages « qui font pénétrer des rayons de lumière dans le sombre atelier des formes juridiques » (Ripert[1014]), fraus omnia corrumpit et malitiis non est indulgendum interviennent ici. Ils habilitent le juge, étatique ou arbitral, à scruter les consciences et à « enlever au coupable les avantages de la situation juridique que celui-ci avait cru acquérir »[1015].D’une part, le contractant qui utilise ses droits frauduleusement ou de mauvaise foi est l’objet de sanctions légales spécifiques. Son comportement peut donner lieu à une action en responsabilité, par exemple lorsqu’il a commis un abus de droit. Tout abus de droit en matière contractuelle (notamment de résiliation d’un contrat[1016]) est une violation, délibérée ou non, de la bonne foi[1017]. Et la mauvaise foi est une cause d’extension de la réparation due en vertu de la garantie des vices cachés dans la vente (C. civ., art. 1645)

La mauvaise foi paralyse certains droits

D’autre part, le contractant qui ne respecte pas la parole donnée dans ses tenants et aboutissants, en ayant conscience que son comportement nuira à son partenaire, ne dispose pas de certaines moyens ou voies juridiques[1018]. Il ne peut pas invoquer le droit à exécution de son cocontractant (Principes d’UNIDROIT 2010, art. 7. 1. 2), qui opposera l’exception d’inexécution (ou demandera la résolution judiciaire de l’art. 1227 du C. civ.), ni faire jouer une clause résolutoire, même de plein droit[1019], ni une clause de résiliation unilatérale[1020], ni une clause de dédit[1021], ni une clause de non-concurrence[1022]. Les clauses limitatives ou exonératoires de responsabilité sont nulles en présence d’une faute dolosive (à laquelle est assimilée la faute lourde) voire, selon les Principes d’UNIDROIT, du seul fait de l’inexécution (art. 7.1.6). Le forfait d’une clause pénale peut lui-même sauter en présence d’une faute dolosive[1023]. Celle-ci permet encore de condamner son auteur aux dommages imprévus (C. civ., art. 1231-4, ancien art. 1151).

La cohérence

Une fin de non-recevoir spéciale, dont la veine est identique à celle de la mythique maxime Nemo auditur (mythique, car elle n’existe pas[1024]), interdit aux contractants de se contredire au détriment d’autrui. En provenance d’Angleterre, sous le nom d’estoppel (signifiant fin de non-recevoir[1025]), cette règle s’acclimate insensiblement en droit français, et est consacrée dans le commerce international, diverses sentences l’ayant reconnue comme un principe général[1026]. Qui adopte un comportement contraire à son attitude ou à ses dires antérieurs est de mauvaise foi, car il viole la confiance légitime, ce qui lui interdit d’agir en justice : il est estopped. Chacun doit être cohérent avec lui-même[1027] ou, pour voir l’autre face, nul ne peut se contredire soi-même[1028]. Ansi, un plaideur ne peut pas soutenir successivement deux positions incompatibles[1029], ni invoquer en cassation une argumentation contraire à celle qu’il soutenait auparavant[1030] ; mais, pour autant, « la seule circonstance qu’une partie se contredise au détriment d’autrui n’emporte pas nécessairement fin de non-recevoir » (Cass., ass. plén., 27 févr. 2009[1031]). Une communauté d’inspiration lie cette institution à celle de l’apparence : « foi est due à l’apparence » dit-on parfois ; or l’estoppel est notamment retenue en droit anglais à propos de l’agency, l’agency by esptoppel[1032], qui serait qualifiée en France de mandat apparent.

La prise en compte de la publicité du professionnel

Une tendance forte se dessine – qui me paraît excellente – de prendre en compte, dans l’analyse de l’étendue des obligations contractuelles, les documents publicitaires du professionnel, du moins pour ceux qui ont été remis au client (catalogue, brochure, tract, dépliant, mais non les affiches ni les publicités dans les médias)[1033]. Autrement dit, le message publicitaire engagerait le commerçant qui le diffuse : son contenu serait intégré au contrat comme étant, ni plus ni moins, qu’une annexe de celui-ci. « Les documents publicitaires peuvent avoir une valeur contractuelle dès lors que, suffisamment précis et détaillés, ils ont eu une influence sur le consentement du cocontractant » (Civ. 1re, 6 mai 2010, n08-14.461[1034]). Au fond, le message publicitaire suffisamment précis et ferme constitue une offre de contracter qui, lorsque ses termes ont été acceptés par le client, engage l’annonceur, de sorte que le contenu en est intégré au contrat[1035]. C’est encore une manière de faire respecter la fidélité : en l’espèce, la fidélité à soi-même, à sa parole et à ses écrits, en un mot exiger que tout professionnel ait un comportement cohérent[1036]. Il semble opportun d’adopter cette solution même en présence de la mention « ce document n’est pas contractuel », qui est contradictoire avec la publicité elle-même et avec la réalité du document. La jurisprudence prenant en compte la publicité est maintenant assez abondante, à propos de divers professionnels dans des domaines variés, surtout en matière immobilière et dans le domaine de l’informatique, mais pas exclusivement[1037].

Le devoir de minimiser le dommage

Enfin, une clause originale se rencontre de plus en plus souvent dans les contrats internationaux : elle instaure indirectement une limitation de responsabilité du contractant indélicat, qui n’a pas tenté de minimiser le dommage, en prenant toutes les mesures propres à cet effet[1038]. À dire le vrai, une clause expresse en ce sens ne paraît pas indispensable, cette obligation étant inhérente à la bonne foi devant gouverner les rapports contractuels[1039]. D’où le juge devrait pouvoir modérer proprio motu l’indemnité qu’il accorde à un créancier contractuel indélicat[1040]. L’obligation de minimiser le dommage, prévue par les Principes d’UNIDROIT 2010 (art. 7.4.8, 2), comme par ceux du Droit européen du contrat élaborés par la commission pour le droit européen des contrats (art. 4.504), est imposée par la convention de Vienne du 10 avril 1980 sur la vente internationale de marchandises (CVIM) : « La partie qui invoque la contravention doit prendre les mesures raisonnables, eu égard aux circonstances, pour limiter la perte, y compris le gain manqué, résultant de la contravention. Si elle néglige de le faire, la partie en défaut peut demander une réduction des dommages-intérêts égale au montant de la perte qui aurait dû être évitée » (art. 77). Pénétrant dans le droit français par cette porte, peut-être s’étendra-t-elle au-delà du domaine de la CVIM. La Cour de cassation considère, de la façon la plus catégorique, que la victime n’est pas tenue de limiter son préjudice dans l’intérêt du responsable[1041] (dès lors du moins, selon un arrêt de 2009, qu’elle a eu un comportement raisonnable[1042]), malgré un arrêt en sens contraire de 2011, en matière contractuelle pour un préjudice matériel[1043].

Les diligences du créancier

La lourdeur des obligations du débiteur, même professionnel, sont quelque peu atténuées par les obligations que la jurisprudence impose au créancier, devant se comporter loyalement. Il est traditionnellement affirmé depuis Pothier et jugé, à propos de la garantie des vices cachés, que l’acheteur est tenu à certaines diligences[1044]. Il lui incombe de vérifier les marchandises, c’est-à-dire de déballer les objets, les essayer, de mettre en marche les appareils, etc. Tout vice décelable à cet examen sommaire n’est pas caché, même si l’acheteur ne l’a pas vu. À l’inverse, le vice indécelable lors d’une telle vérification est un vice caché (au sens de l’art. 1642, C. civ.). Mais si l’acheteur est un professionnel de la même spécialité, il est censé connaître le vice car, en tant que technicien, il est en mesure de procéder à des vérifications plus approfondies. A contrario,la garantie des vices cachés retrouve son empire lorsque le vice était indécelable, même pour un professionnel de la même spécialité. Les ventes d’occasion obéissent aussi à ce régime. Cependant, l’acheteur d’un objet d’occasion doit être particulièrement attentif, sans être astreint à procéder à des investigations techniques complexes. De même, l’importateur d’un produit étranger a l’obligation de « se préoccuper de l’existence de produits protégés sur le marché français et le revendeur de s’informer de l’étendue de ses droits »[1045].

L’intérêt de cette jurisprudence est de mettre en évidence que l’acheteur ne peut pas invoquer n’importe quelle ignorance. Seule l’ignorance  légitime est recevable, ce qui évite que l’acheteur prenne trop facilement le masque de la sottise pour accabler son cocontractant[1046]. Or, pour apprécier la légitimité de l’erreur, il importe de tenir compte de la qualité et de l’état social de l’ignorant (client occasionnel ou professionnel) et, d’une façon plus large, de l’évolution des mentalités et de la vulgarisation des techniques. D’où l’ignorance du client ne peut plus être aussi facilement admise qu’autrefois ou naguère, notamment pour l’informatique, parce qu’elle n’est pas légitime. Par exemple, nul ne peut prétendre aujourd’hui ignorer que l’installation d’un système informatique nécessitera une période d’adaptation, de rodage, qu’il y aura au début des difficultés, des pannes.

Les connaissances du créancier

L’obligation de renseignement ou de conseil d’un professionnel perd de son intensité lorsque le cocontractant est au fait, par exemple par l’expérience. L’ancienneté des rapports contractuels entre les parties joue alors comme une cause d’allégement ; il existe une abondante jurisprudence en ce sens[1047]. Mais s’il ne s’agit là que d’une présomption de bon sens, à appliquer avec doigté[1048]. Il est possible d’assimiler partiellement à cette situation celle du professionnel client : l’étendue de l’information « varie selon que le client est ou non un professionnel avisé »[1049]. Dans bien des hypothèses, un tel cocontractant a déjà, ou doit avoir, la connaissance nécessaire[1050]. « L’obligation d’information du fabricant à l’égard de l’acheteur professionnel [n’existe] que dans la mesure où la compétence de celui-ci ne lui donne pas les moyens d’apprécier la portée exacte des caractéristiques techniques des biens qui lui sont livrés »[1051].

L’obligation de renseignements ou de conseil du professionnel est encore allégée lorsque son partenaire se conduit comme s’il savait, et alors qu’il peut savoir, car il est compétent ou se prétend tel. D’une façon générale, toute immixtion d’un client, notoirement compétent, atténue, voire fait disparaître, la responsabilité du professionnel, que l’immixtion soit fautive ou qu’elle résulte d’une clause du contrat (laissant au client l’exécution d’une tâche particulière). La jurisprudence est bien assise en matière de construction[1052]. Toutefois, l’immixtion serait inopérante si elle émanait d’un client incompétent : dans ce cas, architectes et entrepreneurs sont tenus de résister à ses suggestions ou injonctions. À l’immixtion, il faut joindre l’hypothèse de l’acceptation délibérée d’un risque par quelqu’un. Imaginez un client, au fait de l’informatique, qui commande un système informatique complet, et qui décide de réaliser personnellement les études pour adapter le système à son cas : l’obligation du fournisseur en sera diminuée[1053]. La différence avec l’immixtion proprement dite est qu’ici la compétence de l’agent n’est pas nécessaire : il suffit que la prise de risque soit intervenue en connaissance de cause[1054]. À vrai dire, c’est une faute qui cause le dommage ou qui contribue à la réalisation du dommage.

§ 3. – Après le contrat

Même lorsque l’objet du contrat a été réalisé, que le paiement, au sens large, est intervenu, le dénouement survenu, le professionnel peut rester tenu par des obligations se prolongeant dans le temps. Plusieurs découlent de la loyauté devant régner entre cocontractants, elle-même conséquence de la bonne foi contractuelle ; d’autres sont le fruit d’une clause expresse. Tantôt elles se concrétisent par des actes positifs. Tantôt, au contraire, elles se traduisent par des abstentions.

A. – Les services post-contractuels

La loyauté commande au fournisseur de ne pas se désintéresser de l’acheteur, sous le prétexte que le contrat a été exécuté. La relation qui s’est instaurée perdure, d’une façon dormante, mais prête à s’éveiller le cas échéant. Il appartient de ce chef au fournisseur de produits techniques comme à son installateur d’organiser un service après-vente, comprenant au minimum la vente de pièces détachées et sans doute, pour les ventes d’objets techniques, une assistance techniquelui permettant d’intervenir à la demande, pour remédier à toute défaillance.

De même, il lui incombe de proposer en priorité toute amélioration qu’il aurait mise au point du système mis en œuvre dans une installation livrée complexe (tenant aux brevets ou au savoir-faire). Dans cet esprit, il doit accepter de bonne grâce, dans des conditions et délais les meilleurs, de modifier, moderniser ou agrandir l’installation livrée.

Une clause prévoyant tout cela est bienvenue, mais elle n’est pas indispensable : la loyauté commande ces solutions (moyennant une juste rémunération). Expressis verbis, la loi se contente de prévoir à cet égard que le vendeur professionnel de biens meubles doit indiquer au consommateur la période pendant laquelle il est prévisible que les pièces indispensables à l’utilisation du bien seront disponibles sur le marché (C. consom., art. L. 111-4), ce qui relève de l’information. Et la jurisprudence estime parfois que le vendeur doit détenir un stock de pièces de rechange, au titre de l’obligation de délivrance; la question est réglée dans les contrats de concession commerciale par une clause ad hoc, imposant au concessionnaire de constituer un stock déterminé de pièces de rechange.

B. – Les abstentions post-contractuelles

          1°. – Imposées par une clause

Des clauses peuvent organiser l’après contrat. Un exemple en est donné par celle de confidentialité, en vertu de laquelle un ancien contractant s’interdit d’utiliser et de révéler les connaissances présentant un avantage concurrentiel qu’il a pu connaître à l’occasion de l’exécution du contrat. Mais la plus connue est la clause de non-concurrence post-contractuelle.

La clause de non-concurrence

En droit français, la clause de non-concurrence post-contractuelle, acceptée par un salarié ou par un commerçant cédant son fonds, est en principe valable. Toutefois, elle doit respecter les conditions habituelles de validité des conventions, notamment ne pas avoir été obtenue sous l’effet d’un vice du consentement et avoir une cause. Dans le contrat de travail, celle-ci résidera dans l’indemnité que l’employeur allouera de ce chef (substantielle lorsqu’il s’agit d’un cadre compétent) ; dans la cession d’un fonds de commerce, il est possible de considérer qu’elle est intégrée dans la négociation du prix. Au-delà du droit commun, la jurisprudence a placé les clauses de non-concurrence sous un régime de liberté surveillée, en subordonnant leur validité à des conditions spéciales[1055]. Les juges du fond ont tendance à les interpréter de façon plus rigoureuse que la Cour de cassation (c’est-à-dire qu’ils protègent plus les intérêts des salariés que ceux des entreprises). Elles peuvent être synthétisées de la manière suivante.

Les limitations quant à l’espace, au temps et à l’objet

D’abord, la clause de non-concurrence ne doit pas porter une atteinte trop grande à la liberté du débiteur, ce qui implique qu’elle soit limitée dans le temps et/ou dans l’espace. Ces limitations sont alternatives. Mais elles doivent être réelles et non point seulement formelles ; ainsi, une durée de 99 ans équivaut à une absence de limitation, car elle s’étend sur plusieurs générations : à l’échelle de la vie humaine, surtout de la vie dite active, un siècle, c’est presque l’éternité. De plus, elles ne doivent pas être disproportionnées « au regard de l’objet du contrat » (V. infra). En droit communautaire, l’exigence est encore plus rigoureuse, en ce sens que l’appréciation de ces limitations s’effectue in concreto, et que cette double limitation présente un caractère cumulatif[1056].

D’autre part, la clause de non-concurrence n’est admise que si elle n’empêche pas son débiteur de continuer à exercer normalement son activité professionnelle : d’où celle qui lui interdit de travailler dans son domaine est nulle, portant atteinte à la liberté du travail[1057]. En pratique, le nœud de la question se trouve souvent ici : en effet, souvent la clause n’interdit pas en droit à l’ancien salarié d’exercer son métier, mais en fait il se trouve dans l’impossibilité de persévérer dans son état. Les juges du fond doivent déterminer in concreto si, oui ou non, le débiteur de l’obligation conserve la possibilité d’exercer une activité correspondant à sa formation et à son expérience professionnelle[1058]. Ainsi, pour un salarié, sa qualification professionnelle est un élément déterminant de la validité de la clause de non-concurrence. Il a ainsi été jugé qu’une clause de non-concurrence visant « toute activité similaire ou concurrente, directement ou indirectement » était excessive et entravait la liberté du travail, s’agissant d’un salarié dont la formation et les diplômes étaient peu importants et qui, au cours des trois années passées au service de la société, avait perdu le bénéfice de l’expérience acquise par lui dans d’autres activités[1059]. Puisque c’est la réalité de la portée de la clause qui doit être mesurée, il convient de l’apprécier par rapport à l’activité réelle de l’entreprise et non point au regard de son objet social défini dans les statuts (généralement d’une extrême généralité)[1060].

La proportionnalité et la nécessité d’un intérêt légitime

Les limitations quant à l’espace ou au temps et quant à l’objet sont insuffisantes. Depuis quelques années, il importe aussi qu’elles ne soient pas disproportionnées au regard de l’objet du contrat (Cass. com., 4 janv. 1994[1061]). Déjà à l’œuvre dans le droit économique des pratiques anticoncurrentielles, ce critère subordonne la validité des clauses de non-concurrence à un arbitrage entre la légitimité de l’intérêt du créancier de non-concurrence et la protection de la liberté économique du débiteur de non-concurrence. De plus, la clause doit être justifiée par un intérêt légitime[1062]. Celui-ci peut être le souci de protéger (conserver), directement ou indirectement, la clientèle d’un réseau de distribution. Cela sera par exemple le cas dans de nombreux contrats de concession, où l’obligation de non-concurrence protège un élément attractif de la clientèle[1063]. Enfin, la clause de non-concurrence n’est licite que si elle est limitée à ce qui est indispensable. Tant en droit interne qu’en droit communautaire, la dimension de l’obligation de non-concurrence doit être strictement ajustée à la fonction nécessaire qu’elle remplit. Sinon, du reste, elle ne serait pas légitime. Légitimité et nécessité ne sont donc, en réalité, que les deux faces d’une seule et même condition. Ainsi, lorsque l’obligation contractuelle de non-concurrence est accompagnée d’une « clause de rachat », permettant au salarié d’en être libéré avec l’accord de son employeur, moyennant le versement d’une somme forfaitaire, il paraît difficile de soutenir qu’elle est indispensable à la protection des intérêts légitimes de l’entreprise[1064]. En effet, si elle présentait ces traits, son bénéficiaire n’y renoncerait à aucun prix.

          2°. – De plein droit

La réglementation de certaines professions ou de certaines opérations juridiques prévoit plus ou moins expressément une obligation de non-concurrence post-contractuelle à qui cesse d’exercer son activité, alors qu’une autre personne le remplace. La solution est traditionnelle à propos des « cessions » d’office ministériel et de « carte » de VRP[1065]. Au-delà de ces hypothèses particulières, il semble juste (moral) de poser le principe qu’une obligation de non-concurrence post-contractuelle s’impose de plein droit (au titre de la bonne foi) à tout professionnel qui, moyennant une contrepartie financière, présente son successeur à la clientèle, qu’elle soit civile ou commerciale[1066]. La jurisprudence admet d’une façon générale ce principe, même si son fondement reste incertain, surtout pour les clientèles civiles. Pour les clientèles commerciales elle mentionne généralement l’obligation de garantie personnelle du cédant du fonds de commerce. Le recours à la bonne foi introduirait un certain « jeu » que ne permet pas la garantie. Par exemple, ne pas sanctionner la concurrence exercée par le débiteur de la non-concurrence, lorsqu’il apparaîtrait qu’il n’a pas failli à la loyauté. Ou, dans l’hypothèse d’un partage d’indivision dans laquelle figure un fonds de commerce[1067].

Au titre de l’obligation de loyauté, il est admis qu’un ancien dirigeant d’une société doit s’abstenir de créer une société concurrente, même s’il n’est pas lié par une clause expresse de non-concurrence, qui est donc implicite[1068]. La situation est différente pour les salariés « ordinaires ». Certes, une obligation de non-concurrence peut peser sur un ancien salarié, découlant d’une convention collective, même si le contrat n’en a point fait état, à condition qu’il en ait eu une connaissance effective. Mais, malgré la formulation maladroite d’un arrêt, une clause de non-concurrence post-contractuelle ne peut résulter que de la loi ou d’une convention : elle ne peut pas être imposée par un tribunal, sauf accord des parties constaté par le tribunal, ce qui est bien différent (nonobstant un arrêt, Cass. com., 25 juin 1991[1069] ; mais il n’est pas pertinent, car il s’agissait en fait d’une mesure de suppression de la situation illicite).

CHAPITRE 5. – AD EXTRA, DANS LE MACROCOSME

Le chapitre précédent brossa un rapide portrait des atours de l’éthique des affaires ad intra, dans le microcosme, entendu comme un monde à part, une partie du monde, celui des cocontractants. Il est alors logique d’en venir aux rapports ad extra, dans le macrocosme, en entendant ce mot d’une façon un peu déviée, comme le contraire du macrocosme du chapitre quatre. Étant donné que les pays en voie de développement présentent une spécificité certaine, ils donneront lieu à quelques considérations à part. Au sein du macrocosme il est traditionnel d’opposer les concurrents de ceux qui ne le sont pas : je céderai à cette habitude, même si elle est quelque peu réductrice. En effet, aujourd’hui le marché est le point de mire dans sa globalité : tous ceux qui y interviennent, à un titre ou à un autre, méritent la protection du droit (y compris évidemment les salariés et les apporteurs de capitaux, qui sont souvent négligés et oubliés). Dès lors, les expressions de concurrence déloyale et d’agissements parasitaires paraissent insuffisantes pour dépeindre l’état actuel du droit protecteur du marché (et restrictif de la liberté). Une autre formule, à la plus vaste amplitude, permet de regrouper tout cela ; la voici : le droit prohibe et réprime les comportements délictuels des intervenants du marché[1070], quelle qu’en soit la victime (professionnel, « capitaliste », salarié, ou consommateur[1071]). Ce disant, affleure l’idée ancienne de la recherche du « bien commun ». Sans doute, les commerçants sont légitiment animés par l’esprit du gain, sans lequel ils n’agiraient pas, mais encore doivent-ils être guidés par la poursuite concomitante du « bien commun » de la collectivité, qui bride leur liberté en les astreignant à respecter les intérêts des autres intervenants du marché. Le « bien commun » réalise l’union des contraires, des intérêts divergents des uns et des autres.

Section I. – Entre concurrents

§ 1. – Les éléments d’origine légale

La réglementation du droit de la concurrence (principalement par les art. L. 420-1 et s. du C. de commerce) fourmille de dispositions juridiques qui peuvent être considérées comme visant à moraliser les rapports concurrentiels. Certaines ont déjà été rencontrées. J’en citerai ici quelques autres, relevant des pratiques anticoncurrentielles.

La liberté est le fondement du contrôle des pratiques anticoncurrentielles, tandis que l’égalité justifie l’interdiction des pratiques restrictives de la concurrence vues précédemment (la fraternité, dernier élément de la célèbre trilogie républicaine, trouve aussi sa place dans le droit de la concurrence par le biais de la notion de loyauté : la concurrence doit être loyale entre les divers concurrents ou, cela revient presque au même, fraternelle. – V. infra). La loyauté est le point de rencontre entre la déontologie et la concurrence. La liberté du commerce et de l’industrie signifie la liberté d’entreprendre, de s’établir, et son prolongement naturel, la liberté de la concurrence. Celle-ci est comparable à une flamme vacillante, toujours en danger d’être éteinte. Le droit contrôle donc les pratiques anticoncurrentielles capables (coupables) de corrompre les mécanismes naturels du marché, que ce soit les concentrations, les ententes (du moins les mauvaises ententes) et les abus de domination. Ces pratiques peuvent être dangereuses pour l’intérêt général. Elles risquent tout à la fois de conférer une puissance économique excessive à certains et de gâter, à des fins partisanes, le jeu de la concurrence. Cependant, ces observances sont parfois bénéfiques pour la collectivité, voire indispensables (pour atteindre le seuil minimum de rentabilité). D’où la réglementation française reste souple, pragmatique, et sans a priori : elle ne fulmine pas une condamnation automatique. La méthode dite, de façon suggestive, du bilan économique, utilisée comme critère de discernement dans certains domainesen témoigne à l’évidence. C’est que la sauvegarde de la liberté ne doit pas conduire à l’absurde et, par un effet pervers de boomerang, devenir néfaste, sclérosante. Cela étant, c’est l’intérêt général (le bien commun) que vise le code de commerce en contrôlant les pratiques anticoncurrentielles ; l’intérêt commun entendu de façon en quelque sorte abstraite et universelle. La liberté de la concurrence est envisagée au plan macro-économique et celui des ensembles (ententes, abus de domination).

Ce texte prohibe successivement les ententes et plusieurs sortes d’abus, sous la vague dénomination de pratiques anticoncurrentielles. Mais ces actes sont justifiés dans certains cas (que je n’envisagerai pas). Ententes et abus de domination ne subissent les foudres légales que lorsqu’ils portent atteinte ou risquent de porter atteinte à la concurrence. Sinon, bien que fruits vénéneux de la force, ces agissements resteraient licites, en théorie. Toutefois, le droit commun permettrait sans doute de  condamner leurs auteurs à une indemnité, du moins lorsqu’ils causent un préjudice, par le biais de la concurrence déloyale : en effet, le propre de la responsabilité civile pour faute est de venir en aide à toute victime qui ne dispose pas d’un autre droit privatif (selon le principe de suppléance et d’universalisme de la responsabilité subjective).

A. – Les actions concertées et les ententes

L’article L. 420-1 du code de commerce prohibe les actions concertées et ententes « qui ont pour objet ou peuvent avoir pour effet, d’empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence sur un marché […], notamment lorsqu’elles tendent à :

1° Limiter l’accès au marché ou le libre exercice de la concurrence par d’autres entreprises ;

2° Faire obstacle à la fixation des prix par le libre jeu du marché en favorisant artificiellement leur hausse ou leur baisse ;

3° Limiter ou contrôler la production, les débouchés, les investissements ou le progrès technique ;

4° Répartir les marchés ou les sources d’approvisionnement ». Ainsi, l’entente illicite suppose une collusion entre deux ou plusieurs entreprises (accords multilatéraux comme bilatéraux) et que celle-ci ait pour objet ou pour effet de fausser le libre jeu de la concurrence.

Pragmatisme

L’autorité de la concurrence est pragmatique. Elle fonde son appréciation quant à la validité à cet égard des clauses d’exclusivité sur une analyse de son incidence sur le jeu de la concurrence et sur son intérêt pour la clientèle. Lorsque le produit ne présente aucune difficulté ou particularité de distribution, l’exclusivité est difficilement justifiable. Au contraire, lorsque la vente du produit nécessite des connaissances et des installations spéciales, par exemple pour la distribution d’appareils techniques, la clause est légitime, dès lors qu’elle laisse subsister la concurrence. Cela, parce qu’elle procure une amélioration du service rendu à la clientèle. Il en serait de même de la distribution de produits de luxe. Toutefois, les critères du choix doivent présenter un caractère objectif et ne pas être appliqués de façon discriminatoire[1072]. Il s’agit d’une transposition pure et simple de la solution bien établie en matière de distribution sélective (V. supra).

L’ancien conseil de la concurrence ne se préoccupait pas de l’effet concret de la pratique prohibée : elle tombait sous le couperet de l’article L. 420-1 (préc.) dès qu’elle était de nature à restreindre la concurrence. Au contrairela Cour de cassation appliquait le seuil de sensibilité en deçà duquel les ententes ne restreignent pas effectivement la concurrence, ainsi que généralement la cour d’appel de Paris. Cette divergence était fâcheuse ! J’opinai en faveur du seuil de sensibilité. En effet, il était pour le moins paradoxal que le conseil de la concurrence, d’une part prône inlassablement l’établissement par les distributeurs de critères objectifs et explicites de sélection et, d’autre part qu’il ne pose pas de seuils objectifs et explicites de sensibilité. Un état de droit suppose des règles connues de tous, à l’avance. Le monde de l’économie a besoin de connaître les règles du jeu, avant de s’y lancer. Aussi est bienvenue l’introduction d’une régle de minimis dans le Code de commerce (C. com., art. L. 464-6, ajouté par l’ord. n° 2004-274 du 25 mars 2004, art. 25). L’article L. 464-6-1 se fonde sur la distinction entre les entreprises concurrentes et les entreprises non concurrentes. Le seuil de part de marché est fixé à 10 % du marché en cause pour les accords conclus entre des concurrents existants ou potentiels (accords entre concurrents). Il est de 15 % lorsque les entreprises ne sont ni des concurrents existants, ni des concurrents potentiels (accords entre non concurrents). Les accords entre non concurrents englobent, en principe, les accords de distribution et plus particulièrement, le contrat de concession.

Les pratiques illicites

L’article L. 420-1 du code de commerce énumère quatre catégories de pratiques illicites. Toutefois, cette liste n’est pas limitative : le législateur a pris soin de la faire précéder par l’adverbe « notamment ». La première vise les stratégies dites de cloisonnement du marché, qui visent à éviter l’introduction sur celui-ci de nouveaux opérateurs. Les autres pratiques tendent à empêcher le jeu normal de l’offre et de la demande et à neutraliser le « risque concurrentiel »[1073], notamment en répartissant le marché entre les divers opérateurs par le partage programmé de la clientèle, l’adoption de quotas de production et/ou de vente, l’attribution d’un territoire réservé, l’émission d’une consigne de boycott[1074], l’alignement des prix, voire leur renégociation[1075].

Cependant, tout échange d’informations entre concurrents n’est pas illicite. La licéité des prix indicatifs et simplement conseillés est admise. A fortiori, en est-il ainsi des informations répondant à une nécessité industrielle de planification de la production, ou destinées à informer les utilisateurs d’un produit breveté. D’une façon générale, le Conseil de la concurrence se livre parfois, en fait, pour apprécier les pratiques qui lui sont soumises, à un bilan économique, (en dehors même du jeu de l’art. L. 420-4 du code de commerce): il admet les clauses qui répondent à une nécessité économique, tout en annulant celles qui, au contraire, nuisent à la fluidité du marché. Cette position est regardée par certains comme adoptant, en droit interne, la règle dite de raison.

Le texte ne traite de la forme des ententes prohibées que par une formule très générale et très vague (actions concertées, conventions, ententes expresses ou tacites). Il faut y voir une volonté d’appréhender la réalité, quel que soit le moule juridique utilisé. Peu importe la forme ou l’absence de forme (accord purement verbal). Peu importe également qu’une structure propre soit créée dans le dessein pervers d’une coalition, ou qu’une structure existante soit utilisée avec ce noir objectifPeu importe encore la nature de cette structure ou forme : société commerciale, association d’entreprises, groupement d’achatgroupement d’intérêt économique, syndicats professionnels, voire ordres professionnels. Autrement dit, les formes juridiques sont toutes neutres à l’égard du contrôle des ententes ou des actions concertées. En revanche, il n’y a point d’entente à propos d’accords conclus entre entreprises qui ne sont pas juridiquement et économiquement distinctes, comme le contrat liant une filiale à sa maison mère.

B. – L’abus de domination

L’article L. 420-2 du code de commerce réprime tant l’abus de position dominante (domination absolue), que l’abus d’exploitation de l’état de dépendance économique (domination relative), que nous avons rencontré précédemment. Le texte n’emploie pas l’expression d’abus de domination. Mais, proposée par les experts chargés d’élaborer la réforme, elle correspond bien à sa teneur ; elle constitue une version économique de la notion juridique de l’abus de droit. Une autre variété d’abus est prohibée par l’article L. 420-5 : la pratique du prix abusivement bas (V. supra).

Quatre autres cas d’abus sont envisagés par l’article L. 420-2 : refus de vente, ventes liées, conditions de vente discriminatoires et rupture de relations commerciales établies, au seul motif que le partenaire refuse de se soumettre à des conditions commerciales injustifiées. Ici encore, il ne s’agit que d’exemples, la liste n’étant pas limitative. Tout comportement d’une entreprise en situation de domination peut tomber sous le couperet de ce texte, du moment qu’il a pour objet ou simplement peut avoir pour effet d’empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence. Ainsi, l’abus peut être répréhensible bien qu’absolument involontaire, sans qu’aucun acte illicite ait été perpétré. Il en résulte que des actes parfaitement courants, peuvent être regardés comme anticoncurrentiels lorsqu’ils sont le fait d’entreprises qui ont une position dominante.

L’exploitation abusive d’une position dominante

L’article L. 420-2, interdit l’exploitation abusive d’une position dominante sur le marché intérieur « ou sur une partie substantielle de celui-ci ». La puissance économique d’une entreprise, qui conduit à la qualifier de dominante, se caractérise en contemplation du marché concret du produit ou du service qu’elle propose : dans ce marché de référence, dit pertinent, il importe, d’une part de se demander si les produits ou services sont « substituables » (remplaçables) ou non pour une clientèle déterminée ; et, d’autre part, d’évaluer la place qu’y occupe l’entreprise en cause ou un groupe d’entreprises afin d’examiner si elles dominent le marché. Ont été notamment considérés comme des pratiques entravant le fonctionnement normal du marché, lorsqu’elles émanent d’une entreprise en position dominante : – l’usage d’une marque et d’une contremarque pour le même produit, distribué par des canaux différents, à des prix différents, dans la vue de maintenir un prix élevé aux produits revêtus de la marque notoire ; – l’existence de barèmes communs, même simplement indicatifs, car ils paralysent en fait toute possibilité de négociation entre fournisseurs et clients ; – la clause d’un contrat de location-entretien de dix ans d’un appareil susceptible d’être rapidement obsolète[1076] ; – un « boycottage » sous la forme d’un déréférencement général des produits d’un fournisseur[1077]. Mais le simple fait d’être titulaire d’un droit de propriété intellectuelle ne saurait conférer une position dominante, ni la simple clause de rendement imposée à ses distributeurs.

§ 2. – Les éléments d’origine prétorienne

La concurrence déloyale

La jurisprudence a apporté une importante contribution à la moralisation des affaires entre concurrents, grâce à la responsabilité pour faute. En effet, celle-ci demeure apte à suivre les évolutions des données, et à répondre aux besoins qu’elles font naître : elle s’adapte vaille que vaille aux circonstances inédites. Illimitée est sa vocation : elle peut intervenir dans tous les pans de l’activité sociale, en complément ou en suppléance de la loi. C’est particulièrement frappant en la matière. Et si importante est la place qu’elle y occupe, qu’elle reçut dans ce secteur, sinon un régime différent, du moins une appellation spécifique, la fameuse concurrence déloyale. L’expression est descriptive plus que technique. Elle rappelle que la concurrence doit être loyale entre les divers concurrents ou, cela revient presque au même, fraternelle. C’est-à-dire que chaque commerçant, chaque entreprise, est tenu de s’abstenir de certains actes, de certaines pratiques, peut-être profitables, mais contraires à la loyauté. La théorie de la concurrence déloyale permet de condamner le commerçant infligeant à ses confrères une concurrence contraire aux contraintes légales et aux usages commerciaux, causant ainsi un trouble commercial. La concurrence déloyale est une application de la responsabilité civile et, au sein de celle-ci, une application spéciale, nommée, de l’abus de droit dans la vie des affaires, plus précisément de l’abus de la liberté du commerce et de l’industrie[1078]. Même si son objectif immédiat est de sauvegarder les intérêts économiques et moraux des intervenants du marché ne pouvant pas « se prévaloir d’un  droit privatif »[1079], elle protège indirectement l’intérêt des consommateurs, bien que cela ne soit pas son objectif.

Le dommage, globalement, est une perte de substance du patrimoine du commerçant concurrencé déloyalement[1080]. Plus précisément, il présente souvent l’un des cinq aspects suivants : la dépréciation d’un signe, comme une marque ; le détournement de clientèle (et donc une baisse du chiffre d’affaires) ; la diminution ou la perte d’un avantage concurrentiel (par l’usurpation d’une valeur économique, qui rend vains les investissements effectués) ; la gêne dans les initiatives commerciales et la perte d’une chance de développement (y compris de diversification)du concurrencé abusivement, occasionnées par le comportement répréhensible ; enfin, le préjudice moral.

Au-delà de ces faits précis, d’une façon plus générale, les actes de concurrence déloyale faussent le jeu normal du marché et, ce faisant, causent un trouble commercial aux autres intervenants. À juste titre la jurisprudence considère que ce trouble commercial constitue, en soi et à lui seul, un intérêt né et actuel, ouvrant la possibilité d’une action en justice, ou même un préjudice actuel et certain permettant de demander des dommages et intérêts. Le dommage est donc constitué indépendamment de tout risque de confusion entre les acteurs économiques, et détournement de clientèle ou de baisse du chiffre d’affaires. Dès lors, les juges du fond ne peuvent rejeter une demande en se contentant de relever l’absence de confusion, sans répondre aux conclusions du demandeur invoquant un comportement déloyal.

Plus largement encore, la responsabilité civile a pour principal objectif d’empêcher la réalisation de dommages dans l’avenir[1081].Comment ? En mettant un terme aux comportements illicites, contraires au droit, notamment aux déloyautés dans la confrontation commerciale, alors même qu’aucun préjudice n’est constaté pour l’heure, mais qu’il risque d’en naître un, ne serait-ce que la perturbation du marché ou un risque de confusion. L’action en concurrence déloyale est donc ouverte en l’absence d’un dommage matériel constitué, dès la simple tentative, du reste comme toute action en responsabilité pour faute. Autrement dit, contrairement à ce que la doctrine majoritaire prétend, il n’existe aucun particularisme en la matière.

Nous allons parcourir à vives allures le domaine de la concurrence déloyale, ses diverses figures[1082]. La jurisprudence est pragmatique. Elle cherche à appréhender la réalité et à ne pas leur accorder d’avantages indus, sous prétexte de protéger les intervenants du marché contre des actes déloyaux : d’où sa fluidité, les solutions adoptées dépendant largement des espèces. L’interdiction de la concurrence déloyale est assez générale dans le monde, qu’elle soit d’origine légale ou une création prétorienne comme en France ; elle existe même dans des pays d’économie dirigée comme la Chine, où une loi spéciale sur ce sujet est entrée en vigueur le 1er décembre 1993[1083].

A. – L’obtention d’un avantage concurrentiel illicite

Le commerçant qui exerce son activité de façon irrégulière, au sens précis du mot, c’est-à-dire qui ne respecte pas ses obligations fiscales ou sociales (ne versant pas les cotisations) bénéficie incontestablement d’un avantage concurrentiel : il se trouve favorisé par rapport aux concurrents honnêtes ; cet avantage est illicite, et il constitue un acte de concurrence déloyale, que les concurrents peuvent dénoncer individuellement, en demandant réparation du préjudice qui en découle pour eux, ne serait-ce que la perturbation du marché. Il en va de même du commerçant qui viole une règle légale impérative relative à son activité : la concurrence illégale est en même temps une concurrence déloyale. À l’irrespect des lois et règlements, il y a lieu de joindre éventuellement la méconnaissance des règles déontologiques.

B. – La désorganisation de l’entreprise rivale

Les agissements d’un commerçant cherchant à désorganiser une entreprise concurrente sont des actes de concurrence déloyale. Entrent dans cette catégorie, le fait d’obtenir et de divulguer les secrets de fabrication et le savoir-faire ; de détourner des commandes ou, plus largement, la clientèle, notamment par le « couponnage électronique »[1084] ; de tenter de faire entrer dans son réseau commercial les distributeurs d’une autre marque liés par contrat ; de vendre des programmes informatiques de déplombage de logiciels élaborés par une autre société ; d’accorder des facilités aux grévistes d’un concurrent ; de débaucher du personnel (C. trav., art. L. 1237-3) ; ou d’embaucher en connaissance de cause un salarié lié par une clause de non-concurrence.

Les graffitis virtuels

L’internet permet des détournements de clientèle sous une forme inédite et d’une redoutable efficacité, par les graffitis virtuels, utilisant le procédé des liens hypertextes. Cela consiste à polluer les données de transmissions d’un site par des informations ou des abstrats, qui n’apparaissent pas à l’écran, mais sont reconnus par divers moteurs de recherche. D’où l’utilisateur, qui lance une recherche dans une direction polluée, atterrit directement sur les pages secondaires sans passer par les pages d’accueil ou, pire, est orienté vers le site du professionnel malhonnête. Ainsi, dans le commerce électronique, l’internaute verra apparaître sur son moniteur le site d’une marque concurrente de celle qu’il attendait. Il est clair que ces agissements relèvent de la concurrence déloyale stricto sensu, de sorte que leurs auteurs peuvent être condamnés en France sans difficulté.

Toutefois, la liberté du commerce justifie un certain nombre d’actes. Le seul fait de créer une entreprise concurrente ne constitue pas en soi une faute, sauf violation d’une clause de non-concurrence, ni l’utilisation des connaissances acquises chez un ancien employeur pour la mise au point d’un produit différent, donc sans détournement de savoir-faire ; ni le démarchage de la clientèle d’un concurrent, personne ne possédant un droit privatif sur elle, sauf circonstances particulières[1085] ; ni le détournement de clientèle par des moyens légitimes.

Le pillage des biens d’un concurrent constitue un acte classique de concurrence déloyale, quel que soit ce bien, matériel ou immatériel (savoir-faire, connaissance, information, brevet, marque). Entre dans cette catégorie la « copie servile » d’une œuvre non protégée par le droit de la propriété intellectuelle, y compris du reste des pages web sur le réseau internet, ainsi que le « surmoulage » d’un modèle ou d’une sculpture, et le « repiquage » de livre, disque, disquette, cassette ou logiciel. L’électronique jumelée à l’internet facilite grandement le pillage d’informations et de connaissances des entreprises, en introduisant un mouchard dans le disque dur de l’ordinateur de l’internaute (baptisée de cookies). L’espionnage industriel n’a jamais été si aisé, jusqu’à la mise au point de sécurité techniques plus fiables que celles qui existent actuellement.

La copie (et, plus généralement, une similitude entre des choses) n’est toutefois pas condamnable lorsque le produit est banal, ou qu’elle est imposée par des normes de standardisation, par des considérations techniques, comme une nécessité fonctionnelle, ou l’élaboration de produits compatibles avec d’autres, par exemple pour les accessoires ou les pièces détachées.

C. – Le dénigrement

Le plus souvent le dénigrement est direct, par des rumeurs désobligeantes ou des critiques malveillantes[1086], par tous les moyens imaginables. Aujourd’hui, il utilise fréquemment la voie de l’internet, au point qu’il a été possible de parler des « autoroutes de la désinformation »[1087]. Mais il n’est parfois qu’indirect : il en est ainsi du dénigrement par omission. Il consiste, pour une entreprise, à prétendre être la seule à posséder telle ou telle qualité. En revanche, de même que le bon dol est admis, la publicité emphatique a toujours été considérée comme licite, notamment le fait de prétendre que ses produits ou services sont supérieurs à ceux des concurrents : l’usage est en ce sens en matière publicitaire.

Moins graves que les précédents, mais tout aussi répréhensibles, sont les actes par lesquels un commerçant cherche à discréditer un concurrent, afin de détourner sa clientèle. Le discrédit peut être obtenu par le dénigrement de sa personne (physique ou morale), en mettant en cause son honorabilité, son habileté, sa compétence, sa solvabilité, son importance ou, plus largement, un dénigrement de son « image de marque ». Mais le dénigrement porte le plus souvent sur les produits fabriqués ou vendus par le concurrent ou les services qu’il propose.

La publicité comparative 

Le dénigrement passe souvent par une comparaison entre les produits du commerçant et ceux de ses concurrents : telle est la publicité comparative. La loi du 8 janvier 1992 autorisa, d’une façon générale, la publicité comparative objective, sous certaines conditions (précisées aujourd’hui par C. de la consom., art. L. 121-8 et s.). Une directive communautaire est consacrée à la publicité comparative (n° 97-55 du 6 oct. 1997). En dehors du respect des conditions légales et jurisprudentielles, la publicité comparative continue d’être un acte de concurrence déloyale, notamment lorsqu’elle est dénigrante[1088].

Le domaine d’application du régime légal de la publicité comparative n’inclut que les comparaisons utilisant, soit la citation ou la représentation de la marque d’autrui, soit la citation ou la représentation de la raison sociale, de la dénomination sociale, du nom commercial ou de l’enseigne d’autrui. Toutefois une publicité peut être qualifiée de comparative même si l’entreprise visée par la comparaison n’est pas nommément désignée dès lors qu’elle est aisément identifiable.

La comparaison doit être « loyale et véridique », ne pas induire en erreur le consommateur et ne pas présenter défavorablement les produits du concurrent[1089]. De plus, elle doit être limitée à une comparaison objective, qui ne peut porter que sur des caractéristiques essentielles, significatives, pertinentes et vérifiables de biens ou de services de même nature et disponibles sur le marché[1090]. Un arrêt original a décidé que, dans la mesure où il n’existait sur le marché que deux entreprises, la comparaison ne pouvait être effectuée qu’avec le compétiteur direct et qu’une comparaison spirituelle, amusante et non dénigrante n’était pas fautive[1091].

D. – La création d’une confusion

Enfin, au détournement de clientèle contraire aux usages du commerce par désorganisation et dénigrement, se joint celui qui intervient, à rebours, par assimilation : un commerçant tente de se faire passer pour son concurrent. Il cherche à introduire la confusion dans l’esprit du public. La confusion peut porter sur la présentation, sur les produits eux-mêmes, sur la publicité ou sur les signes distinctifs. Elle est appréciée par rapport au consommateur moyen, qui n’a pas les deux éléments en même temps sous les yeux, de sorte que seules comptent les ressemblances d’ensemble et non les différences de détail. Le commerçant déloyal copie ou imite, en dehors de toute raison fonctionnelle, les emballages de son concurrent, ses étiquettes, voire son magasin. Lorsque la similitude des produits n’est pas dictée par des impératifs techniques, elle constitue un acte de concurrence déloyale. La confusion est souvent recherchée entre les produits, une gamme de produits, ou leur provenance. À long terme, ces actes moralement et juridiquement répréhensibles ne sont généralement pas « porteurs » : l’expérience prouve que les entreprises qui réussissent le mieux sur la durée (dans les pays soumis à une certaine police des contrats) sont celles qui ont créé des produits ou services très typés, c’est-à-dire très différents de ceux des autres producteurs ou prestataires, et par conséquent ni copié ni même inspirés de ceux de ces derniers.

Si l’idée publicitaire ne peut pas être appropriée, sa reprise à titre intéressé par un tiers est condamnable, lorsqu’elle n’est pas purement descriptive, du moins en présence d’un risque de confusion. La publicité mensongère peut être constitutive de concurrence déloyale notamment, lorsqu’en vantant les produits d’un commerçant, elle dénigre implicitement ceux des concurrents.

La confusion par usurpation ou imitation d’un signe distinctif, désignant l’entreprise ou ses produits et services, a donné lieu à une abondante jurisprudence, que ce soit à propos de la marque, du nom commercial et de la dénomination sociale, ou de l’enseigne.

En présence d’un risque de confusion, le nom commercial (disponible et distinctif), sous lequel une personne exerce son commerce, est protégé sur tout le territoire national, contre toute usurpation ou imitation par un concurrent, que ce soit à titre de nom commercial, ou à titre de marque. La question est plus complexe en présence d’une homonymie, c’est-à-dire lorsque le concurrent nouveau venu porte le même nom patronymique. Les tribunaux imposent des mesures pratiques pour éviter la confusion, telle la mention du prénom, l’indication de la date de fondation, de son origine géographique, sa localisation, ou toute autre formule permettant de dissiper la confusion. Dans certains cas exceptionnels, la seule mesure efficace est l’interdiction pure et simple d’utiliser le nom patronymique à titre de nom commercial ou de marque, du moins dans le même commerce. Depuis la loi du 4 janvier 1991 un nom commercial ne peut constituer une antériorité opposable à un dépôt de marque que s’il est connu sur l’ensemble du territoire et qu’il existe un risque de confusion (C. propr. intell., art. 711-4, c).

Les règles relatives au nom commercial s’appliquent a fortiori à la dénomination sociale (nom désignant une société), qui est protégée contre les usurpations et imitations lorsqu’il existe un risque de confusion. La protection accordée à une dénomination sociale est plus étendue que celle dont bénéficie le nom commercial, car elle individualise la personne morale dans l’ensemble de son existence et de ses activités. Le droit à l’usage du nom ne vise que les personnes physiques : il ne peut pas être invoqué pour justifier son utilisation à titre de dénomination sociale par une personne morale, lorsqu’une autre société possède une dénomination voisine ayant acquis une renommée indiscutable pour un commerce similaire. L’enseigne bénéficie d’une protection territoriale limitée à l’aire géographique de son rayonnement, qui peut être un quartier ou une ville. Toutefois, certaines enseignes prestigieuses ont une notoriété qui s’étend à tout le territoire national. La priorité d’emploi d’une enseigne, distinctive et disponible, assure au commerçant le droit d’interdire à un collègue de l’utiliser dans un commerce semblable. Lorsque l’enseigne est connue sur tout le territoire national, elle ne peut plus être reprise à titre de marque par un tiers, du moins s’il existe un risque de confusion dans l’esprit du public (C. propr. intell., art. L 711-4).

La protection des signes distinctifs a été logiquement étendue à leur reprise comme « nom de domaine » (moyen d’accès au réseau internet). Une jurisprudence commence à apparaître, notamment à propos de dénominations très célèbres, comme Interpol, Saint-Tropez ou Vichy[1092])

La confusion entre réseaux

Pour éviter le cloisonnement du marché, la jurisprudence considère aujourd’hui que le distributeur indépendant (hors réseau) qui achète à un tiers (approvisionnement parallèle, notamment importation parallèle), puis revend les produits relevant d’une concession (au sens large) ne commet pas, en dehors d’autres éléments, un acte de concurrence déloyale[1093] De même, le fait pour un concessionnaire de revendre à des revendeurs extérieurs au réseau des produits du concédant, acquis régulièrement, ne constitue pas en soi un acte de concurrence déloyale[1094].

Lorsque la revente des produits s’accompagne de diverses autres circonstances, une condamnation pour concurrence déloyale peut intervenir[1095]. Ces circonstances sont notamment la commercialisation des produits sans être soumis aux contraintes habituelles des membres du réseau, le fait de bénéficier de la valeur publicitaire de la marque pour développer sa propre commercialisation, ou la perte de prestige résultant de la vente dans des locaux inadaptés et avec un personnel incompétent. La gravité du préjudice subi par le titulaire du réseau a même été regardée comme suffisante pour justifier l’action en concurrence déloyale. Cet assouplissement,renforce la cohésion, l’homogénéité  et la force des réseaux de concession.De mêmele fait de mettre en vente des produits dont le conditionnement porte la mention de la vente par des distributeurs sélectionnés ou exclusifs, lorsque le vendeur n’est pas membre du réseau, est un acte de concurrence déloyale.

Le principe de l’opposabilité des réseaux au tiers garde sa pleine vigueur lorsque le tiers s’approvisionne (ou simplement tente de le faire) auprès d’un distributeur sur le même marché national, en violation consciente du contrat liant le concessionnaire–vendeur au concédant. Autrement dit, la violation délibérée d’une convention d’exclusivité reste, en soi, un acte de concurrence déloyale (alors que la violation du monopole de distribution par un réseau ne l’est plus) : c’est l’hypothèse classique de tierce complicité, ici dans le manquement par le concessionnaire à ses obligations contractuelles. Au reste, la tierce complicité a été expressément condamnée en l’espèce par le code commerce. Elle prévoit désormais qu’engage la responsabilité de son auteur le fait « De participer directement ou indirectement à la violation de l’interdiction de revente hors réseau faite au distributeur lié par un accord de distribution sélective ou exclusive exempté au titre des règles applicables du droit de la concurrence » (art. L. 422-6, I, 6°). Ainsi, le revendeur hors réseau engage sa responsabilité délictuelle lorsqu’il se fournit chez un membre du réseau (tandis que celui-ci commet une transgression contractuelle ).

La difficulté, pour le concédant, réside dans ce qu’il doit apporter la preuve que le tiers acheteur connaissait la clause d’exclusivité. Mais la Cour de cassation a établi une sorte de présomption, de bon sens, en défaveur du tiers : il lui faut pouvoir prouver (ou accepter de prouver) la provenance du produit[1096]. Et a été regardé comme fautif, en lui seul, le refus par un distributeur non membre du réseau de justifier de la provenance des produits, comme le fait de mettre en vente des produits dont le conditionnement portait la mention de la vente par des distributeurs exclusifs. Cet acte peut constituer en même temps le délit de publicité trompeuse.

Section II. – Entre non concurrents

§ 1. – Les éléments d’origine légale

Plus nous avançons, plus je puis me contenter d’allusions, les développements antérieurs ayant déjà donné des vues sur ce qu’il eût été logique d’étudier à cette place. La plupart des notions présentent plusieurs aspects, ce qui conduit à les retrouver inévitablement à divers stade de notre réflexion, sans doute aussi parce que je n’ai pas essayé de les enserrer à tout prix dans quelque plan rigoureux. Prenons un thème au hasard, la bonne foi, rencontrée ça et là. Voici un nouvel exemple de son utilisation par la loi, pour moraliser les rapports commerciaux : le code de commerce restreint l’inopposabilité des exceptions cambiaires au porteur de bonne foi (sans le dire directement : l’article 121 indique qu’elle ne profite pas au porteur qui, en acquérant la lettre, a agi « sciemment au détriment du débiteur », c’est-à-dire a été de mauvaise foi. La Cour de cassation précisa qu’il en allait de la sorte quand ledit porteur « a eu conscience, en consentant à l’endossement à son profit, de causer un dommage au débiteur cambiaire par l’impossibilité où il le mettait de se prévaloir, vis-à-vis du tireur ou d’un précédent endosseur, d’un moyen de défense issu de ses relations avec ces derniers »[1097]).

Je lance un autre thème connu, celui de la dépendance économique et des abus qu’elle peut susciter. Il a été envisagé précédemment sous plusieurs aspects. Mais il est possible d’en considérer un autre, à propos de la sous-traitance. Celle-ci est le type même d’une situation de dépendance, dans ses deux formes, de la sous-traitance industrielle et de la sous-traitance de marché. Dans la sous-traitance industrielle (ou marché de fourniture),un fabricant confie à une autre entreprise la production d’une pièce ou d’un sous-ensemble d’un produit final, qui lui sont nécessaires dans son activité personnelle. Par la sous-traitance de marché, un tiers effectue une tâche pour le compte du maître de l’ouvrage, à la demande et sous la responsabilité d’un entrepreneur principal.

Tous ces sous-traitants dépendent étroitement de leurs donneurs d’ordre, auxquels S’appliquent le cas échéant les règles du droit de la concurrence réprimant les abus. Mais dans la sous-traitance de marché une injustice particulière est apparue, tenant au fait que le sous-traitant ne pouvait pas demander paiement au maître de l’ouvrage, n’ayant aucun lien juridique avec lui ; il courrait donc le risque de la malhonnêteté du donneur d’ordre et d’une procédure collective qui pouvait être engagée contre ce dernier. C’est pourquoi la loi du 31 décembre 1975 a instauré un mécanisme protecteur ad hoc, d’ordre public, en créant un lien légal entre le maître de l’ouvrage et le sous-traitant, afin de faciliter le paiement direct des travaux à celui-ci, et en le garantissant (par un cautionnement ou une délégation) sous certaines conditions[1098]. Elle a été un réel succès, la jurisprudence ayant été stricte. Mais elle en a limité l’empire aux travaux immobiliers, sans raison déterminante ; la loi du 8 février 1998 en a étendu les dispositions aux « opérations de transport » (art. 11), alors qu’il eût été préférable d’édicter une mesure générale (c’est de la législation à la petite semaine, qui cherche à résoudre une difficulté particulière, sans voir les ensembles). Voilà donc une loi rétablissant un équilibre de justice commutative entre des intervenants du monde économique non concurrents (mais complémentaires).

§ 2. – Les éléments d’origine prétorienne

A. – Le Parasitisme

En vertu du principe de la spécialité de la concurrence déloyale[1099]la jurisprudence limita l’emprise de la théorie aux concurrents, à la conquête de la clientèle pour des produits et services identiques ou similaires. Pourtant, il est apparu que le devoir de loyauté de la concurrence devait dépasser le cercle des stricts rapports concurrentiels, ou se prolonger au-delà des activités lucratives rivales. Les juges en furent conscients, et recoururent à cet effet à la notion complémentaire d’agissements parasitaires. Elle permet de condamner quiconque usurpe sensiblement une valeur économique d’autrui, même non concurrent, réduisant ainsi notablement ses investissements matériels et intellectuels, gagnant du temps, en un mot rompant l’égalité entre les divers intervenants du marché[1100]. La fraternité entre concurrents se prolonge par un devoir de confraternité entre tous les intervenants de la vie économique, dès lors qu’ils agissent dans un but intéressé. Les tribunaux ne firent qu’appliquer une règle importante, celle de l’universalité de la responsabilité civile[1101]. Autrement dit, concurrence déloyale et agissements parasitaires ne sont que deux facettes de la responsabilité civile mais qui, utilisées dans des secteurs bien particuliers et délimités, ont été baptisées spécialement[1102]. La théorie des agissements parasitaires a connu un tel succès qu’une certaine confusion, au moins quant au vocabulaire, s’est instaurée : à la distinction simple entre concurrence déloyale et agissements parasitaires, s’est ajoutée l’expression de concurrence parasitaire, bien inutilement car elle n’apporte aucune précision supplémentaire ; mais l’inconvénient est minime, puisque de toute façon il s’agit de la responsabilité civile. Ayant consacré récemment tout un volume au parasitisme[1103], le lecteur comprendra que je me contente ici d’une vue très superficielle.

Les agissements parasitaires – qui interviennent entre non-concurrents, c’est le postulat –, sont polymorphes, tant l’imagination des hommes est féconde lorsqu’il s’agit de mal faire ! Néanmoins, ils peuvent se regrouper autour de deux aspects, l’usurpation d’une notoriété et l’usurpation d’une technique. Le mot d’usurpation doit être entendu souplement, en y incluant l’imitation.

L’usurpation d’une notoriété

C’est à propos de l’usurpation d’un signe de ralliement de la clientèle que la notion d’agissements parasitaire a été proposée en 1956 par Yves Saint-Gal. Acceptée par la jurisprudence et développée par la doctrine, elle reçut droit de cité. L’idée initiale était de protéger ceux qui ont une réputation, un prestige, en un mot une notoriété, qu’un tiers (« passager clandestin ») cherche à accaparer ou dont il cherche à profiter (lui procurant des gains immérités), ce qui risque de porter atteinte au prestige du signe en cause, en la vulgarisant. Voici une marque, une appellation d’origine ou un nom commercial renommé, qui est repris et utilisé, à titre de marque ou pour un tout autre usage, en tous cas licitement à s’en tenir au droit de l’époque, dans un domaine totalement distinct (non-concurrent), avec assurément l’idée de bénéficier par ricochet de sa célébrité pour attirer la clientèle : cet acte est choquant ; la théorie des agissements parasitaires permet d’y mettre fin, même en l’absence d’une recherche de confusion[1104]. L’arrêt fondateur fut rendu par la cour d’appel de Paris le 8 décembre 1962, dans l’affaire Pontiac [1105]. Il fut suivi, surtout à partir des années 1980, d’un nombre considérables d’arrêts de cours d’appel (surtout de Paris et de Versailles) comme de la chambre commerciale de la Cour de cassation[1106]. L’espèce qui connut le plus de retentissement et donna ses lettres de noblesse à la théorie des agissements parasitaires fut l’affaire qui opposa le Comité interprofessionnel du vin de Champagne et la société Yves Saint-Laurent Parfums, qui n’avait pas hésité à baptiser un parfum Champagne (malgré les mises en garde qui lui avaient été adressées), dont le flacon même cherchait à reproduire les bouchons caractéristiques des bouteilles de ce vin. Le parfumeur avait manifestement eu la volonté de se placer dans le sillage de la célèbre appellation d’origineet il fut condamné[1107]. Toutefois, la reprise sans droit d’un signe approprié n’est condamnable que si elle intervient à titre lucratif, dans une activité commerciale, et non si elle a lieu dans une œuvre littéraire ou artistique, la liberté de création étant prééminente par rapport au droit privatif du titulaire de la marque[1108].

La jurisprudence condamnant l’usurpation de notoriété a été consacrée par le législateur, sans le nom et en partie, notamment par l’article 16 de la loi du 4 janvier 1991 sur les marques (C. propr. intell., art. L. 713-5, al. 1er). Ce texte dispose que « l’emploi d’une marque jouissant d’une renommée pour des produits ou services non similaires à ceux désignés dans l’enregistrement engage la responsabilité civile de son auteur s’il est de nature à porter préjudice au propriétaire de la marque ou si cette emploi constitue une exploitation injustifiée de cette dernière ». La formule est très large puisqu’elle vise l’exploitation injustifiée d’une marque[1109]. Cependant, limitée à l’emploi d’une marque, cette disposition légale ne couvre pas tout le champ qui a été occupé par la théorie, c’est-à-dire celui de l’ensemble des signes utilisables par un commerçant ou une entreprise ; mais cela n’a aucune espèce d’importance, puisque la loi s’est contentée de renvoyer au droit de la responsabilité civile pour faute. Ces dispositions sont applicables « à l’emploi d’une marque notoirement connue » (C. propr. intell., art. L 713-5, 2° al.). La distinction entre les deux catégories réside en ce que la protection de la seconde ne requiert pas l’enregistrement, en application de la convention de Paris du 20 mars 1883 (art. 6 bis), tandis qu’il est nécessaire pour la première.

L’usurpation d’une technique

Deux raisons principales et complémentaires permettent de justifier la jurisprudence ayant protégé la réputation et le renom d’un signe contre les usurpations, en dehors de tout risque de confusion et en l’absence de rapport concurrentiel entre les parties. D’abord, parce que la notoriété est une création humaine, résultant d’un travail persévérant, parfois depuis fort longtemps (songez à l’appellation Cognac ou à la marque Hemès), d’un savoir-faire toujours amélioré,et d’investissements notables, tantmatériels qu’intellectuels(pour l’élaboration de la marque, les campagnes publicitaires pour la faire connaître, puis pour maintenir le public en éveil, etc.). Ces investissements ont amené leurs auteurs à prendre de risques. Ensuite, la notoriété est une valeur économique, un bien appréciable en argent, ayant un prix ; elle donne lieu à des transactions commerciales.

Partant du double fondement dégagé ci-dessus, l’idée me vînt (en recherchant des solutions à des difficultés concrètes que des entreprises me soumirent) qu’il convenait d’élargir notablement le concept d’agissements parasitaires, dans les situations comparables que voici. Celles où se retrouvent et des investissements et une valeur économique,ce qui couvre tout le capital technique d’une entreprise. J’avais ainsi suggéré de protéger les auteurs de logiciel, avant la loi du 3 juillet 1985[1110], solution qui fut adoptée par quelques jugements et arrêts. Depuis, je n’ai pas cessé de développer cette intuition. La jurisprudence m’emboîta le pas, notamment (mais non exclusivement[1111]) les cours d’appel de Paris (4e ch.) et de Versailles (12e ch.) puis, ensuite, la Cour de cassation[1112]. Les cours d’appel de Paris et de Versailles me font même l’honneur de donner fréquemment une définition des agissements parasitaires largement empruntée à la mienne, y compris dans les expressions utilisées. Elle fut suivie, plus lentement, par la doctrine. Les actes répréhensibles peuvent être commis sur l’internet[1113].

L’état présent de la question, en droit positif (puisqu’adopté par la jurisprudence), peut être synthétisé dans la proposition suivante : « Quiconque, à titre lucratif et de façon injustifiée, s’inspire sensiblement ou copie sans nécessité absolue, une valeur économique d’autrui, individualisée, apportant une valeur ajoutée et procurant un avantage concurrentiel, fruit d’un travail intellectuel et d’investissements, commet un agissements parasitaire fautif. Car cet acte, contraire aux usages du commerce, notamment en ce qu’il rompt l’égalité entre les divers intervenants, même non concurrents et sans risque de confusion, fausse le jeu normal du marché et provoque ainsi un trouble commercial. Celui-ci est, en soi, un préjudice certain dont la victime peut demander en justice la cessation et/ou l’indemnisation, lorsqu’elle ne dispose pas d’une autre action spécifique, et qu’elle n’a pas bénéficié d’un droit privatif ayant expiré (sauf en matière de signes) ». Cette définition est volontairement complexe, enserrant le jeu du parasitisme dans un carcan de conditions (sortant à vrai dire du rôle normal d’une stricte définition), de sorte que cette théorie ne saurait en aucun cas être le brûlot du Droit que certains dénoncent.

B. – La responsabilité des intermédiaires sur l’internet

La responsabilité subjective a une vocationuniverselle, de sorte qu’elle s’adapte sans coup férir aux modifications des données : elle veille sur l’internet. Rien n’est plus révélateur de l’éternelle jeunesse de la responsabilité subjective que son application à la dernière trouvaille de l’esprit humain : si, sur les autoroutes terrestres, il y a longtemps que la faute ne régit plus qu’à titre secondaire les dommages qui s’y produisent, les autoroutes de l’information offrent un nouveau et immense champ d’action aux antiques articles 1382 et 1383 ; nous en avons déjà rencontré diverses applications à propos de la concurrence déloyale et du parasitisme commis sur la toile. En voici d’autres à propos des fournisseurs sur l’internet, tant du contenant que du contenu[1114].

          1°. – Les fournisseurs du contenant

Les fournisseurs du contenant que je retiendrai sont le fournisseur d’hébergement et le fournisseur d’accès. J’assimilerai ici ces deux acteurs, en ne raisonnant que sur le fournisseur d’accès parfaitement neutre, ayant une activité purement technique (comme un « hébergeur ») car sinon, s’il est plus actif, il est alors assimilable à un fournisseur du contenu.

Les idées dominantes, à propos de ces acteurs, consistent à relever leur rôle technique de simples intermédiaires, en quelque sorte transparents, qui les exonérerait de toute responsabilité envers les tiers. Du reste, est-il avancé, ils n’ont aucun droit de contrôle, la liberté devant toujours et partout prédominer, que ce soit la liberté d’expression, ou la liberté pour chacun de gérer sa vie et ses activités comme il l’entend. Certes, mais la liberté n’est pas un absolu, et le droit est toujours obligé de concilier, vaille que vaille, celle-ci avec les droits des tiers. Et sans doute la règle de non ingérence a-t-elle été reconnue par la jurisprudence, mais elle est bornée par le devoir de vigilance, comme cela a été mis en lumière pour le banquier. Ajoutez à cela le principe de précaution, et vous devinerez que j’opine pour retenir la responsabilité de ces acteurs, du moins dans certaines circonstances.

J’évacue d’abord la transmission du courrier électronique, car effectivement ici le secret absolu des correspondances s’oppose à ce qu’ils puissent exercer un droit de regard sur son contenu, de sorte qu’ils sont irresponsables de ce chef, comme la Poste ou un opérateur des télécommunications.

Pour les autres informations qu’ils hébergent, ou dont ils fournissent l’accès, leur responsabilité doit pouvoir être engagée sous trois conditions : qu’ils aient eu connaissance du message critiquable ; qu’ils aient eu la faculté technique d’intervenir ; et qu’ils se soient abstenus. Les informations dont les tiers peuvent se plaindre sont de divers ordres : que ce soit des informations confidentielles, ou bien injurieuses comme diffamatoires, et encore se rapportant à leur vie privée.

Les actions en justice contre les fournisseurs d’hébergement ou d’accès furent d’abord rejetées, parfois avec des arguments péremptoires semblant les mettre toujours à l’abri, dans d’autres cas en laissant entendre que seule la situation de l’espèce conduisait à débouter le demandeur[1115]. Mais une ordonnance de référé du Tribunal de grande instance de Paris du 9 juin 1998[1116] brisa net avec ce courant, en retenant au contraire la responsabilité d’un « hébergeur », qui avait laissé diffuser des photographies privées d’un mannequin (Estelle Halliday), représentant cette jeune personne dénudée. Relevant l’urgence « et pour éviter le renouvellement du trouble subi par la demanderesse », le président du tribunal enjoignit à « l’hébergeur » « de mettre en œuvre les moyens de nature à rendre impossible toute diffusion des clichés photographiques en cause à partir de l’un des sites qu’il héberge ».

Au-delà de la décision elle-même, pleinement satisfaisante pour la victime, l’ordonnance est intéressante par sa motivation : « Le fournisseur d’hébergement a l’obligation de veiller à la bonne moralité de ceux qu’il héberge, au respect par ceux-ci des règles déontologiques régissant le web et au respect par eux des lois et des règlements et des droits des tiers ; que, s’agissant de l’hébergement d’un service dont l’adresse est publique et qui est donc accessible à tous, le fournisseur d’hébergement a, comme tout utilisateur de réseau, la possibilité d’aller vérifier le contenu du site qu’il héberge et en conséquence de prendre le cas échéant les mesures de nature à faire cesser le trouble qui aurait pu être causé à un tiers ; que pour pouvoir s’exonérer de sa responsabilité, il devra donc justifier du respect des obligations mises à sa charge, spécialement quant à l’information de l’hébergé sur l’obligation de respecter les droits de la personnalité, le droit des auteurs, des propriétaires de marques, de la réalité des vérifications qu’il aura opérées, au besoin par des sondages et des diligences qu’il aura accomplies dès la révélation d’une atteinte aux droits des tiers pour faire cesser cette atteinte ». Ainsi ce juge imposa à « l’hébergeur » une obligation d’information, assortie d’un devoir de vigilance, par des contrôles, sans compter des diligences positivespour faire cesser les atteintes aux droits des tiers qu’il aurait découvert. La réparation obéit au régime général ; elle peut prendre classiquement la forme d’une publication soit, en l’espèce, sur la page d’accueil d’un serveur[1117]. Cette ordonnance a été maintenue par cour d’appel de Paris, retenant la responsabilité de l’hébergeur, en relevant qu’il agissait à titre professionnel et intéressé[1118]. Et, dans une autre affaire, la Cour de cassation a même semblé admettre l’existence d’une responsabilité objective d’un fournisseur d’un service télématique quant à la teneur des messages (Cass. crim., 8 déc. 1998[1119] ; cet arrêt a été rendu en matière pénale, à propos de messages provoquant à la haine, à la violence raciale et religieuse, etc., mais ses formules sont très générales : « ayant pris l’initiative de créer un service de communication audiovisuelle en vue d’échanger des opinions sur des thèmes définis à l’avance, [X] pouvait être poursuivi, en sa qualité de producteur, sans pouvoir opposer un défaut de surveillance des messages incriminés »).

       2°. – Les fournisseurs du contenu

Est un fournisseur du contenu tout prestataire de services, personne physique ou morale, qui insère de l’information sur un support accessible par l’internet. Certains d’entre eux sont des professionnels de la diffusion, tandis que d’autres sont des amateurs, même s’ils sont très compétents dans leur domaine, voire des savants.

Pour le fournisseur professionnel il suffit de renvoyer, pour une partie de ses fautes, au régime applicable aux agences de presse, ainsi qu’aux agences de renseignements et autres organismes similaires. Leur responsabilité est engagée principalement dans trois circonstances : lorsque les indications données tombent sous le coup d’une disposition pénale, soit par leur contenu, soit par les moyens ayant servi à les recueillir ; lorsque les renseignements portent atteinte à la vie privée ; enfin s’ils ont été donnés avec imprudence ou légèreté, sans avoir été précédés de vérifications sérieuses, et qu’ils causent un préjudice à autrui[1120]. La faute peut être d’omission : n’avoir pas mentionné dans l’information une personne physique ou morale qui aurait dû s’y trouver. Un autre comportement du fournisseur professionnel est le pillage des œuvres des tiers, qui entraînera sa condamnation au titre du parasitisme. Enfin, il peut commettre des fautes à l’occasion de la publicité qu’il émet sur la toile. Sa responsabilité est engagée de la même façon que pour toute publicité fautive, quel qu’en soit le support. Cependant, il serait souhaitable que les acteurs élaborent et respectent un code de conduite à cet égard[1121].

Par définition, le fournisseur amateur ne se connecte pas au réseau à titre professionnel. Il entre sur la toile et y butine pour des raisons variées (afin de s’informer, de s’instruire, de se distraire, de répandre ses idées, de dialoguer dans des « groupes de discussions virtuels », hélas de nuire aussi : il est des voyous du « cyber espace », émettant des virus ou des graffitis virtuels par pure malignité) ; son rôle est également divers (passif comme consommateur de messages, ou au contraire actif introduisant de la matière supplémentaire). S’il est actif, sa responsabilité est engagée pour tout dommage qu’il causerait, exactement comme le professionnel diffuseur d’informations[1122]. La seule atténuation sera que le seuil de qualification de la faute sera rehaussé, le critère de comparaison étant le bon père de famille, le bon internaute plus exactement, et point le bon professionnel. En revanche, contrairement à ce que certains auteurs ont pu avancer, il est indifférent qu’il agisse de façon désintéressée.

C. – Les concours et jeux publicitaires

De son côté la jurisprudence tendait à moraliser les jeux et loteries publicitaires fallacieux, soit en considérant que l’auteur de l’annonce de gains mirifiques est engagé par un acte unilatéral, soit plus fréquemment en le condamnant au titre de la responsabilité civile, la faute ayant consisté à avoir fait miroiter un gain illusoire. Le quasi-contrat connaît actuellement une sorte de « retour en grâce »[1123]. Une manifestation inattendue en fut la reconnaissance, par un arrêt d’une chambre mixte de la Cour de cassation en 2002, de l’existence d’un quasi-contrat, à propos d’une loterie publicitaire, en citant expressément l’ancien article 1371 du code civil : « L’organisateur d’une loterie qui annonce un gain à une personne dénommée sans mettre en évidence l’existence d’un aléa s’oblige, par ce fait purement volontaire, à le délivrer » (Cass., ch. mixte, 6 sept. 2002, n98-22981, Assoc. Que choisir[1124]). La réponse donnée par la Cour de cassation, de manière solennelle, à l’attitude de l’organisateur de loteries publicitaires montre la détermination des juges de mettre un terme à ces pratiques, lorsqu’elles épousent certains caractères. Depuis, le fait pour l’organisateur d’une loterie d’annoncer à un tiers, par des lettres nominatives et répétées, le gain d’une somme d’argent l’oblige, en cas de réclamation effectuée par son destinataire, à lui verser ladite somme, ce qui constitue évidemment une lourde sanction. Autrement dit, le fait purement volontaire, licite ou non, est susceptible d’engager son auteur envers un tiers, indépendamment de la preuve d’un contrat, ou de l’établissement des conditions de la responsabilité civile[1125].

Section III. – Envers les pays en voie développement

L’éthique des affaires inclut nécessairement des aspects relatifs au développement, sur lequel l’Église a élaboré une doctrine intéressante à l’époque contemporaine. Le premier pontife romain qui aborda le thème des pays en voie de développement fut Jean XXIII (en 1961 dans Mater et magistra, n° 157 ; puis en 1963 dans Pacem in terris, nos 85 à 87). Mais c’est Paul VI qui devait en proposer une réflexion approfondie et synthétique (et optimiste) dans l’encyclique Populorum progressio (23 mars 1967). Vingt ans après, son successeur Jean-Paul II actualisa ce document par l’encyclique Sollictudo rei socialis (30 déc. 1987, préc. ; citée ensuite SRS). Puis Benoît XVI publia le 7 juillet 2009 l’encyclique Caritas in veritate (la vérité dans la charité), prolongeant les textes précités, et préentant les voies pour le développement de tout l’homme[1126]. L’apport de Sollictudo rei socialis fut l’importance qu’il donne aux aspects culturel et moral du développement. Ils n’étaient auparavant que mentionnés en passant, alors qu’ils occupent désormais une place de choix ; ils furent repris notamment dans l’encyclique Centesimus annus (1er mai 1991, préc.). D’autre part, le pape (dans maints discours), et la Congrégation pour la doctrine de la foi (dans deux instructions[1127]) furent amenés à réagir au mouvement de la « théologie de la libération », qui se répandit dans les années 1970 en Amérique latine. Divisé en de nombreux courants, certains « gauchistes » et prônant ouvertement la violence, il réduisait parfois le message chrétien à une libération politique et économique (le Christ étant vu comme le révolutionnaire par excellence[1128]). La théologie de la libération est en perte de vitesse, et ses théoriciens (condamnés par Rome) ont fini par se taire. Néanmoins, elle reste un événement important de la seconde partie du XXe siècle et, malgré ses excès, elle attira l’attention sur certains aspects réellement choquants des pays en cause et du comportement de l’Occident ; elle contribua sans doute à une certaine amélioration de la situation. Depuis l’élection du pape François, une des filles de la théologie de la libération, dépouillée de sa vision marxiste, a été remise sur le devant de la scène, la théologie du peuple, visant à impliquer concrètement l’Église dans le combat contre les injustices sociales[1129].

§ 1. – De la nature et des conditions du développement

Le développement ne saurait se réduire à une pure accumulation de biens, de services et d’avantages réels, procurés par la science et la technique ; l’homme risque de devenir esclave de ses biens, cherchant à en posséder de plus en plus, en négligeant l’enrichissement de son être (SRS n° 27[1130]). Certes, le développement a nécessairement une dimension économique (SRS n° 28), mais la triste situation actuelle découle sans doute en partie « d’une conception trop étroite, à savoir seulement économique du développement » (SRS n° 15). Or ce dernier n’a pas que des aspects économiques : il relève aussi de l’éthique, car il passe par le développement de l’homme lui-même. Le sous-développement économique résulte notamment du sous-développement culturel et moral. Pour atteindre un « développement intégral » (SRS n° 32), il est nécessaire de prendre en considération le « paramètre intérieur » propre à l’homme, qui est une « nature corporelle et spirituelle » (SRS n° 29). Lorsque nous parlons de sous-développement, nous raisonnons uniquement en termes économiquement quantifiables : il existe d’autres éléments, comme les progrès de l’éducation, la santé, la longévité de la vie, le respect de la dignité de l’homme, etc. M. Amartya Sen (Indien, Prix Nobel d’économie en 1998), soutient à juste titre que le développement doit prendre en compte l’accroissement des « capacités humaines » (durée de vie, accroissement des connaissances, etc.) ; j’ajouterai : et le maintien de valeurs. Par exemple, malgré ses immenses richesses en matières premières, qui lui donneront inévitablement un jour une place de choix dans l’économie mondiale, il est indéniable que l’Afrique connaît des épreuves terribles, des guerres civiles à la progression foudroyante du SIDA, et la diminution de sa place dans les marchés mondiaux (l’Afrique renoue cependant avec la croissance, puisque son taux moyen est maintenant supérieur à sa croissance démographique ; d’autre part,  il ne faut pas mésestimer les atouts de certains pays[1131] ; enfin un pôle de développement est apparu, autour de l’Afrique du Sud, par la Communauté de développement de l’Afrique australe, regroupant quatorze pays) ; mais les analystes ne tiennent aucun compte du fait qu’elle a su, d’une façon générale, maintenir son « tissu social », si déchiré dans les pays riches[1132]. La Banque mondiale, obnubilée par ses critères économiques, n’a pas su apprécier en temps opportun la crise asiatique, particulièrement en Indonésie, comme un rapport interne l’a reconnu en février 1999.

De même, fixer comme directive principale l’absence d’inflation paraît excessif car réducteur. Cette doctrine monétariste est celle du Fonds monétaire international (FMI),qui impose des politiques drastiques à certains pays au risque, couru et réalisé, de leur créer de graves difficultés sociales et économiques, comme cela a été le cas en 1998 principalement en Thaïlande et en Indonésie. La monnaie n’est pas une divinité à adorer, seulement un instrument au service des hommes. Une monnaie forte peut être une catastrophe en termes humains (je me suis déjà expliqué sur ce point), et vice versa une inflation bienfaisante (à condition d’être provisoire et d’un taux raisonnable). Après tout la France s’est reconstruite, après les deux guerres mondiales, en partie grâce à une inflation assez forte ; jusqu’à 1926 après la première (date à laquelle Poincaré, devenu Président du conseil alors qu’il avait été Président de la République, stabilisa le franc) ; jusqu’en 1959 après la seconde (date à laquelle le général de Gaulle créa le « nouveau franc », qui demeura relativement stable de nombreuses années ; mais si de Gaulle eut à cœur de donner ce signe frappant de renouveau, c’était parce qu’à l’époque la rigueur monétaire était favorable aux Français ; aujourd’hui qu’elle se retourne contre eux, je suis persuadé qu’il changerait son fusil d’épaule, car « le seul combat qui vaille est celui de l’homme » comme il aimait à le rappeler). L’inflation encourage les emprunts, donc les investissements, et rend optimiste. Son contraire produit évidemment les effets inverses, comme nous le constatons depuis que le monétarisme règne en dogme, en France, au sein de l’Union européenne et au FMI : la monnaie n’est plus perçue comme un outil au service des hommes, mais telle une divinité qu’il convient d’adorer, le nouveau veau d’or. C’est « une politique de vieux »[1133], à courte vue, qui freine la vie, à l’instar du malthusianisme (qui précisément refit surface à peu près en même temps : la dénatalité semble accompagner la monnaie forte, tandis qu’une natalité assez élevée est généralement associée à une monnaie plus faible).

Remédier au désordre du monde

Mais le développement intégral ne verra le jour qu’au prix d’un véritable retournement, se traduisant par la solidarité, une solidarité mondiale réaliste[1134], permettant de remédier tout à la fois au « mal-développement » occidental (avec tous ses laissés pour compte, son gaspillage, etc.) et au sous-développement. Elle se manifestera par la « détermination ferme et persévérante de travailler au bien commun, c’est-à-dire pour le bien de tous et de chacun parce que nous sommes vraiment responsables de tous » (SRS n° 38). Ce critère est universel : il est applicable aussi bien aux relations interpersonnelles (V. supra) qu’aux relations internationales, notamment Nord-Sud et Ouest-Est. « Le développement intégral de l’homme ne peut aller sans le développement solidaire de l’humanité […] Le devoir de solidarité des personnes est aussi celui des peuples » (Paul VI[1135]).Les nations riches ont un devoir moral d’aider les autres à raison de l’égalité de tous les peuples, et de la destination universelle des biens[1136] (qui est un principe proprement subversif, mais pour cela assez méconnu…) ; en ce sens, certains vont jusqu’à envisager des mécanismes de péréquation mondiale des ressources[1137]. Cette aide doit s’accompagner de réformes en profondeur des règles du commerce international, du système monétaire, des échanges techniques (SRS n° 43). Notre monde vit dans un désordre dramatique, marqué en particulier par l’énorme disparité de richesses entre les nations et entre les personnes[1138], la misère d’une grande partie de la population du globe (la faim affecte encore un milliard de personnes [et ce nombre progresse depuis 2008], et 1,3 milliard d’êtres humains survivaient en 1999 avec moins d’un dollar par jour), le dégradation continue des « termes de l’échange » des matières premières contre les produits industriels, le poids insupportable de la dettes ; ou encore la situation paradoxale de l’agriculture, subventionnée et protégée contre les aléas des cours dans les pays riches, mais soumise de plein fouet à la loi du marché international pour les pays pauvres ; sans compter l’accaparement ou l’appropriation abusives de terres dans les pays du Sud par des investisseurs étrangers[1139] (véritable déviation du droit de propriété[1140]). Autrement dit, il existe une corrélation, partielle mais certaine, entre le sous-développement et le « mal-développement » occidental[1141]. Des réformes importantes sont urgentes, mais peu d’hommes d’État semblent s’en préoccuper depuis le départ du général de Gaulle, à l’exception de Jean-Paul II.

Le sursaut culturel et moral

Cependant, la solidarité internationale et universelle et les réformes citées ne sauraient à elles seules conduire au développement intégral et à la libération qui l’accompagne. Il suppose un sursaut culturel et moral de chacun des pays en voie de développement, passant par l’alphabétisation et l’éducation, l’instauration de régimes démocratiques favorisant la participation, l’initiative économique (SRS n° 15), le respect des Droits de l’homme, le sens des responsabilités (SRS n° 44), l’écologie[1142] (dont parle Centesimus annus), la diminution des dépenses militaires, la lutte contre la corruption[1143]etc. Le capitalisme est dépendant de la démocratie, comme l’expérience le prouve : l’avancée de celle-ci se traduit par une progression de celui-là, à condition qu’il s’agisse d’un vrai capitalisme, et non de sa déviation (méprisant l’homme, ne visant que le seul profit), ou sa caricature (comme dans bien des pays sous-développés où, sous couvert de capitalisme, règne souvent un système féodalo-étatiste). Mais ce n’est pas tout. Il est encore nécessaire de développer « le goût du travail, la compétence, l’ordre, l’honnêteté, l’initiative, la sobriété et l’épargne, l’esprit de service, le respect de la parole donnée, l’audace ; en somme, l’amour du travail bien fait »[1144]. Chaque peuple doit prendre conscience de ses responsabilités comme de ses devoirs et les « assumer ». Cette solidarité se conquiert, « dans un certain sens elle “se mérite” et doit être acceptée et vécue dans un esprit d’initiative »[1145]. Car si la solidarité envers les plus démunis est un devoir moral pour les occidentaux, les bénéficiaires doivent « s’en montrer dignes », sinon l’aide serait dispensée en pure perte, comme cela est arrivé si souvent depuis une trentaine d’années (le Mexique a bénéficié de trois fois plus d’aide, en dollars constants, que l’Allemagne détruite et vaincue n’en avait reçue après la guerre[1146]). Il est impossible de financer un état d’esprit démocratique et industriel, des attitudes « entreprenantes » créatrices de plus values, des vertus : au fond, le développement ne se finance pas réellement, il peut seulement être aidé par cette voie. En lui-même, le pur transfert de richesses est nocif : c’est comme cela que l’Espagne, croulant sous l’or des Amériques, cessa d’être une grande puissance.

J’ose donc l’écrire : les difficultés du Tiers-monde sont en partie (en partie seulement il est vrai) des problèmes internes[1147]. Après tout, comme l’a souvent relevé M. Michael Novak, le nord et le sud de l’Amérique ont été colonisés à peu près en même temps par les puissances navales européennes (Angleterre, Espagne, France et Portugal) ; s’ils se sont libérés progressivement, le processus était achevé en 1830, époque à laquelle leurs populations étaient à peu près équivalentes, leurs ressources également, tandis que leur revenu par tête était voisin. Plus d’un siècle et demi après, le Nord est riche et le Sud pauvre (globalement). Contrairement a ce qu’ont pu prétendre certains tenants de la théologie de la libération, cet état de fait ne résulte pas de l’exploitation du second par le premier (ou si celle-ci a pu exister, son importance dans le développement de l’un et le sous-développement de l’autre n’est pas déterminant) ; la cause réside dans l’absence des valeurs que j’ai citées. En définitive, le développement résulte d’une volonté fondée sur « l’ethos de confiance » compétitive, comme l’a démontré Alain Peyrefitte[1148].

Le « personnalisme économique »

Il n’existe pas d’autre façon de parvenir au développement économique et social que l’économie de marché et le capitalisme : sans le marché, point de salut ! Mais un capitalisme conçu moins comme un régime de propriété (qu’il est cependant), que comme un mode de production, donc de création de richesse[1149], fondé sur le respect de l’homme, la liberté d’initiative, la responsabilité personnelle et la transparence. La croissance économique passe par l’accroissement des « capacités humaines » (pour reprendre l’expression de M. Amartya Sen). Au fond, c’est un capitalisme régénéré « démocratique et éthique »[1150] que j’appelle de mes voeux, qui pourrait avantageusement être rebaptisé de « personnalisme économique »[1151], pour mettre en évidence que la seule réalité qui vaille est la personne[1152]. Il inclut, comme cela a été indiqué plus haut, la solidarité, la création progressive de véritables régimes démocratiques (respectueux des Droits de l’homme), la mise sur pied d’une administration compétente et honnête[1153], l’éducation aux valeurs morales et leur application, une culture de l’entreprise, la transparence, le respect de l’environnement (un néologisme nouveau est apparu à cet égard, celui d’écodéveloppement, associant le développement et l’écologie[1154]) ; mais aussi l’ouverture à la nouveauté et le goût de l’innovation (y compris par la sélection de nouvelles variété végétales), le développement de l’agriculture[1155] et le partage des terres, une diversification des domaines des activités (pour ne pas dépendre des fluctuations des cours d’une seule source d’exportations). Vaste programme hélas, exigeant et demandant du temps : combien de siècles avons-nous mis avant de parvenir à l’état auquel nous demandons aux autres d’arriver, notamment quant à la démocratie (qui n’est pas « naturelle » et participe de la culture ? « La démocratie est une œuvre d’art qui se construit avec le temps » affirmait Malraux).

Le développement implique encore une coopération poussée entre pays voisins, aboutissant à une ou des unions économiques et à la gestion de bases communes de données techniques. Il nécessite la naissance d’un tissu de petites entreprises et la création de « pôles de développement » dynamiques et créateurs d’émulation. La Chine a favorisé la création de tels centres. Les zones franches industrielles et de services présentent aussi cet avantage ; dans les pays dits les moins avancés (PMA), peut-être serait-il même souhaitables que celles qui y seraient créées soient co-administrées provisoirement avec un pays occidental[1156], afin d’édifier les structures nécessaires, de former ses habitants, de donner naissance à une culture industrielle et de l’entreprise, le tout passant par les transferts de maîtrise technique ou industrielle auxquels j’arrive (mais je ne mésestime pas les difficultés psychologiques d’une telle mesure…).

Le transfert de maîtrise technique ou industrielle

Le don et le partage, procédés rudimentaires, ne sont pas des remèdes efficaces, même s’ils restent nécessaires pour les besoins primaires les plus urgents. La seule richesse réelle est celle qui est créée. D’où l’unique méthode pertinente et durable pour favoriser le développement est d’aider les populations de ces pays à engendrer de la valeur ajoutée. J’en viens à des considérations plus concrètes, applicables à l’homme d’affaires. Les contrats conclus avec un partenaire d’un pays en voie de développement me semblent présenter une particularité quant à l’utilité, au titre de la bonne foi. La voici. Dès lors qu’il ne s’agit pas d’une simple vente, ils doivent s’accompagner d’un véritable transfert de maîtrise technique ou industrielle car, à défaut, ils ne seraient qu’un leurre. Ce qui importe c’est un transfert d’aptitude, et non un simple transfert de technique : il permet au receveur de devenir autonome, tant quant aux procédés transmis qu’à la recherche et à la conception ; par là, il s’affranchit de son maître. Il ne s’agit pas d’une mythique utopie mais d’une nécessité, dont la réalisation, certes difficile, est possible si l’on en prend les moyens. Le véritable transfert de maîtrise industrielle suppose la mise en œuvre coordonnée de trois conditions sine qua non et complémentaires : primo, un transfert de technique (de connaissances théoriques et pratiques) ; secundo, une formation personnalisée, adaptée et permanente ; tertio, une assistance technique. C’est le chemin le plus court pour atteindre le développement et créer une culture technique et industrielle permettant, à long terme, de connaître une certaine autonomie quant aux procédés. Rappelez-vous que c’est grâce à de considérables importations de techniques que le Japon a connu son prodigieux développement (relativement récent, à partir des années 1960). Outre le fait qu’elles ont des taux de fécondité très élevés, c’est l’absence de ces connaissances et comportements que l’Afrique ou l’Amérique latine continuent de connaître un niveau de richesse largement inférieure aux pays occidentaux (de richesse quantifiable, car il y aurait d’autres paramètres utilisables, moins négatifs pour ces continents).

§ 2. – Des profondes modifications nécessaires dans les rapports Nord-Sud et Ouest-Est

Le partenariat

En vérité, l’expression de transfert de maîtrise pêche encore par le premier mot, celui de transfert. Il est chargé d’une connotation inégalitaire, impliquant un émetteur et un récepteur d’un savoir, chacun s’en tenant à un seul de ces rôles. Il serait ridicule de nier qu’il en va souvent de la sorte. Mais, le moins que l’on puisse dire de cette situation inégalitaire est qu’elle est vue d’un oeil négatif de la part des éventuels receveurs. La figure idéale, vers laquelle tous les efforts doivent tendre, parce qu’elle est la plus équilibrée et la plus loyale, est celle du partenariat dans le domaine industriel, dont j’ai déjà parlé à propos des rapports interentreprises. L’expérience a démontré ses avantages pour la réalisation d’ensembles industriels complexes ou de grands travaux publics, mais aussi pour des projets modestes d’aide au développement. Il est une des voies les plus certaines d’un authentique transfert de maîtrise de technique, c’est-à-dire un transfert d’aptitude ; il ne permet pas d’accepter la réalisation de projets ineptes et non rentables ; en un mot : il est plus honnête. Paradoxalement, cette honnêteté fait aussi sa faiblesse car, en matière d’affaires internationales, les critères de décision, plus ou moins occultes, n’étant pas toujours rationnels : il arrive qu’ils ne tiennent pas réellement compte de l’intérêt national. Que ce soit du fait du pays receveur qui, pour des raisons idéologiques ou de prestige veut créer, contre toute raison, telle ou telle industrie, ou que ce soit du fait d’organismes internationaux (comme la Banque mondiale), qui financent des projets aberrants[1157].

L’écart entre le Nord et le Sud découle également pour une bonne part du choc des civilisations, résultant de la distance culturelle opposant l’un à l’autre[1158]. Autant il est souhaitable que les pays du Tiers-monde tirent profit de l’expérience et du savoir de l’Occident, autant il est détestable qu’ils tentent de l’imiter en tout et d’importer telle quelle sa culture. L’échec est l’issue normale d’une telle solution exogène : le mimétisme provoque le « contre-développement »[1159] ; du reste, elle est sans doute plus un « auto-colonialisme » que ce fameux « néo-colonialisme » dénoncé à l’envi par tant de régimes marxisants et corrompus pour masquer leur faillite. « Il ne s’agit pas que l’un soit l’autre ; il s’agit d’approfondir l’un pour approfondir l’autre » (Péguy). Un développement réussi, incarné, respecte les nations et les cultures de chaque peuple. Alors, quelle conduite adopter ? Par exemple, que l’entrepreneur Africain se comporte en chef traditionnel avec intelligence et perspicacité[1160]. Que l’Indien pratique la non-violence (mais qui n’est pas un simple interdit : elle est « une recherche d’autonomie par la réappropriation, à la fois de la technique […], de la spiritualité […], de la relation avec le pouvoir », selon T. Gaudin[1161]). Que le Chinois suive la voie chinoise[1162]etc.

Les techniques « appropriées »

Surtout, les techniques doivent être « appropriées » aux pays en voie de développement, c’est-à-dire correspondre, non seulement à leur besoins, mais aussi à leurs capacités, notamment en hommes. C’est une forme de modestie qui est prônée de ce chef car, pour des raisons de prestige, les gouvernements locaux désirent souvent acquérir les techniques les plus récentes et les plus pointues, des installations d’une taille excessive ainsi que de l’industrie lourde à tout prix (et, en même temps, négligent l’agriculture). Les petits projets et les « micro-réalisations » risquent moins de connaître l’échec, la population pouvant facilement les comprendre et les maîtriser. Bien des techniques anciennes et éprouvées pourraient être reprises avec succès par les pays du Tiers-monde[1163] ; elles leur permettraient de se forger une culture technique, préalable à une culture industrielle, et de former des techniciens (qui manquent parfois plus que les ingénieurs). Car l’objectif est de parvenir à ce que les intéressés se prennent en mains. Nos pays ont connu toute une série de révolutions industrielles, à partir du XIIe siècle, dont celle des XVIIIe-XIXe ne constitua qu’une étape : elles ont été absentes dans la plupart des pays en voie de développement. Les mêmes observations sont transposables aux services. L’exemple de la Gramenn Bank, créée au Bangladesh, fut un succès encourageant, qui a permis l’extension de son mécanisme dans une soixantaine de pays, dont les États-Unis et la France ! Elle s’adresse aux femmes les plus pauvres, n’ayant pas accès aux crédits classiques, et n’accepte des clients que par groupe solidaire de cinq personnes du même sexe et de la même catégorie sociale ou professionnelle. Au début, deux membres du groupe peuvent emprunter. Si les remboursements sont effectués normalement, deux autres peuvent en bénéficier, puis le cinquième[1164]. Grâce à la création de ce groupe solidaire, le taux de remboursement est remarquable (98 %). Voila un bel exemple d’utopie devenue réalité, et qui fit tâche d’huile. En effet, la Banque mondiale créa en 1995 une filiale dans l’esprit de la Gramenn Bank, la CGAP (Consultative Group to Assit the Poor), dont l’objectif pour l’an 2000 est de prêter 30 millions de dollars de micro-prêts[1165]. Et une « banque virtuelle » sur la toile (PlaNetFinance) constitue une sorte de base de données des divers organismes accordant des micro-crédits[1166], qui se multiplient, auxquels peuvent s’adresser ceux qui ont des projets concrets à financer. Grameen Danone vise à réduire la pauvreté dans le Bangladesh rural, en mettant en œuvre un modèle unique, reposant entièrement sur la proximité, dont le modèle de production et de distribution associe les communautés locales[1167]. Ce modèle Danone s’est ensuite dupliqué dans des projets dans plusieurs pays[1168], constituant « de véritables laboratoires d’entreprises »[1169]. Il y a bien d’autres faits encourageants, par exemple de développements endogènes en Afrique[1170].

D’une extension planétaire de la participation…

Une allusion a été faite plus haut à une question cruciale, celle des cours des matières premières et du pétrole. Il est clair qu’une des conditions nécessaires à un développement durable est une certaine stabilité du cours des matières premières et du pétrole. L’idéal serait même qu’ils augmentassent légèrement plus que ceux des prix que les pays développés vendent aux pays pauvres ou en voie de développement. Or c’est tout le contraire qui se passe depuis des années : les « termes de l’échange » sont de plus en plus défavorables aux pays moins développés[1171]. C’est là où je ne puis pas admettre l’omnipotence du marché (totalement irrationnel) : il faut quelque organisme international de régulation, auquel les pays pauvres participeraient et où leurs voix seraient entendues. D’une extension planétaire de la participation… Elle inclut du reste une équité dans les relations commerciales (en chassant des contrats les clauses « noires »), une levée de toutes les restrictions aux importations des produits émanant de ces pays, dès lors que leur fabrication n’a pas porté atteinte à la dignité des travailleurs. L’Union européenne envisage de faire bénéficier d’un bonus douanier les pays qui respecteraient les normes sociales minimales, telles qu’elles ont été définies par l’Organisation internationale du travail (OIT[1172] ; mais il faudrait sans doute aller plus loin et doter le OIT d’un véritable pouvoir, tout en fondant une nouvelle organisation mondiale de l’environnement). À l’inverse, M. Lauré proposa d’imposer des droits de douane sur les produits importés de contrées dont les charges sociales sont moins élevées, alors que leurs salariés ne sont pas soumis à des conditions inhumaines ; le fruit en serait reversé aux pays en cause afin de rétablir, au moins pour partie, les conditions d’une vraie concurrence, afin cette fois de protéger les pays importateurs. Enfin la justice prohibe la prise en otage de certains peuples par des embargos, aussi immoraux qu’inefficaces politiquement[1173]. S’il fallait résumer ce paragraphe en une image un peu provocatrice je dirai que les relations économiques Nord-Sud sont injustes, inéquitables. Du reste, les pays occidentaux le savent fort bien, puisque diverss projets de textes protecteurs des intérêts des pays en voie de développement furent discutés au sein de l’ONU, de la CNUCED et de l’OMC, mais sans jamais aboutir. C’est vraiment raisonner à courte vue que de se réjouir, comme le font certains, de la baisse régulière des cours du pétrole ces dernières années (malgré une récente hausse, résultant d’une limitation de la production par les principaux pays producteurs).

L’irrationalité fondamentale et mondiale du marché financier

Les monnaies et les flux des capitaux suggèrent des observations de la même veine. Jusqu’à présent, la mondialisation croissante du marché s’est traduite par des crises financières d’importance elles-mêmes croissantes, désastreuses pour l’ensemble de l’économie mondiale, et particulièrement pour certains pays[1174], faute notamment d’un étalon monétaire mondial (dont de Gaulle avait tant souhaité le rétablissement[1175]) et, a fortiori, depuis la disparition du système mis en place en juillet 1944 à Bretton Woods[1176] ; d’autant que les sommes concernées se sont accrues considérablement et que les marchés financiers sont totalement volatils (la majorité des opérateurs ne conserve leur position sur le marché des changes … que moins d’une demi-heure !). Sans doute les pays en cause ont une part de responsabilité, en ayant manqué de rigueur, mais la cause principale n’est pas là. La voici. Les capitalistes occidentaux, dont les gérants des fonds de pension, placèrent leurs capitaux de façon déraisonnable dans ces pays, tandis que les experts ne lancèrent pendant longtemps aucune mise en garde (loin s’en faut). Et lorsque le péril (qui existait depuis longtemps) fut enfin perçu les investisseurs retirèrent brusquement leurs capitaux de façon là aussi déraisonnable, car accélérant la crise et accroissant leurs pertes. Les agences de notation contribuent à ces mouvements erratiques. Ainsi en 1996, 70 milliards de dollars furent investis dans les pays émergents d’Asie, tandis que durant le premier semestre 1997 plus de cent milliards de dollars quittèrent cette même zone ! L’existence de ce que les économistes appellent des « bulles spéculatives », montre que les marchés sont dominés par des effets de mode et de mimétisme, le contraire de la rationalité dont ils sont censés être l’instrument. M. George Soros a été jusqu’à dire, en parfaite connaissance du spéculateur international qu’il est, que « les voies du marché sont, non pas impénétrables, mais imprévisibles »[1177] ; en admettant même que les acteurs du marché aient des attitudes rationnelles (ce qui n’est pas le cas), la somme des rationalités individuelles peut néanmoins aboutir à une irrationalité collective. Les nouveaux instruments financiers ainsi que les merveilles de l’internet (permettant la diffusion instantanée des informations), jumelées à celles de l’informatique (permettant de programmer des opérations s’effectuant automatiquement et instantanément lors du franchissement de certains seuils), se révèlent désastreuses dans ce domaine ; un exemple concret : les taux de change entre le yen et le dollar peuvent varier de 20 % du jour au lendemain, en raison de l’utilisation des options et des ordres automatiques d’achat et de vente. À défaut d’une « fin de l’Histoire » avancée un peu légèrement[1178], nous assistons à une sorte de fin de la géographie, avec l’abolition des distances[1179]. La « bombe informatique » (pour reprendre le titre de l’ouvrage précité de M. Paul Viririlio) nous menace de jour en jours plus dangereusement.

Vers une régulation des flux financiers ?

Le monde est vraiment devenu ce village global imaginé par McLuhan en 1962 (à propos de l’information). La mondialisation financière transforme toute crise locale en crise quasiment mondiale. Le malheur des uns ne peut pas faire le bonheur des autres durablement. Si la finance n’est pas autre choseque « l’égoïsme solidifié » (Balzac, La Cousine Bette), l’accumulation d’égoïsmes ne conduit pas nécessairement à des choix heureux. Ici aussi il serait sans doute nécessaire de créer un organisme régulateur réellement indépendant[1180]. L’ancien directeur général du Fonds monétaire international (FMI), qui quitta ses fonctions en 2000, reconnut, dans le Rapport moral sur l’argent dans le monde de 1998 (préc.), que le marché a besoin de règles du jeu communes, des « normes universelles de bonne conduite ». Le premier ministre français a souhaité, en novembre 1998 devant la CNUCED, une régulation internationale des capitaux à court terme[1181]. Un auteur recommande aux autorités monétaires internationales de stimuler les flux de capitaux lorsque le marché se contracte et de les réduire lorsqu’il devient trop exubérant[1182] ; d’autres de revenir à « l’esprit des lois » de Bretton Woods[1183]. Ainsi l’idée d’un contrôle des mouvements de capitaux progresse ; sans doute, cette mesure ne serait pas idéale, mais elle serait préférable à l’instabilité actuelle ; il est vrai qu’il est à espérer que l’euro contribuera à créer une certaine stabilité, puisqu’entre ses participants les taux de change sont devenus fixes, ce qui évite pour les transactions internes les risques de la volatilité du marché international des changes (à condition cependant que les autorités monétaires européennes continuent d’accepter, comme c’est le cas à l’heure où cet ouvrage est sous presse, des fluctuations de l’euro par rapport aux autres monnaies : nous ne sommes pas contre l’euro fort en soi, mais contre l’euro fort posé comme principe et dogme ; d’un autre côté, sans vouloir jouer les prophètes du malheur, je ne serai pas étonné que tous les miracles annoncés de l’apparition de cette monnaie unique ne se trouvent pas au rendez-vous ; notamment parce que la zone euro, ayant une politique monétaire commune, sera désarmée face aux risques conjoncturels, qui ne se produiront pas de la même façon dans chaque pays ; elle sera soumise à rude épreuve à la première crise financière, et plus encore civile ou sociale[1184]. – Cela a été écrit en 1999, et hélàs, révisant cet ouvrage en 2012, je constate avec regret avoir été lucide !).

Le FMI sur la sellette

Le FMI est sur la sellette[1185]. Certes, il a réussi à atténuer les effets de certaines crises. Mais il n’a pas su prévenir les crises, russe et plus encore asiatique, puis en 2010-2012 de l’Irlande, de la Grèce et de l’Espagne, ni mettre en œuvre des programmes adéquats. Il exigea des pays en cause une libéralisation accrue et qu’ils adoptassent des taux d’intérêts élevés assortis d’un programme drastique d’austérité, mettant un frein à leur croissance en créant une récession forcée, provoquant des situations sociales explosives, sans restructurer en rien le système financier. Outre que ces injonctions furent plus dangereuses qu’efficaces, elles constituèrent des ingérences inadmissibles dans la politique des États, outrepassant le mandat confié à cet organisme. Depuis des décennies le FMI impose aux pays en difficulté des politiques paralysantes, sous l’appellation aseptisée « d’ajustement structurel », avec les meilleures intentions du monde ; son seul objectif réel est (ou fut) de leur permettre de rembourser leurs dettes[1186], ce qui revient à empêcher leur développement et même, tout simplement, à nourrir leurs habitants. Il se contente d’une analyse purement financière des pays dans lesquels il intervient, sans prendre en compte leur situation sociale. Dans le même ordre d’idées, Alexandre Soljenitsyne avait dénoncé le fait que le FMI ait exigé de la Russie la suppression des taxes à l’exportation sur les matières premières, qui étaient une des principales sources du financement du pays, d’autant plus précieuse qu’elle compensait en partie la chute de leurs cours. Les dirigeants successifs du FMI ne sont pas en cause : sa finalité est purement financière, comme son nom l’indique. Ildevrait donc être réorganisé, en lui donnant une assise financière plus forte, en prévoyant des mécanismes de prévention des crises bien en amont, et en lui assignant un objectif élargi, comprenant le développement (il est vrai que M. Michel Camdessus, peu avant sa démission de directeur du FMI, suggéra une nouvelle approche, du moins pour l’Afrique, nettement préférable[1187]).

D’un autre côté, dès 1972 (au lendemain de la bourrasque qui succéda à la disparition de l’abrogation du système de taux de change fixes de Bretton Woods), le professeur James Tobin, disciple de Keynes, suggéra de taxer (très légèrement, de l’ordre de 0,05 à 1 %) toute transaction de changes, les sommes ainsi obtenues étant destinées à aider les pays en voie de développement : la proposition me paraît heureuse, bien qu’elle soit difficile à mettre en œuvre. Cette mesure permettrait sans doute de décourager les transactions à court terme[1188], purement spéculatives, et réduirait donc la « volatilité » des taux de change ; dès lors, elle desserrerait la contrainte (artificielle, car purement spéculative) qui pèse sur la gestion de l’économie réelle[1189]. Il est urgent de tenter de policer les transferts de monnaie (afin de prévenir autant que possible les crises financières, ou du moins de circonscrire leurs effets), et de les moraliser (en taxant les transferts considérables purement spéculatifs et déstabilisateurs, et en empêchant, si faire se peut, le recyclage de l’argent sale ; V. sur ce point supra).

Le partage de la croissance pour éviter une explosion sociale planétaire

Une vision humaniste du monde et de l’économie m’a soufflé les vues des paragraphes précédents ; cependant, elles sont aussi les plus réalistes qui soient (non en première apparence, mais en profondeur) : si les pays en voie de développement n’arrivent pas à sortir de leurs difficultés (et si certains pays « émergents » régressent), un jour une explosion sociale planétaire se produira, qui sera sans commune mesure avec les grèves à répétition des services publics français[1190]. Nos pays sont condamnés à partager leur richesse, même si leur croissance n’est plus ce qu’elle était. Ici encore j’utiliserai le mot de participation : comment laisser à nos portes des masses de personnes dans la détresse, à l’est et au sud, sans les faire participer aux miettes qui tombent des tables de nos festins (Matthieu 15, 27)… Que nous le voulions ou non, nous sommes embarqués sur le même navire : nous sombrerons, ou nous nous sauverons, tous ensemble. Les pays sont économiquement plus interdépendants les uns des autres que jamais (ce qui, après tout, est une autre forme de la solidarité). Alors autant tenter d’établir une économie mondiale moralisée, et de prendre volontairement le parti et le pari de la solidarité active ; sinon, ne risque-t-elle pas de nous être imposée par la violence ? Au demeurant, à long terme il est évident que la prospérité des uns ne pourra exister que par l’enrichissement des autres. Seul un archaïque préjugé mercantiliste peut donner à penser que l’avantage commercial obtenu par un pays l’est forcément au détriment d’un autre, comme s’il n’existait pas de création de richesse, que la masse des biens était finie et constante[1191] (le même raisonnement conduit aux vues malthusiennes en matière démographique, tant combattues par Alfred Sauvy qui, exemples historiques à l’appui, montrait qu’une augmentation de la population dynamisait la société, et conduisait finalement à une augmentation de la richesse de tous, du moins dans les pays ne connaissant pas de famines alimentaires. Quel cri d’alarme ne lancerait-il pas aujourd’hui devant le déclin de la croissance démographique des pays occidentaux[1192], dont les effets se feront sentir dramatiquement dès 2050, sauf renversement de tendance toujours possible, car je crois pas à la fatalité).

Si l’Occident était sage il se contenterait même de conserver pendant une période (une décennie ?) le niveau de prospérité atteint (mais je sais bien que la sagesse ne caractérise pas l’Occident ni les occidentaux en général, sauf quelques remarquables individualités ; et le suis-je moi-même ? J’en doute d’autant plus qu’il semblerait qu’un sage fut sans idée[1193] : or, mon esprit fourmille d’idées, à l’excès, moins cependant que celui de Diderot, que Grimm décrivait comme « le magasin le plus achalandé de ce pays-ci »). En agissant ainsi les contrées prospères pourraient transférer leurs accroissements de richesse aux pays dans le besoin, non pas par des dons directs (sauf pour alléger sensiblement le poids de leur dette extérieure[1194], car actuellement le service de celle-ci se traduit pas des transferts de fonds, des pays du sud aux pays riches, dépassant largement l’aide que ceux-ci accordent aux ceux-là ! En Afrique, 40 % des ressources des États sont consacrés au service de la dette publique) ; les dons purs et simples se perdent généralement dans les sables (ou dans les coffres des banques suisses). Le partage prendrait la forme de la création ou de l’amélioration des infrastructures (adduction d’eau, assainissement, électricité, communications, etc.[1195]). S’y ajouterait une aide à l’organisation ou à la réorganisation des administrations nationales et locales (mais sans leur donner l’excès de la nôtre !), car bien des pays en cause n’ont pas véritablement d’État (alors que nous en avons trop). Une assistance massive serait dispensée à la formation dans tous les domaines, y compris moral, incluant une culture du travail ;le savoir-faire dépend du savoir-vivre, sinon à l’occidental (ce qui serait une détestable « déculturation »), du moins d’une façon compatible avec le monde technique (ce qui est une bénéfique acculturation). J’inclue dans la formation son soubassement indispensable, l’éducation, commençant par l’alphabétisation. Comment accepter, alors que nous entrons dans l’ère de la communication et des signes, que 40 % de l’humanité reste à l’écart de la modernité, ne sachant pas lire, écrire ou compter ? Enfin, des transferts de maîtrise industrielle, tels que je les ai définis précédemment. Toutes ces tâches de solidarité planétaire emploieraient un nombre considérable de personnes des pays occidentaux, et permettrait de réduire le chômage dont ils souffrent. Charité bien ordonnée s’il en est !

Le « commerce équitable »

Parmi les remèdes permettant d’améliorer la situation des pays en voie de développement figure le « commerce équitable ». Il est « à la fois un système d’échanges et un mouvement social de solidarité reliant les acteurs de la société civile et les consommateurs des pays du Nord avec les producteurs des pays du Sud. Il s’agit d’une forme d’échanges économiques qui repose dans son essence même sur l’éthique. […] Les valeurs éthiques que défend le « commerce équitable » sont celles de l’économie solidaire »[1196]. Le commerce équitable, surtout répandu dans le domaine des produits alimentaires et dans ceux de l’artisanat, reste globalement modeste, même s’il progresse.

À mon sens, il ne devrait pas se borner aux échanges de biens, mais irradier également le domaine des services, comme je le plaide depuis longtemps sous l’appellation de partenariat (v. supra). L’économie sociale (« social business ») est dans la même optique, dont les réalisations de Grameen Danone citées plus haut.

Le bien commun universel

J’ai souvent fait allusion dans ce livre au bien commun : aujourd’hui, le bien commun à envisager n’est plus celui d’une nation, ou même d’un groupe de nations comme l’Union européenne, mais celui du monde. Oui, les acteurs économiques et politiques doivent rechercher le bien commun universel, puisque le monde est devenu un village, une communauté mondiale. Puisse-t-elle être solidaire et fraternelle, en bannissant l’iniquité et l’injustice… Alors la paix aura plus de chance de régner : « De la justice de chacun naît la paix pour tous » (Jean-Paul II[1197]). Le but final est toujours l’homme, la dignité ontologique des personnes et des groupes humains, leur merveilleuse capacité à s’améliorer, à devenir artisans de leur destin, pour peu que l’injustice ne paralyse pas leurs capacités et leurs dons. Le général de Gaulle indiquait que l’aide de la France au développement (qui fut longtemps la plus importante du monde par rapport au PIB[1198]), était destinée à permettre à leurs bénéficiaires de « fournir leur propre contribution à la société moderne » et qu’ils « parviennent à prendre leur part dans le développement de l’Humanité »[1199].

Je devine que beaucoup déclareront utopistes les propos de cette section finale, de même que bien des développements antérieurs. Puis-je relever que, souvent, les utopistes, n’anticipent que les événements ? L’utopie est créatrice. Qui aurait parié en 1950 que la Chine et l’Inde, représentant actuellement plus de 50 % de la population mondiale, arriveraient à faire disparaître les famines dans leurs pays ? C’est pourtant presque le cas (mais sans que ces pays se soient soumis aux fourches caudines du FMI ou de la Banque mondiale). Qui aurait pu aussi imaginer que l’Inde deviendrait un pays en pointe dans certains domaines techniques, ce qui s’est réalisé (elle est le deuxième exportateur de logiciels du monde) ? Malgré la crise économique née en 2008 et la croissance de la population mondiale, l’extrême pauvreté de personnes vivant avec moins de 1,25 dollars par jour est en baisse dans toutes les régions du monde. Je tire de tous ces faits la leçon que nous sommes tenus à l’impossible. Or, les pays disposent désormais d’un outil prodigieux, qui est un atout considérable : l’internet ; grâce à lui, une mondialisation (ici bénéfique) des informations et des connaissances se réalise, permettant à tous les peuples d’accéder aux connaissances des autres plus facilement, plus rapidement et à un moindre coût ; ses effets, encore imprévisibles, seront sans doute considérables. Dans un temps de déréliction prononcée, je veux non seulement garder personnellement espoir dans les générations futures, mais je voudrais aussi chanter aux peuples angoissés l’espérance dans l’avenir. « Dans un monde mis à mal par ses propres turpitudes, il faut mettre l’accent sur notre “humanité une”. Il importe d’éclairer les chemins qu’il faut emprunter, les sources où il faut aller boire, les oracles qu’il faut revisiter pour préparer l’avènement de la renaissance universelle de demain » (Mamadou Dia[1200]). La solidarité, peut-être de l’ordre de la philia au sens d’Aristote, c’est-à-dire de l’amitié sociale, est aussi un instrument économique, un facteur de développement : elle pousse à l’optimisme[1201].

CONCLUSION

Au terme de ce parcours en zigzag, marqué par un incessant va et vient entre les idées générales et les applications particulières, chacun de nous pourrait s’écrier, comme Kant, « La loi morale en moi, le ciel étoilé au-dessus de ma tête ». Mais, dans le tragique de l’action, il est fréquent que les pieds dans la boue, l’homo viator, l’homme en chemin dans ce monde, quitte les scintillantes étoiles, et modère les conséquences de la loi morale, afin de tenter de concilier des aspects contradictoires des données. L’homme d’affaires, comme le responsable politique, est souvent bridé dans ses hautes aspirations par la nécessaire prise en considération des faits. Il se contente alors d’une éthique du gris, selon l’expression qui est souvent revenue corsi e recorsi, lors des tours et des détours de cet ouvrage. Faut-il l’en blâmer ? L’homme sûrement pas. L’acte, c’est selon. Si la valeur abandonnée n’est pas fondamentale, et celle qui est ainsi sauvegardée n’est pas négligeable, la balance des intérêts permet sans doute de l’admettre : non, dans l’hypothèse inverse. Et ce qui importe, c’est toujours de viser la perfection, de tenter d’atteindre graduellement l’idéal perçu par sa conscience, en sachant que cet objectif est humainement impossible.

Mais ce qui est proprement merveilleux, c’est la capacité des êtres à progresser, à se dépasser, et à viser toujours plus haut, alors que chacun connaît les limites propres à son état, à sa finitude, et au fait qu’il est un animal social, dont les actions sont bornées par les autres. Le philosophe Simone Weil affirmait « Il n’y a pas harmonie là où l’on fait violence aux contraires pour les rapprocher ; non plus là où on les mélange ; il faut trouver le point de leur unité ». Puisse ce point idéal être un jour atteint et, en attendant, au moins ardemment recherché ! Mes propos auront pu parfois paraître teintés d’inquiète mélancolie sur l’état actuel de la société et de notre civilisation « mondialisée », sans rivages et aussi sans visage (du fait de la tendance à l’uniformisation des moeurs, des produits, de la culture, des villes, etc.). Ce n’est qu’apparence (même si j’éprouve parfois l’étrange sentiment d’être comme un étranger dans le monde de ce temps, et de vivre dans une sorte d’isolement, rançon sans doute de tout être qui médite et de tout créateur) ; ce livre est un ensemble, au désordre organisé et dont le bégaiement de la pensée est sans doute plus apparent que réel, mais dont les paragraphes s’éclairent mutuellement ; si tel passage donne une impression de pessimisme, tel autre empreint de sérénité (voire d’irénisme) lui apporte un contrepoids. Je suis convaincu que toute crise est suivie d’une renaissance, toute barbarie d’un nouvel humanisme ; ce fut toujours ainsi (sempre cosi).

En tout cas, pour dissiper une éventuelle équivoque, où surmonter les contradictions (un peu inévitables dans un tel ouvrage, aux éclairages si diversifiés), je réitère ma profession de foi en l’homme : je parie sur lui. L’espérance jamais ne m’abandonna. Intrépide et prophétique, liberté en genèse perpétuelle, tension vers la béatitude, l’espérance est dynamique : elle transforme toujours la nostalgie et les leçons du passé en énergie pour l’avenir, et en confiance dans les traits que prendra celui-ci. Mais comment se projeter dans le temps sans miser sur la jeunesse ? Mon métier, mon magistère, que j’ai toujours compris comme un ministère[1202], m’y porte. L’expérience m’y encourage. Par certains côtés les jeunes sont nos maîtres[1203]. Ils nous sortent de nous-mêmes, de nos habitudes, routines et opinions ; ils nous montrent les côtés positifs de la société actuelle et de sa culture, en nous donnant autant de motifs d’espérer ; par leur inventivité, leur générosité et leur témérité, ils réveillent nos ardeurs. « Toute jeunesse est une bénédiction » (J.-L. Bruguès[1204]) ; elle est un état prophétique. Aussi je trouve qu’il est profondément injuste de désigner les délinquants de tous poils, notamment ceux qui règnent dans les quartiers dits « sensibles », par le simple mot de « jeunes », alors que la majorité de ces derniers est honnête, et souvent victime des premiers. Une vaste tâche attend l’ardente jeunesse : celle d’édifier de nouvelles valeurs ainsi qu’une civilisation inédite, solidaire et respectueuse de l’homme. Le passé est ce qu’il est, avec ses richesses et ses malheurs. Je connais la grâce des choses fanées, mais aspire à l’éclat de celles qui naissent. Ma nostalgie est constructive. N’est-ce pas quand règne la grisaille et les frimas que l’attente du soleil est la plus vive ? Je dirai à la jeunesse, mettant dans ma bouche des propos de Saint-Exupéry, « le présent vous est fourni comme matériaux en vrac aux pieds du bâtisseur, et c’est à vous d’en forger l’avenir »[1205].

Une vague éthique secoue actuellement l’Occident, en quête de sens. Elle parcourt tous les domaines, notamment le monde des affaires, et révolutionne le managementcherchant à améliorer l’efficacité des entreprises. Apparue d’abord comme une mode, et comme une morale à la petite semaine pour cadres « stressés », elle donne maintenant l’impression d’être bien un mouvement de fond, solidement enraciné dans l’esprit du temps, et ancré sur des bases sérieuses. Cette invocation de la morale présente des dangers, comme de la détourner dans une fin d’exploitation des salariés, et d’une sorte de totalitarisme. Souvent, elle se limite à des discours voilant de sombres turpitudes, ou est trop obnubilée par l’image de la société qu’elle entend promouvoir. Toutefois, cette tendance est loin d’être entièrement négative. Si, au nom de l’efficacité, dans une vue utilitariste, les théoriciens de l’entreprise et du management, escortés des économistes, prônent le respect de certaines valeurs morales qui, pour eux, sont des valeurs marchandes, c’est assurément un progrès (bien que la morale ne saurait être utilitariste). Au demeurant, parmi les innombrables articles et ouvrages sur l’éthique des affaires ou sur le nouveau management, nombreux sont les auteurs qui prônent une authentique vision éthique et un véritable respect de l’homme, en misant sur ses qualités, tout en replaçant sa dignité au premier plan. Sans doute, cette morale n’est pas la plus élevée qu’il soit possible d’imaginer : elle est en quelque sorte impure, polluée par un enjeu financier (alors qu’assurément, virtus sibi ipsi præmium : la récompense de la vertu est la vertu elle-même, selon un axiome datant de l’Antiquité). Mais je veux être positif, en répudiant l’esprit chagrin qui caractérise trop souvent les intellectuels ; au fond le pessimisme est une manière de conformisme[1206]. Il ne faut pas s’arrêter à l’écorce, mais remonter à la sève. De toute façon, volens nolens, cette éthique est un élan, un levain, une vision…

Une véritable révolution culturelle s’est opérée en France depuis les années 1980 : la reconnaissance et la légitimité de l’entreprise, principale créatrice de la vraie « richesse des nations ». Elle s’accompagne maintenant de la découverte que l’entreprise n’est pas seulement une structure économique, qu’elle est aussi, et peut-être surtout, une communauté humaine au service des hommes. « L’entreprise post-moderne se veut porteuse de sens et de valeur » (G. Lipovetsky[1207]). Elle s’insère dans un monde où la richesse naît plus que jamais de l’intelligence, donc d’une des plus hautes caractéristiques de l’homme. Dans cette direction, l’éthique des affaires et du management présente l’immense mérite d’attirer l’attention des milieux économiques du siècle qui commence sur quelques valeurs essentielles, notamment l’éminente dignité de l’homme, de chaque homme en particulier, perle précieuse et unique, puisque chaque être est distinct des autres ; tout individu est un mystère et un défi. Elle a la qualité de pratiquer une sorte d’auto-régulation du marché, en étouffantses dérives les plus graves. Comme toute morale, elle est critique par essence : elle propose de substituer à la loi de la jungle des règles du jeu, équilibrées et respectueuses de tous. Elle transmue l’idéal en réalité, et incarne ainsi l’éternité dans le temps (pour paraphraser la définition que Platon donnait de la politique). Si « le droit vient au monde par la discorde » (Héraclite), l’éthique rétablit harmonie et concorde. Le défi, en passe d’être relevé, est de jumeler l’efficacité économique et le progrès social, du moins quant aux entreprises ; le nouveau défi, celui des premières années du XXIe siècle, sera de parvenir à créer une harmonisation mondiale, grâce à la solidarité, permettant à tous les pays de participer au développement, et atténuant les effets des « crises ». Cela suppose une volonté politique des nations, en leur sein (chaque État continuant de veiller de haut au développement harmonieux de l’économie), et au sein d’organismes supranationaux.

L’évolution est loin d’être achevée : mais l’inachèvement n’est-il pas le propre de la cité terrestre ? En tout cas, l’éthique des affaires et du management « est une avancée significative vers une morale qui, non seulement dira son nom, mais sera appliquée » (P. Diener[1208]). L’entreprise au risque de la morale est un gain ; le « retour sur investissement » dans ce domaine est important (mais à long terme). De même d’une « moralisation » des rapports économiques internationaux renouvelés par une solidarité active. Dans notre monde « désenchanté » et ayant perdu une part de sa poésie, la morale, une morale humble, légère, au parfum de rose et d’asphodèle, aux ailes d’or, est la seule façon de lui procurer un sursaut salutaire et comme un nouvel enchantement : l’éthique est aussi une esthétique. Saint-Exupéry écrivait « Créer le navire, c’est donner aux hommes le goût de la mer ». Qui sait si, à force de parler d’éthique, même dans une vue intéressée, les intervenants du marché ne finiront pas par épouser une authentique morale, créatrice « de sens », voire par devenir des sages… – Ah ! que voilà une vision angélique, pour ne pas dire séraphique ! Dans cette escalade échevelée vers les hauteurs, j’achèverai par quelques vers étincelants de Victor Hugo, qui retentissent comme un vibrant appel :

« Qu’on sente le baiser de l’être illimité ;

Et paix, vertu, bonheur, espérance, bonté,

O fruits divins, tombez des branches éternelles ».


TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION

                   A. – Quelques éléments d’appréciation sur la mode de l’éthique

                   B. – Quelques questions sur l’existence d’une éthique des affaires

                   C. – Excursus de la méthode

IRE PARTIE. – LES CONTOURS DE L’ÉTHIQUE DES AFFAIRES ET DU MANAGEMENT

CHAPITRE 1. – LE SENS DES MOTS

Section I. – Les affaires

          § 1. – L’éthique des affaires et le droit des affaires

          § 2. – L’éthique des affaires et l’entreprise

Section II. – Le droit

          § 1. – L’art du droit

                   A. – Le droit naturel

                   B. – Le droit normatif

                   C. – Le droit raisonnable

                   D. – Le droit et la morale

          § 2. – La crise du droit

                   A. – Le relativisme

                   B. – L’inflation

                            1°. – L’inflation jurisprudentielle

                            2°. – L’inflation législative

                   C. – L’évanescence

Section III. – L’éthique

       § 1. – La nature de l’éthique

                   A. – Morale et moralisme ?

                   B. – Morale et culture ?

                   C. – Morale objective ou morale subjective ?

                   D. – Morale individuelle ou morale collective ?

                   E. – Morale désintéressée ou morale utilitaire ?

                   F. – Morale de conviction ou morale de responsabilité ?

                   G. – Morale universelle, morale particulière ou morale de situation ?

                   H. – Morale éternelle ou morale nouvelle ?

          § 2. – L’origine de l’éthique

                   A. – L’éthique spontanée

                            1°. – L’éthique spontanée des personnes physiques

                            2°. – L’éthique spontanée des personnes morales

                   B. – L’éthique organisée

                   C. – L’éthique imposée

CHAPITRE 2. – LES FINALITÉS

Section I. – La dignité de l’homme

       § 1. – La dignité humaine, socle de l’humanisme

       § 2. – La dignité humaine et les droits de l’homme

       § 3. – La dignité humaine et ses conséquences

Section 2. – Le bien commun

         § 1. – Le service

          § 2. – Le service, justification du libéralisme

CHAPITRE 3. – LES ORGANES

Section I. – Les autorités indépendantes

          § 1. – Les autorités internationales

          § 2. – Les autorités administratives

          § 3. – Les autorités professionnelles

Section II. – L’institution judiciaire

          § 1. – L’institution judiciaire gardienne de la morale des affaires

          § 2. – L’institution judiciaire inspiratrice de la morale des affaires

2PARTIE. – LES ATOURS DE L’ÉTHIQUE DES AFFAIRES ET DU MANAGEMENT

CHAPITRE 4. – AB INTRA, DANS LE MICROCOSME

Section I. – Les outils juridiques

          § 1. – L’objet et la cause

          § 2. – La bonne foi

          § 3. – L’abus de droit

          § 4. – L’apparence

                   A. – La simulation

                   B. – La société apparente

                   C. – Le crédit apparent

                   D. – Le mandat apparent

                   E. – La fonction apparente

                   F. – Le dirigeant apparent

         § 5. – La transparence

Section II. – Les sujets

          § 1. – Les cocontractants professionnels

     A. – L’obligation légale d’information précontractuelle à la charge des « concédants »

                   B. – La communication des conditions générales de vente

                   C. – L’interdiction de certaines pratiques abusives

                   D. – L’interdiction de certaines pratiques restrictives

                            1°.– La reventes à perte

                            2°. – Les pratiques discriminatoires de l’article 36

          § 2. – Les cocontractants spécialement protégés

                   A. – les consommateurs

                            1°. – Directement : le droit de la consommation

                            2°. – Indirectement : le droit de la concurrence

                            3°. – Marginalia : la loi sur la langue française

                   B. – Les salariés

                            1°. – La protection des salariés n’exclut pas celle des entreprises

                            2°. – Considérations sur le travail dans la lumière de la dignité du salarié

                            3°. – Considérations sur le « management » des entreprises dans la lumière de la dignité du salarié

                                               a). – Des vertus attendues des dirigeants d’entreprises (modèles)

                                      b). – Du bouleversement contemporain du management, redécouvrant l’homme

          § 3. – Les associés

Section III. – Le moment

          § 1. – Avant le contrat

                   A. – Les pourparlers

                            1°. – Le déroulement des pourparlers

                            2°. – L’intervention d’intermédiaires

                   B. – Le contrat

          § 2. – Pendant l’exécution

                   A. – La bonne foi et l’interprétation du contrat

                            1°. – La bonne foi statique

                            2°. – La bonne foi dynamique

                   B. – La bonne foi et le comportement des cocontractants

                            1°. – Positivement

                            2°. – Négativement

          § 3. – Après le contrat

                   A. – Les services post-contractuels

                   B. – Les abstentions post-contractuelles

                            1°. – Imposées par une clause

                            2°. – De plein droit

CHAPITRE 5. – AB EXTRA, DANS LE MACROCOSME

Section I. – Entre concurrents

          § 1. – Les éléments d’origine légale

                   A. – Les actions concertées et les ententes

                   B. – L’abus de domination

          § 2. – Les éléments d’origine prétorienne

                   A. – L’obtention d’un avantage concurrentiel illicite

                         B. – La désorganisation de l’entreprise rivale

                            C. – Le dénigrement

                            D. – La création d’une confusion

Section II. – Envers les non-concurrents

          § 1. – Les éléments d’origine légale

          § 2. – Les éléments d’origine prétorienne

                   A. – Le Parasitisme

                   B. – La responsabilité des intermédiaires sur l’internet

                            1°. – Les fournisseurs du contenant

                            2°. – Les fournisseurs du contenu

                   C. – Les concours et jeux publicitaires

Section III. – Envers les pays en voie développement

          § 1. – De la nature et des conditions du développement

          § 2. – Des profondes modifications nécessaires dans les rapports Nord-Sud et Ouest-Est

CONCLUSION


[1] Mais il y en eu jusqu’à 16200 en 1971. Depuis la Libération les accidents de la route ont provoqué plus de morts de Français qu’Hitler, et plus de blessés que la guerre de 1914-1918 !

[2] V. contre cette tentation, R. D. Precht, L’Art de ne pas être égoïste. Pour une éthique responsable, Belfond, 2012.

[3] Cf. E. Mension-Rigau, Aristocrates et grands bourgeois, éducation, traditions, valeurs, Plon, 1994, intéressante description, bien qu’un peu naïve.

[4] Ph. Saint Marc, L’Économie barbare, Éd. Frison-Roche, 1994, p. 15 et s. – La nouvelle barbarie donna lieu dès 1987 à une dénonciation de M. Henry, La Barbarie, Grasset, 1987.

[5] 12 000 morts par suicide en France chaque année, selon le chiffre officiel, considéré comme largement sous-estimé.

[6] Cf. L. Joffrin, La Régression française, Seuil, 1992, p. 169 et s. – P. Diener, « Éthique et droit des affaires », D. 1993, chron. p. 17.

[7] Initié par Bérégovoy, ministre des finances puis Premier ministre de Mitterrand.

[8] Je rappelle qu’au départ du général de Gaulle, en 1969, il n’y avait que 180 000 chômeurs en France, et pratiquement pas de miséreux, juste quelques « clochards », généralement volontaires et qui, étant peu nombreux, obtenaient facilement des secours. Alors que, depuis 1970, la production de la richesse nationale a été multipliée par deux, les chômeurs et autres exclus ont été multipliés par vingt !

[9] Op. cit., p. 333.

[10] La politique menée pour sa mise en place aurait été, en France, la cause d’un million de chômeurs supplémentaires entre 1992 et 1998, selon des estimations économétriques rapportées par le professeur J.-P. Vesperini, « Ce que l’euro nous a coûté », Le Figaro Économie, 12 févr. 1999. À l’inverse la faiblesse de l’euro par rapport surtout au dollar, mais aussi au yen et à la livre, est une des causes de la « reprise » économique, et de la décrue du chômage, modeste mais réelle (de son lancement, le 1er janv. 1999, à avril 2000, la dépréciation de l’euro fut de 20 % par rapport au dollar, et de 25 % par rapport au yen).

[11] F. Heisbourg, La Fin du rêve européen, Stock, 2013.

[12] P. Gire, « Quelles références pour l’éthique ? » Esprit et vie 1998, p. 77. – Comp. A. Comte-Sponville, Valeur et vérité, PUF, 1994.

[13] V. not. sur la demande sociale d’éthique, G. Giroux (direc.), La Pratique sociale de l’éthique, Bellarmin (Québec), 1997. Mais bien des ouvrages que je signalerai par la suite traitent aussi de cette question.

[14] Dans son Discours sur les sciences et les arts.

[15] Métaphysique et éthique au fondement du droit, Bière (Bordeaux), 1995, p. 210.

[16] Le Paradoxe de la morale, Points/Seuil, 1981, p. 10.

[17] Selon J.-M. Dumay, « Enseigner l’éthique des affaires », Le Monde 27 sept. 1994.

[18] Digeste L. 50, XVII, 144, de Paulus.

[19] Dans L’Amour, c’est beaucoup plus que l’amour.

[20] Cf. A. Sériaux, « Question controversée : la théorie du non-droit », RRJ 1995/1, p. 13 et s.

[21] Cf. M. Gauchet, Le Désenchantement du monde, une histoire politique de la religion, Gallimard, 1985. – C’est semble-t-il Max Weber qui, dans Le Savant et le politique, employa le premier cette expression de « désenchantement du monde » (Entzauberung), devenue fameuse. Elle est souvent entendue comme désignant une sorte de découragement et de pessimisme, alors qu’elle caractérise le monde sécularisé, évacuant la dimension religieuse, sans valeurs morales reconnues par tous, qui est celui du doute et du désarroi, traversé de tensions de toutes sortes, et n’ayant pas de direction assurée (V. not. sur cet auteur, J.-M. Vincent, Max Weber, ou la démocratie inachevée, Éd. du Fellin, 1998).

[22] Les Carnets, PUF, 1995, n° 101, p. 391.

[23] M. Villey, op. cit., V, n° 29, p. 121.

[24] L’expression si célèbre de la main invisible n’a pourtant été employée que deux fois par Smith, la première dans sa Théorie des sentiments moraux, Guillaumin, 1860, p. 276 ; la seconde dans un passage très connu des Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, Folio/Essais, p. 255-256. Du reste les considérations morales, notamment la prudence et la sympathie, sont plus importantes dans les analyses de Smith que l’égoïsme ; cf. A. Sen, Éthique et économie, PUF, 1993, p. 24 et s.

[25] Cf. B. Oppetit, « Éthique et droit des affaires », dans Mélanges A. Colomer, 1993, Litec, p. 319, III.

[26] Dont celui d’O. Gélinier, L’Éthique des affaires. Halte à la dérive ! Seuil, 1991, qui eut un réel retentissement, et qui conserve une grande part de sa pertinence. Alors que la rédaction de mon ouvrage était bien avancé, j’ai appris la publication, successivement, de L’Éthique ou le chaos (de H. Minguet et J.-L. Dherse, Presses de la Renaissance, 1998), de L’Éthique et économie (de G. Even-Granboulan, L’Harmattan, 1998), et de L’Éthique au service du management (de J.-F. Claude, Éd. Liaisons, 1998), recoupant largement mon sujet, ce qui prouve son actualité. J’ai pris le parti de ne les lire qu’une fois la rédaction du mien achevé, pour ne pas être influencé par eux. S’il existe évidemment des convergences entre les trois, leur approche et leurs perspectives sont largement différentes. Pour des raisons éditoriales, la publication de ce livre a été quelque peu retardée ; achevé en mars 2000, je n’y ai guère apporté d’ajouts sur « épreuves ».

[27] 4e éd., LGDJ, 1949. En revanche un jeune auteur n’a pas hésité à se lancer dans l’aventure de reprendre le thème de Ripert, en le traitant différemment : S. Darmaisin, Le Contrat moral (contribution à l’étude de la règle morale dans les obligations civiles), préface B. Teyssié, LGDJ, 2000, dont je n’ai pris connaissance qu’après la rédaction de mon livre.

[28] L’Esprit des lois, livre XI, chap. 20, « Fin de ce livre ».

[29] Cf. « Que votre langage soit oui-oui, non-non » (Matthieu 5, 37).

[30] Comp. P. Audi, L’Autorité de la pensée, PUF, 1997.

[31] Lettres écrites de la montagne.

[32] V. not. contre celle-ci, C. Hagège, Contre la pensée unique, Odile Jacob, 2012. – P.-F. Paoli, Pour en finir avec l’idéologie antiraciste, François Bourin, 2012.

[33] F. L’Yvonnet, Homo Comicus ou l’intégrisme de la rigolade, Fayard/Mille et Une Nuits, 2012.

[34] V. not. sur les controverses juridiques, A. Sériaux, Le Droit, une introduction, Ellipses, 1997, nos 241 et s.

[35] Klincksieck, 1997.

[36] Principalement (dans l’ordre chronologique) « La Vision chrétienne de l’entreprise », in Exigences chrétiennes et droit de l’entreprise, Téqui, 1987, p. 61 et s. – « Le Chrétien et l’entreprise »,in Un Avenir chrétien pour l’Europe, Fayard, 1991, p. 75 et s. – « Quelques aspects de la publicité commerciale », Gaz. Pal. 1992, 2, doctr. p. 847. – « La Philosophie sociale de Jean-Paul II », in J.-B. d’Onorio et alii, Jean-Paul II et l’éthique politique, préf. A. Frossard, Éd. Universitaires, 1992, p. 69 et s. – « La Rencontre du management et du discours chrétien sur l’entreprise »,in Histoire, gestion et management, Université de Toulouse 1, 1993, p. 101 et s. – Responsabilité civile professionnelle, Economica Poche, 1995 ; 2e éd. Dalloz, collec. « Référence », 2005 (traduit en espagnol par J. Tamayo Jaramillo ; et en arabe par L. Saadna) ; 3e éd. en livre numérique (e.book), actualisée régulièrement, sur le site https://juriscampus.fr/JurisCampus-Editions/La-responsabilite-civile-professionnelle/flypage-je.tpl.html. – « Existe-t-il une morale des affaires ? », in Centre de droit des affaires, La Morale et le droit des affaires, Montchrestien, 1996, p. 7 et s. – « Bonne foi », Rép. civ., 1re éd. 1996 ; 2e éd. 2009. – « Exception d’indignité », J.-Cl. civil, appar. art. 1131-1134, fasc. 10-1, 1re éd. 1973 ; 5e éd. 2007. – « Les Obligations professionnelles », dans Mélanges Louis Boyer, Université de Toulouse 1, 1996, p. 365 et s. – « L’Éthique des contrats internationaux », in Centre de recherches en éthique économique, Éthique des affaires : de l’éthique de l’entrepreneur au droit des affaires, Librairie de l’Univ. d’Aix-en-Provence, 1997, p. 223 et s. – Le Parasitisme, Litec, 1998 ; 2e éd. en livre numérique (e.book), actualisée régulièrement, sur le site https://juriscampus.fr/JurisCampus-Editions. – « L’entreprise au risque de l’éthique », Rev. de jurisprudence commerciale 2004/3, p. 219 et s. – « “Bien fairel’hommeˮ : de la morale avant toute chose ! » dans (collectif), Le Droit saisi par la morale, PU Toulouse 1, 2005, p. 21 à 51. – « Le Droit et l’éthique, dans Droit et technique », dans Mélanges à la mémoire de X. Linant de Bellefonds, Litec, 2007, p. 291 et s. – « Propos conclusifs », dans J.-B. d’Onorio (direction), L’éthique du droit des affaires, Téqui, 2008, p. 129 et s. – « Responsabilité sociale des entreprises et Droit des affaires »,dans F. G. Trébulle et O. Uzan (direction), Responsabilité sociale des entreprises. Regards croisés Droit et gestion, Economica, 2011, p. 243 s.

[37] In « Averses et critiques ».

[38] V. not. sur le procédé, La Citation, Rev. des sciences humaines 1984/4, n° 196 (n° spécial). – A. Montandon, Les Formes brèves, Hachette, 1992.

[39] Dans un commentaire à son propre poème Charmes.

[40] Correspondance, Plon, t. II, 1976, p. 369, dans une lettre à Robert de Montesquiou.

[41] Pensées.

[42] « Des Citations », in « Technique », œuvres complètes, VIII, p. 248.

[43] Apprendre à vivre et à penser, Fayard, 1974, p. 40.

[44] Écrire comme on se souvient, p. 190.

[45] Dans l’Encyclopédie, V° Aphorisme.

[46] Diderot s’inspira de cette formule, sans la citer, lorsqu’il écrivit que « la maxime est un clou qui s’enfonce dans l’esprit ».

[47] Le Monde 22 oct. 1980. Ce sont des médiocres, et lorsqu’en matière juridique ils ne citent pas leurs devanciers, c’est que ce sont des pilleurs !

[48] Eurêka, Le Promeneur, 1995, p. 32.

[49] Telle est la raison pour laquelle la référence à la source manque parfois, parce qu’il m’arrivait, surtout naguère, de ne pas la noter.

[50] Un des premiers ouvrages de citations est le Florilegium de Johanes Stobensis, publié à Venise en 1535, très précieux parce qu’il a recueilli nombre de fragments d’auteurs Grecs dont les ouvrages ont été perdus depuis.

[51] Cf. G. Cornu, Linguistique juridique, Montchrestien, 3e éd., 2005. – G. Cornu et alii, Vocabulaire juridique, 9e éd., PUF, 2011.

[52] Le corps fut remis en valeur par l’Eglise au XXe et XXIe siècles, particulièrement par les papes Jean-Paul II et Benoît XVI. Par exemple, ce dernier écrivit, dans l’encyclique Deus caritas est, « Si l’homme aspire à être seulement esprit et qu’il veille refuser la chaire comme étant un héritage simplement animal, alors l’esprit et le corps perdent leur dignité. Et si, d’autre part, il renie l’esprit et considère donc la matière, le corps, comme la seule réalité exclusive, il perd également sa grandeur ».

[53] M. Fromaget, L’Homme tridimensionnel, Albin Michel, 1997. – Adde sur le corps (coll.) Du Corps à l’esprit, Desclée de Brouwer, 1989 ; P. Haegel, Le corps, quel défi pour la personne ? Fayard, 1999.

[54] B. de Geradon, Le Cœur, la langue et les mains, Desclée de Brouwer, 1974.

[55] Corps à corps. À l’écoute de l’œuvre d’art, Éd. de minuit, 1997, p. 119. – Adde sur le rôle de la main, plus spécialement dans la peinture, M. Brion, Les Peintres en leur temps, Éd. du Félin, 1994 ; Les Mains dans la peinture, Albin Michel, 1949.

[56] Qu’appelle-t-on penser ? PUF, 1967, p. 90. Grégoire de Nysse (IVe siècle) avait déjà prétendu, dans le De Opificio hominis, que c’est grâce à la main qu’est apparu le langage, condition de l’esprit.

[57] In duabus naturæ, III, Patrol. lat. LXIV, 1343, d.

[58] Ce qui condamne le suicide.

[59] Pour comprendre la vraie nature de la personne, si dénaturée dans la vision dominante, V. les profonds écrits de J.-M. Trigeaud, not. : Humanisme de la liberté et philosophie de la justice, t. 1, Bière (Bordeaux), 1985 ; Philosophie juridique européenne, Bière, 1990 ; Persona ou la justice au double visage, SEC (Gênes), 1990 ; Métaphysique et éthique au fondement du droit, Bière, 1995.

[60] A. Laurent, L’Islam peut-il rendre l’homme heureux ? Artège, 2013.

[61] Leçons sur le mouvement social.

[62] M. Mauss, « Une Catégorie de l’esprit humain : la notion de personne, celle de “moiˮ»,in Sociologie et anthropologie, 8éd., PUF, 1983, p. 331 et s., spéc. p. 350 et s.

[63] Comp. A. J. Pfiffig, Religio etrusca, Graz (Autriche), 1975.

[64] B. Holas, Les Masques Kono, leur rôle dans la vie religieuse et politique, 1952. – G. Le Moal, Les Bobo, nature et fonction des masques, 1980. – J. Laude, Les Arts de l’Afrique noire, Le Livre de poche, 1966, p. 196 et s. – Cependant, tout art africain n’est pas religieux : V. not. sur ce point, F. Willett, L’Art africain, Thames & Udson, 2e éd., 1994, p. 164 et s.

[65] V., sous l’angle juridique, D. Laszlo-Fenouillet, La Conscience, préf. G. Cornu, LGDJ, 1993. Pour moi, la conscience est d’essence individuelle (comme la faute), de sorte que je ne peux pas suivre cet auteur lorsqu’il argumente sur une conscience collective.

[66] L’Homme nu, Plon, 1971, p. 539.

[67] V. pour l’aspect historique, H. Verin, Entrepreneurs, entreprise : histoire d’une idée, PUF, 1982.

[68] G. Blanc, « Les Frontières de l’entreprise en droit commercial », D. 1999, chron. p. 415. – M. Despax, L’Entreprise et le droit, préf. G. Marty, LGDJ, 1957 ; « L’Évolution du droit de l’entreprise », dans Mélanges Jean Savatier, PUF, 1992, p. 177 et s. – B. Mercadal, « La Notion d’entreprise », dans Mélanges J. Derruppé, Litec, 1991, p. 9 et s. – J.-Ph. Robé, « L’Entreprise en droit », Droit et sociétés 1995/29, p. 117 et s. ; « L’Ordre juridique de l’entreprise », Droits 1997/25, p. 163 et s.

[69] J. Paillusseau, « La Contractualisation de la société anonyme fermée », Gaz. Pal. 1998, 2, doctr. p. 1257,  n° 2.

[70] J.-Ph. Robé, L’Entreprise en droit, op. cit., p. 118 et s.

[71] Pour simplifier je considérerai les capitalistes comme des entrepreneurs au sens large, alors qu’il y a souvent, en fait, séparation entre les uns et les autres. Le capital a vocation à sécréter des profits qui sont aptes à devenir, à leur tour, du capital : le capital à cet égard n’est donc que du travail cristallisé, concentré.

[72] Rapport 1995, p. 27.

[73] Lettre aux actionnaires, 1996, p. 19.

[74] L’entreprise distribue 85 % des revenus personnels dont vivent les Français.

[75] V. en ce sens le vigoureux plaidoyer de P. Diener, « Pathologie juridique et doctrine universitaire en droit des affaires », D. 1997, chron. p. 147.

[76] Matthieu 21, 12 ; Marc 11, 15 ; Luc 19, 45 ; Jean 2, 14 (les vendeurs de boeufs, de brebis et de colombes, et les changeurs).

[77] P. Debergé, L’Argent et la Bible, Nouvelle Cité, 1999, pp. 58 et s. – J.-Y. Naudet, Dieu et l’argent : les chrétiens doivent-ils renoncer à la richesse ?, dans C. Mengès-Le Pape (sous la direction de), Face à une économie « sans foi ni loi », les religions et le Droit, PU Toulouse 1-Capitole, 2012, pp. 487 et s.

[78] Enarratio in Ps 70, I, 17.

[79] V., en dehors des introductions au droit, la vigoureuse mise au point de C. Atias, dans sa belle Philosophie du droit, PUF, 3e éd., 2012. – Adde D. de Béchillon, Qu’est-ce que la règle de droit ? Odile Jacob, 1997, aux vues originales mais contestables (pour lui, en simplifiant, toute la juridicité émanerait de l’État).

[80] Ph. Jestaz, « Pour une définition du droit empruntée à l’ordre des Beaux-Arts, Eléments de Métajuridique amusante », RTD civ. 1979, p. 480.

[81] Comp. : Droit et esthétique, Arch. de philo. du droit, Sirey, t. 40, 1996. – G. Cornu, « Le Juste et le beau »,in L’Art du droit en quête de sagesse, PUF, 1998, p. 141 et s. – F. Colonna d’Istria, « Contre le réalisme : les apports de l’esthétique au savoir juridique. Approche interdisciplinaire », RTD civ. 2012, p. 1 s.

[82] République, livre IV, 419 a 445 e ; Philèbe, 64, e

[83] Philèbe, 64, e. – Cf. S. Tzitzis, « Nomos-Logismos, « La Loi propédeutique chez Platon (Le Nomos et la loi normative moderne) », in J. Boulad-Ayoub, B. Melkevik, P. Robert et alii, L’Amour des lois. La crise de la loi moderne dans les sociétés démocratiques, L’Harmattan, 1996, p. 415 et s., spéc. p. 425.

[84] V. la définition du Droit donnée par R. Libchaber : « Le droit, c’est le discours émanant d’une collectivité, pour lequel elle exprime ses valeurs afin de garantir la cohésion sociale » (dans « L’ordre juridique et le discours du droit », D. 2014, 985, n° 4, présentation de son livre : L’ordre juridique et le discours du droit. Essai sur les limites de la connaissance du droit, LGDJ, 2013) ; l’auteur précise que le discours du droit est constitué par l’ensemble des normes de comportement qui s’adressent à tel ou tel intervenant social (op. et loc. cit.).

[85] Cass. crim., 6 juill. 1967, n° 66-91.730Bull. crim. n° 207 ; JCP G 1969, II, 15747, note M. Pédamon.

[86] « Le Rôle de la pratique dans la formation du droit », Rapport général, Trav. Assoc. Capitant, Tome XXXIV, Economica, 1983.

[87] A. Kassis, Théorie générale des usages du commerce, LGDJ, 1984. – M. Herzog-Evans, « La Vie et le droit : usages et “groupes sociaux cohérents” », RRJ 1998, p. 1203 et s. – M. Mohamed Salah, Rép. com., Vis « Usages commerciaux » (1999). –V. surtout la magnifique analyse de P. Deumier, Le Droit spontané. Contribution à l’étude des sources du droit, préface J.-M. Jacquet,Economica, 2002.

[88] Introduction au droit, PUF, 1987, n° 176.

[89] Et encore s’il ne s’agit pas d’un usage simplement conventionnel ; celui-ci ne peut être invoqué dans le silence du contrat que si les parties ont entendu expressément l’adopter, notamment par le renvoi à des conditions de vente (Cass. com., 15 juin 1981, n° 79-13.777,Bull. civ. IV, n° 272. – CA Rouen, 10 mai 1994, RJDA 1994, n° 993).

[90] A. Penneau, Règles de l’art et normes techniques, préface G. Viney, LGDJ, 1989.

[91] Droits de l’homme et libération évangélique, Le Centurion, 1987, p. 69.

[92] Les mots d’agnostique et d’athée ne sont pas synonymes. Si tous deux désignent une personne non croyante, le premier se contente de déclarer inaccessible à la connaissance toute réalité qui dépasse les apparences sensibles, tandis que le second va plus loin en niant l’existence de toute divinité (cf. Dictionnaire de l’Académie française, Imprimerie nationale, 9e éd., t. 1, 1992, à ces mots).

[93] Le Sens moral, Plon, 1995.

[94] Cette conception a été combattue par le sociologue R. Bourdon, « Le Sens moral », Commentaires 1996/73, p. 23 et s.

[95] Métaphysique et éthique au fondement du droit, op. cit., p. 211.

[96] Théologien Suisse calviniste, 1886–1968.

[97] Du grec, ta eschata, les fins dernières, l’eschatologie désigne la doctrine des fins dernières (le Jugement dernier et la fin du monde), propre aux trois religions monothéistes (mais entendues de façon distincte par chacune d’elles).

[98] C. Perelman, Le Raisonnable et le déraisonnable en droit. Au-delà du positivisme juridique, LGDJ, 1984, p. 25.

[99] C. santé pub., art. L. 2141-3, 1er al. : Un embryon « ne peut être conçu avec des gamètes ne provenant pas d’un au moins des deux membres du couple ».

[100] Et le droit (incluant le droit naturel) ne se réduit pas à la loi : cf. J.-M. Trigeaud, Justice et tolérance, Bière (Bordeaux), 1997, p. 105 et s.

[101] V. not. parmi les innombrables écrits sur le droit naturel : X. Dijon, Droit naturel, questions de droit, PUF (Thémis), t. 1, 1998 (un 2° tome est annoncé). – P. Kayser, « Essai de contribution au droit naturel à l’approche du troisième millénaire », RRJ 1998/2, p. 387 et s. – A. Sériaux, Le Droit naturel, 2e éd.,PUF (Que sais-je ?), 1999, concis mais de qualité. – Y. Lemoine et J.-P. Mignard, Le Défi d’Antigone. Promenade parmi les figures du droit naturel, éd. Michel de Maule, 2013. – Adde la mise au point de C. Atias, dans sa Philosophie du droit, PUF, 3e éd., 2012.

[102] Le Droit naturel ne doit pas être confoncu avec la loi naturelle : J.-B. Donnier, « Nature et Droit », dans J.-B. d’Onorio (direction), Le Mariage en question, Téqui, 2014, p. 75 s.

[103] Somme théologique, Ia IIæ, qu. 91, art. 2. – Saint Augustin écrivait qu’elle est comme imprimée en nous (« Lex æterna quæ impressa nobis est »).

[104] Centesimus annus, n° 7 (1er mai 1991, sur le centième anniversaire de Rerum novarum),à propos du droit des travailleurs de s’associer et donc de fonder des syndicats. – V. sur cette encyclique J.-Y. Naudet, La Liberté pour quoi faire ? Centesimus annus et l’économie, Mame, 1992.

[105] Comp. : Ph. Jestaz, « L’Avenir du droit naturel, ou le droit de seconde nature », RTD civ. 1983, p. 233 et s.

[106] Cf. P. Amselek, « La Part de la science dans les activités des juristes », D. 1997, chron. p. 337.

[107] Digeste 1, 1, 1.

[108] Digeste 1, 1, 10. – Le droit n’est donc pas une simple technique. Cf. P. Diener, « Droit des affaires ou droit de l’affairisme ? » dans P. Diener et M.-L. Martin (direction), Droit des affaires, éthique et déontologie, L’Hermès, 1994, p. 35 et s., n° 25.

[109] J.-B. d’Onorio (direction), Religion et droit, Téqui, 1985, p. 40 et s. – V. aussi les vives critiques de X. Dijon, op. cit., passim.

[110] J.-M. Trigeaud, Justice et tolérance, op. cit., p. 120.

[111]  Dans La Règle du Paraclet.

[112] Justice et tolérance, op. cit., p. 119.

[113] A. Aarnio, Le Rationnel comme raisonnable. La justification en droit, LGDJ, 1992. – O. Corten, L’Utilisation du « raisonnable » par le juge international, Bruylant (Bruxelles), 1997 ; « L’Interprétation du « raisonnable » par les juridictions internationales : au-delà du positivisme juridique ? » RGDI pub. 1998, p. 5 et s.

[114] In Matthieu 14, 3.

[115] Traité de savoir disparaître à l’usage d’une vieille génération, Michalon, 1998, p. 147.

[116] J. Saul, Les Bâtards de Voltaire, la dictature de la raison en Occident, Payot, 1994.

[117] Théorie de la justice, Seuil, 1987. – V., pour une vue synthétique de la pensée de Rawls, V. Munoz-Dardé, La Justice sociale, Le libéralisme égalitaire de Rawls, Nathan, 2000.

[118] V. sur cet éternel débat toutes les Introductions au droit. – Adde not. Ph. Jestaz, « Pouvoir juridique et pouvoir moral », RTD civ. 1990, p. 635 et s. – C. Perelman, Droit, morale et philosophie, 2e éd., LGDJ, 1976.

[119] Dans La Règle morale…, op. cit.

[120] Op. cit., n° 4.

[121] Droit et morale, Seuil, 1997, p. 78 et s.

[122] V. sur cette notion, N. Sarthou-Lajus, L’Éthique de la dette, PUF, 1997.

[123] Droit civil, Introduction, Les Personnes, Les biens, 9e éd., Montchrestien, 1999, n° 22.

[124] L’Art du droit en quête de sagesse, PUF, 1998, p. 419.

[125] V., sur l’ambivalence de la justice en rapport avec l’éthique, les belles pages de L. Cadiet, Découvrir la justice, Dalloz, 1997, p. 13 et s. ; Adde p. 29 et s., sur les rapports entre justice et droit.

[126]  V. sur ce point, Ph. Jestaz, Le Droit, Dalloz, 3e éd., 1996, p. 36 et s. – A.-J. Arnaud, Essai d’analyse structurale du code civil, LGDJ, 1973, mais dont la perspective marxiste fausse les conclusions, souvent exagérées.

[127] Comp. TGI La Roche-sur-Yon, 2 mai 1995, D. 1997, jur. p. 13, note H. Vray, sol. impl.

[128] La simple reprise de la vie commune ne vaut pas réconciliation (Cass. 2e civ., 4 avr. 1962, Bull. civ. II, n° 370), car précisément il faut la volonté de pardonner en pleine connaissance de cause (TGI Seine, 12 mars 1965, Gaz. Pal. 1965, 1, p. 416).

[129] Cf. Jean-Paul II, Evangelium vitæ, op. cit., n° 71. – Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, Ia IIæ, qu. 95, art. 2 et 3.

[130] Cass., ass. plén., 9 mai 1984, nos 80-93.031, 80-93.481 et 82-92.934 (3 arrêts), LemaireDerguini et SamirBull. ass. plén, nos 2 et 3 et Bull. crim., n162 ; D. 1984, jur. p. 525, concl. Cabannes, note F. Chabas ; JCP G 1984, II, 20256 (2arrêt), note P. Jourdain ; RTD civ. 1984, p. 508, obs. J. Huet. – R. Legeais, « Le mineur et la responsabilité civile », dans Mélanges G. CornuPUF, 1994, p. 253 et s.

[131] Ph. le Tourneau, Droit de la responsabilité et des contrats, Dalloz Action, 2014/2015, n° 36.

[132] Ex. donné par Ph. Jestaz, Le Droitop. cit., p. 34.

[133] V. not. sur les groupes de pression : C. Rouvier, Sociologie politique, 2e éd., Litec, 1998, p. 215 et s.

[134] Propos, cité par Ph. Malaurie, Anthologie de la pensée juridique, Cujas, 1996, p. 155.

[135] Ultima verba, Entretiens avec G. Prévost, Gallimard, 1998.

[136] C. Ernst, Bonjour madame, merci monsieur. L’urgence de savoir-vivre ensemble, J.-C. Lattès, 2011.

[137] V. sur ce paragraphe J.-B. d’Onorio, in (collectif), Religion et droitop. cit., p. 45 et s. – Adde les critiques de C. Atias, Philosophie du droit, PUF, 3e éd., 2012.

[138] « La science du législateur consiste à trouver, dans chaque matière, les principes les plus favorables au bien commun » (Portalis, « Discours préliminaire sur le projet de code civil présenté le 1er pluviôse an IX », dans Le Discours et le code, Portalise deux siècles après le code Napoléon, Litec, 2004, p. XXIX.

[139] Les Forces créatrices du droit, LGDJ, 1955, p. 98.

[140] Mais il est vrai que règne une assez grande confusion en la matière sur les mots. Le refus de « l’acharnement thérapeutique » n’est pas l’euthanasie. Et nul ne conteste la nécessité d’améliorer les soins dits « palliatifs », pour accompagner le mourant et lui épargner des douleurs inutiles.

[141] De Officiis, 1, 10, 33.

[142] Selon Jean-Paul II elle constitue « le cœur même des droits humains. Elle est tellement inviolable qu’elle exige que soit reconnue à la personne la liberté même de changer de religion, si sa conscience le demande » (« Message pour la journée mondiale de la paix 1998 », La Documentation catholique 1999/2195, p. 1 et s., n° 5). Cependant elle ne fut admise que par le concile de Vatican II, dans la Déclaration Dignitatis humanae personæ du 7 déc. 1965. Son sous-titre est « Du Droit de la personne et des communautés religieuses à la liberté sociale et civile en matière religieuse ». Elle fut à l’origine de la rébellion de Mgr Lefebvre et de la création de son mouvement ; d’autre part, elle relança l’oecuménisme. – G. Jarczyk, La Liberté religieuse, Desclée, 1984.– J.-B. d’Onorio et alii, La Liberté religieuse dans le monde, Éd. universitaires, 1991.

[143] J.-B. d’Onorio et alii, La Laïcité au défi de la modernité, préface P. Poupard, Téqui, 1990.

[144] Avec parfois des conséquences désastreuses ; ainsi les énormes pertes humaines de l’armée française au début de la guerre de 1914-1918 furent en partie imputables à des généraux incapables, nommés uniquement parce qu’ils n’étaient pas croyants, sur la base du système « des fiches » du général André, ministre de la Guerre (cf. P. Rocolle, L’Hécatombe des généraux, Lavauzelle, 1998). 140 généraux furent « limogés » entre août 1914 et la bataille de la Marne (sept. 1914). Le verbe limoger fut créé plus tard, parce qu’en 1916 Joffre affecta à Limoges d’autres généraux inaptes.

[145] Il est par exemple singulier que, lors de l’élaboration du projet de loi sur le PACS, l’Assemblée nationale n’ait pas demandé à des représentants des religions monothéistes, majoritaires en France, d’exposer leur point de vue sur cette question « de société » (alors qu’elle a entendu de nombreuses associations d’homosexuels).

[146] Comp. É. Poulat, La Laïcité ou les religions dans l’espace public, DDB, 2014.

[147] Comp. sur tout cela, M. Gauchet, La Religion dans la démocratie. Parcours de la laïcité, Gallimard, 1998. –R. Rémond, Une laïcité pour tous, Éd. Textuel, 1998.

[148] Cf. Ph. le Tourneau, Le Parasitisme, 1998 ; 2e éd. en livre électronique (e.book), actualisée régulièrement sur le site https://www.juriscampus.fr., nos 135 et s.

[149]  La progression des affaires civiles introduites au fond avait été de 122 % entre 1975 et 1995, sans compter celle des référés.

[150] G. Drago, Contentieux constitutionnel français, PUF, 1998, p. 69.

[151] « Le Spectre de la société contentieuse », Mélanges G. Cornu, PUF, 1994, p. 29 et s. – Adde F. Terré, « État de droit ou société contentieuse ? » in L’abus de juridisme, Institut de France, 1997, p. 21 et s.

[152] « Des Réponses sans questions 1804-1899-1999 (quantitatif et qualitatif dans le savoir juridique) », D. 1998, chron. p. 406, n° 10.

[153] R. Savatier, « L’Inflation législative et l’indigestion du corps social », D. 1977, chron. p. 43. – J. Carbonnier, « L’Inflation des lois »,in Essais sur les lois, Defrénois 1979, p. 271 et s. – J. Bourdon et J.-P. Négrin,« L’Inflation législative et réglementaire en France », in C. Debbasch et alii, L’Inflation législative et réglementaire en Europe, CNRS, 1986, p. 75 et s.

[154] Titre d’un ouvrage du politologue A.-G. Slama, Grasset, 1993.

[155] V. l’appel lancé aux cadres, pour qu’ils se lancent dans l’aventure de la création d’entreprise, de H. Le Bret, L’Espoir économique, L’Agefi, 1999. La création d’entreprise est en diminution constante en France depuis 1994.

[156] « Réformer le droit de la famille. Sur le rapport Théry », Commentaire 1998/83, p. 815.

[157] Droit et passion du droit sous la Ve République, Flammarion, 1996, p. 124.

[158] Les lois des 13 juin 1998 et du 19 janv. 2000, relatives à la réduction du temps de travail, ont été suivies, non seulement de nombreux décrets, mais aussi de 135 pages de circulaires d’application !

[159] Rapport au Tribunat le 16 pluviôse an XX (6 févr. 1803), in Locré, t. VI, 282.

[160] F. Pollaud-Dulian, « De Quelques avatars de l’action en responsabilité civile dans le droit des affaires », RTD com. 1997, p. 349 et s.

[161] Cf. Ph. le Tourneau, Droit de la responsabilité et des contrats, Dalloz Action, 2014/2015, n° 80.

[162] V. la liste in Ph. le Tourneau, op. cit., n° 8052.

[163] V. les suggestions à cet égard in Ph. le Tourneau, op. cit., nos 90 et s.

[164] V. la liste donnée par T. Revet, RTD civ. 1998, p. 770, à laquelle il faut ajouter la loi n° 99-957 du 22 nov. 1997, et les D. n° 99-1080 du 20 déc. 1999 et n° 2001-951 du 19 oct. 2001.

[165] « L’Action civile des associations »,Annales Université de Toulouse I, 1996, p. 37 et s.

[166] Art. L. 2321-1 et s.

[167] Dont les idées étaient dans l’air du temps. Cambacérès relate, à propos d’un projet de code civil dont il fut l’auteur sous la Convention : [je réduisis] « le projet à des axiomes, qu’on pût suivre sans peine dans leurs conséquences, et dont l’application laissée aux juges, pût fournir les éléments d’une jurisprudence qui deviendrait à la longue le complément de la législation civile, et suppléerait aux lois de détail. Le besoin de ces lois pouvait paraître indispensable à ceux qui voulaient borner l’action des tribunaux à une simple action mécanique. […] j’ai toujours pensé que la justice ne pouvait être bien administrée que par des juges autorisés à s’approprier la raison de la loi, et à en faire usage dans tous les cas analogues à l’objet que la loi a voulu régler » (Cambacérès, Mémoires inédits, préf. J. Tulard, tome 1, Perrin, 1999, p. 175).

[168] Lettres persanes, Lettre CXXIX.

[169] Ce n’est pas si sûr : il est des philosophes contemporains cultivant l’obscurité !

[170] Comp. : J. Carbonnier, « La Maxime “nul n’est censé ignorer la loi” en droit français », RIDC 1984, p. 321 et s. – F. Terré, « Le Rôle actuel de la maxime “nul n’est censé ignorer la loi” », in Études de droit contemporain, Cujas, 1966, p. 109 et s.

[171] Droit et passion du droit sous la Ve République, Flammarion, 1996, p. 111.

[172] La Famille, 6e éd., Montchrestien, 1998, n° 202, note 24. La loi n° 72-3 du 3 janv. 1972 sur la filiation (C. civ., art. 310 et s.), a connu de nombreuses modifications. Les phrases du doyen Cornu citées au texte sont précédées par celles-ci : « La sagesse en fut l’architecte. La légèreté risque de faire aveuglément des trous dans la coque du vaisseau ».

[173] (Collectif), Temps et droit. Le droit a-t-il pour vocation de durer ? Bruylant (Bruxelles), 1998.

[174] O. Mouysset, Contribution à l’étude de la pénalisation, préface B. Beignier, 2008, LGDJ.

[175] « Morale et faillite », in (collectif) La Morale et le droit des affaires, Montchrestien, 1996, p. 159 et s.

[176] « Le Droit de ne pas payer ses dettes », D. 1945, chron. p. 216.

[177] M. Armand-Prevost, « La Transparence dans les procédures collectives : le point de vue du juge », Gaz. Pal. 1997, 2, doctr. p. 1242.

[178] V. sur le plan : S. Neuville, Le Plan en droit privé, préface C. Saint-Alary-Houin, LGDJ, 1998, passim.

[179] Lettres persanes, Lettre CXXIX. – Aristote disait déjà qu’il ne fallait modifier la loi qu’avec circonspection, eulabeia (Politique, II, 8).

[180] « Rapport et projet de décret sur l’organisation générale de l’instruction publique (20 et 21 avr. 1792) », in B. Baczko, Une Éducation pour la démocratie. Textes et projets de l’époque révolutionnaire, Garnier, 1982, p. 195. Il faut lire en entier ce fort beau discours.

[181] J.-L. Halperin, L’Impossible code civil, PUF, 1992. – V. sur le moment de la naissance du code, période que je qualifie de « grâce », T. Lentz, Le Grand consulat, Fayard, 1999.

[182] J. Carbonnier, « Le code civil », in P. Nora et alii, Les Lieux de mémoire, Gallimard, t. II, 2, p. 293 et s.

[183] Cf. Assoc. Capitant, La Circulation du modèle juridique français, Litec, 1994.

[184] Comp. J. Nabert, L’Expérience intérieure de la liberté, PUF, 1994.

[185] Cf. Ph. le Tourneau, « La Verdeur de la faute dans la responsabilité civile (ou de la relativité de son déclin) », RTD civ. 1988, p. 505.

[186] Dictionnaire de morale catholique, CLD, 1991, V° Liberté.

[187] Jean-Paul II, Encyclique Evangelium vitæ (L’Évangile de la vie), Le Cerf/Flammarion, 1995, n° 19. – « La liberté est mise au service de la personne et de son accomplissement par le don d’elle-même et l’accueil de l’autre ».

[188] Quelle morale pour aujourd’hui…, Plon, 1994, p. 72.

[189] Extrait d’un cours donné par le capitaine de Gaulle à l’école militaire de Saint-Cyr, in J.-R. Tournoux, La Tragédie du général, Plon, 1967, p. 514. – En dehors des raisons de fond pour lequel je cite ces phrases, elles sont une saisissante anticipation de l’histoire personnelle de leur auteur.

[190] V., défendant la différence des sexes, J.-P. Mialet, Sex aequo. Le Quiproquo des sexes, Albin Michel, 2011. – B. Levet, La Théorie du genre, ou le monde rêvé des anges, Grasset, 2014. – B. Levet, La Théorie du genre ou le monde rêvé des anges, Grassert, 2014.

[191] É. Montfort, Le Genre démasqué – Homme ou femme ? Le choix impossible, éd. Peuple libre, 2011.    – V. aussi les vives critiques de J.-M. Trigeaud, « La personne et la théorie du genre ou le mélange des genres », sur le site en ligne de la revue de l’Académie nationale de droit et de sciences sociales de Cordoba (Argentine), 2011, Doctr., sep. 2011 (acaderc.org.ar), ainsi que dans Filosofia Oggi, L’Arcipelago, Genova (Italie), 2012, n° 139-140, p. 207 et s.

[192] Journal, Mercure de France, 1985.

[193] Le mot est R. Vaneigem, Adresse aux vivants sur la mort qui les gouverne et l’opportunité de s’en défaire, Seghers, 1989, essai roboratif mais amoral sur Casanova.

[194] Comp. A.-G. Slama, L’Angélisme exterminateur, op. cit. – P. Dubouchet, Les Normes de l’action : Droit et morale. Introduction à la science normative, L’Hermès, 1990.

[195] « Note conjointe », in œuvres, Pléiade, t. 2, 1957, p. 1334.

[196] J.-L. Bruguès, Des Combats de lumière, Le Cerf, 1995, p. 128.

[197] Cf. Servais Pinckaers, Les Sources de la morale chrétienne, Le Cerf, 1985, passim.

[198] Philosphia ad beatam vitam tendit (La Cité de Dieu, VIII, 8). – Nulla est homini causa philosophandi, nisi ut beatus sit (op. cit., XIX, 1).

[199] Confessions, X, XX, 29 ; X, XXIII, 33. – V. not. sur le bonheur chez saint Augustin, outre Servais Pinckaers, op. cit., H. Arendt, Le Concept d’amour chez Augustin, Rivages Poche, 1999.

[200] Comp. J. de Finance, Éthique générale, 2e éd., Université Grégorienne (Rome), 1988. –C. Lefebvre, Impossible bonheur, Nouvelle Cité, 1988. – R. Spaemann, Bonheur et bienveillance, PUF, 1996. – Adde Catéchisme de l’Église catholique, Mame-Plon, 1992, nos 1716 et s. – N. Mallet, Chrétien et libre ? Pour une vie morale 100 % matière grâce, DDB, 2011. – B. VergelyDictionnaire philosophique (et savoureux) du bonheur, éd. Milan, 2011. – R. D. Precht, L’Art de ne pas être égoïste. Pour une éthique responsable, Belfond, 2012.

[201] Doctrine selon laquelle seul l’individu est réel, les idées générales n’étant que des noms, des mots, et n’admettant comme source de la connaissance que l’intuition. Aussi n’y a-t-il ni bien ni mal en soi (ce ne sont que des mots). L’homme est dès lors radicalement libre, seul le législateur pouvant lui imposer des normes. Son principal représentant fut, au XIVe siècle, le Franciscain Anglais Guillaume d’Occam (ou d’Ockham), dit le « docteur invincible » (par opposition à saint Thomas d’Aquin, le « docteur angélique »). V. sur lui M. Villey, « La Genèse du droit subjectif chez Guillaume d’Occam », Arch. philo. dr. 1964, p. 97 et s.

[202] Cf. Servais Pinckaers, op. cit.

[203] F. Hadjadj, Le Paradis à la porte. Essai sur une joie qui dérange, Seuil, 2011.

[204] L’Énergie spirituelle, Éd. du Centenaire, p. 832. – V. aussi l’analyse de la joie de Urs von Balthasar, dans La Vérité est symphonique, Éd. SOS, 1984, p. 125 et s. – Adde M. Terence, Petit éloge de la joie, NRF (Folio), 2011.

[205] Ep. 167, 6, 19 ; Tractatus in Ioanem, V, 7, 8.

[206] La Loi de gradualité : une nouveauté en morale ? Fondements théologiques et applications, Lethielleux, 1991, p. 170.

[207] Cité par A. Malraux, dans Les Chênes que l’on abat, Gallimard, 1971, p. 186. Cette phrase est précédée par celle-ci : « Le péché n’est pas intéressant  ».

[208] Morosité dérive, comme le mot morale, du latin mores, les mœurs.

[209] C. Nys-Mazure, Célébration du quotidien, Embrasure, Factuel, 2010.

[210] A. Braconnier, Optimiste, Odile Jacob, 2014.

[211] Le mot hébreu tiqwâh, qui signifie espérance, veut dire « corde tendue » : il indique le dynamisme de celui qui espère.

[212] « Espérer, ce n’est pas abandonner ; c’est redoubler d’activité » (cardinal Saliège). – V., concrètement, C. Buchet, Cap sur l’avenir ; À contre-courant, les raisons d’un optimiste, éd. du Moment, 2014, montrant que nous ne sommes pas dans « un monde fini », mais dans un monde débordant d’opportunités et de promesses. – Et M. Maffesoli, L’Ordre des choses, CNRS, 2014, se présentnat comme un antidote au pessimisme ambiant.

[213] J.-L. Castaing, Pour sortir du nihilisme, éd. Salvator, 2011.

[214] Discours du 19 nov. 2011 devant les responsables politiques et religieux à Cotonou (Bénin).

[215] V. le beau livre d’E. Souriau, La Couronne d’herbes, Esquisse d’une morale sur des bases purement esthétiques, 10/18, 1975. – Comp. « Le léger domine le lourd. Quand la lumière domine l’ombre, quand le fin domine l’épais, quand le clair domine l’obscur, quand l’esprit domine le corps, l’intelligence la matière, alors le beau domine le difforme et le bien domine le mal » (Joubert).

[216] Le Gaulois, 14 déc. 1881, in Chroniques 1, 10/18, p. 359.

[217] « Comment peut-on enseigner la morale ? » Esprit 1998/11, p. 194 et s., spéc. p. 196.

[218] Evangelii nuntiandi, n° 41.

[219] Journée mondiale de la paix, 1er janv. 2012, n° 2.

[220] Comp. avec cette maxime de La Rochefoucauld : « Il est plus aisé d’être sage pour les autres, que de l’être pour soi-même ».

[221] L’Angoisse de la liberté, Éd. de l’Aube, 1994, p. 57.

[222] Fascination équivoque de mortification s’apparentant à la frénésie expiatoire du régime de Vichy.

[223] Peut-être les occidentaux pourraient-ils plus à propos battre leur coulpe à propos des drames récents ou actuels (guerres civiles, famines, embargos, etc.).

[224] Revenir à la culpabilité collective est une régression d’au moins en millénaire en arrière, ce que les auteurs des repentances n’ont peut-être pas toujours perçu.

[225] « La première chose dont l’homme ait besoin pour vivre est le pardon » Alain, Propos, La Pléiade, t. 1, p. 1153

[226] S.-D. Kipman, L’Oubli et ses vertus, Albin Michel, 2013.

[227] Au contraire, elle aime à revenir sur ses pages glorieuses, qui forgent l’unité nationale et sont un aiguillon à l’action. Un peuple ne peut pas se passer d’une liturgie nationale, et qui n’a pas de passé n’a pas d’avenir. Comp. ce que le général de Gaulle disait de « la geste » de Leclerc : « Elle est, désormais, l’une de ces épopées par quoi les peuples consolent leur malheur, soutiennent leur fierté, nourrissent leur espérance » (18 juin 1949, in Discours et messages, Plon, t. 2, 1970, p. 296 et s., spéc. p. 299). – Adde, du même, dans les épreuves, « les âmes bien trempées se reportent […] aux grands desseins qu’elles ont servis, aux grandes actions qu’elles ont accomplies, afin de tirer du passé l’espérance de l’avenir » (30 mars 1947, op. cit., p. 41). – Dans sa fameuse conférence à la Sorbonne du 26 mai 1882, Renan déclarait qu’une nation implique un passé commun, comprenant tant des pages héroïques que des moments de souffrance partagée, mais encore un passé oublié : « L’essence d’une nation est que tous les individus aient beaucoup de choses en commun et aussi que tous aient oublié bien des choses ».

[228] La Mauvaise conscience, 2e éd., 1951, p. 162. Les propos de l’auteur portaient sur les individus mais sont transposables à la société.

[229] « Les Crimes des pères », Le Figaro 30 oct. 1998. – Certains lui reprochent de n’avoir pas organisé une vaste « épuration » officielle à la Libération (ex. N. Tenzer, La Face cachée du gaullisme. De Gaulle ou l’introuvable tradition politique, spéc. p. 107 et s.) ; mais d’autres lui font le grief inverse d’avoir toléré une « épuration » de fait.

[230] Le 13 déc. 1998, sur « la 5 ». – V. pour une défense nuancée et théologique de la repentance, G. Cottier, Mémoire et repentance, Éd. Parole et silence, 1998 ; et plus vive, mais mettant en garde contre les jugements erronés sur le passé, tout en rappelant que le péché est forcément personnel, Commission théologique internationale, Mémoire et réconciliation, Cerf, 2000. Le bienheureux Pape Jean-Paul II et six cardinaux de la Curie accomplirent à saint Pierre de Rome un acte solennel et sans précédent de « confession des fautes » au nom de l’Église, le 12 mars 2000. Jean-Paul II la présenta comme une demande du pardon de Dieu pour les fautes commises par les chrétiens, afin de réveiller les consciences des fidèles d’aujourd’hui, mais en précisant bien qu’il ne portait pas un jugement sur la responsabilité subjective des auteurs des actes en cause, et qu’il fallait y voir « un engagement de fidélité au message éternel de l’Évangile ». Dans une conférence de presse, présentant cette démarche de « purification de la mémoire » (plus que de repentance), le 7 mars 2000, le cardinal Ratzinger (devenu depuis Benoît XVI) donna trois critères de discernement en la matière : 1° L’Église actuelle ne constitue pas un tribunal condamnant les générations passées ; mais cet acte s’inscrit dans la tradition vivante de l’Église, qui est sainte, mais doit toujours se purifier ; il rappela que les Père de l’Église lui attribuait la formule du « Cantique des cantiques » : Nigra sum sed formosa (je suis noire mais belle) ; 2° « Confesser » signifie « faire la vérité », donc ne pas nier le mal commis dans l’Église, mais aussi « ne pas s’attribuer une fausse humilité des péchés qui n’ont pas été commis, ou bien ceux pour lesquels il n’existe pas encore de certitude théologique » ; 3° « Une confessio peccati chrétienne s’accompagnera toujours d’une confessio laudis », c’est-à-dire d’une louange pour la beauté de l’Église. J’ajouterai : et des vertus héroïques de certains de ses fidèles. Ce n’est pas un hasard si cette « confession des fautes » fut suivie, le 7 mai, par une cérémonie œcuménique au Colisée faisant mémoire des nombreux martyrs de XXe siècle, notamment de ceux qui furent victimes des totalitarismes.

[231] L. Febvre, Pour une autre histoire, conférence du 20 juill. 1949, dans Combats pour l’Histoire, Armand Colin, 1992.

[232] M. Reale, Expérience et culture, Bière (Bordeaux), 1990.

[233] Jean Paul II, Fides et ratio (Foi et raison, 14 sept. 1998), n° 5.

[234] Cf. R. Bourdon, Le Juste et le vrai. Études sur l’objectivité des valeurs et de la connaissance, Fayard, 1995. – Mais V., plus optimiste, P. Valadier, L’Anarchie des valeurs, le relativisme est-il fatal ? Albin Michel, 1997.

[235] G. Lipovetski, L’Ére du vide, essai sur l’individualisme contemporain, Gallimard, 1983. – R. de Mattei, La Dictature du relativisme, éd. Muller, 2011 ; dictature, car le relativisme nie la démocratie au profit du plus fort.

[236] J.-L. Castaing, Pour sortir du nihilisme, op. cit. – « Posséder une foi claire, selon le Credo de l’Église, est souvent défini comme du fondamentalisme. Tandis que le relativisme, c’est-à-dire se laisser entraîner “à tout vent de la doctrine”, apparaît comme l’unique attitude à la hauteur de l’époque actuelle. L’on est en train de mettre sur pied une dictature du relativisme qui ne reconnait rien comme définitif et qui donne comme mesure ultime uniquement son propre ego et ses désirs » (cardinal J. Ratzinger, homélie du 18 avril 2005, la veille de son élection comme Pape (Benoit XVI).

[237] Justice et tolérance, op. cit., p. 118.

[238] Deuxième considération inactuelle, § I, Folio/Essais, 1990, p. 149.

[239] G. Picon, Bernanos, L’Impatiente joie, Hachette, 1997, p. 137.

[240] A. Bloom, L’Ame désarmée. Essai sur le déclin de la culture générale, Julliard, 1987. – Comp. N. Baillargeon, Liliane est au lycée, Flammarion, 2012, pour lequel la culture est une école d’humilité devant la richesse et la complexité du monde. Elle permet de sortir de ses préjugés, de son petit moi rivé à ses centres d’intérêt immédiats.

[241] Mame-Plon, 1992.

[242]1re éd., Seuil, 1995. De 1995 à la fin 1998, 230 000 exemplaires furent vendus, sans compter ceux des traductions en 24 langues. – D’autres moralistes ont connu de beaux chiffres de vente, notamment MM. Jean-Marc Ferry et Alain Etchegoyen. – V. aussi J. Foyer, C. Puigelier et F. Terré (direction), La Vertu, PUF, 2009.

[243] J. Cazeneuve, L’Avenir de la morale, Éd. du Rocher, 1998.

[244] R. Boudon, Le Juste et le vrai, Fayard, 1995.

[245] Cité par J.-L. Bruguès, Des Combats de lumièreop. cit., p. 24 et 25.

[246] Mais il est très heureux qu’ils refusent l’argument d’autorité.

[247] La Croix 19 janv. 1999.

[248] L’Identité de la France, Arthaud, 1986.

[249] Postface aux Conquérants. – V. aussi à ce propos les remarques du pape Paul VI, du général de Gaulle et du président Senghor, in Ph. le Tourneau, « La Francophonie », Annales Université des sciences sociales de Toulouse 1997, p. 3 et s., spéc. p. 15 et 16.

[250] V. en ce sens l’essai de R. Boudon, op. cit. – Adde, le vibrant appel à l’audace de la raison de Jean-Paul II dans son encyclique du 14 sept. 1998, Fides et ratio (Foi et raison).

[251] Somme théologique, I, qu. 76, art. 5, sol. 4 ; le texte continue par « et la main – cet outil par excellence ». Spinoza a magnifié la puissance de la raison, tout en montrant le conflit entre elle et les passions : cf. C. Lazzer (dir.), Spinoza, puissance et impuissance de la raison, PUF, 1999.

[252] P. Gire, « Une Éthique pour l’homme et pour la société », Esprit et Vie 1996/14, p. 197.

[253] Comp. : C. Trestamont, Morale chrétienne et morale marxiste, La Palatine, 1960, p. 189 et s.

[254] P. Gire, « La Position de l’éthique dans la mondialisation des problèmes humains », Esprit et vie 1998/4, p. 73 et s., spéc. p. 75.

[255] Pensées, n° 358 (Brunschvicg).

[256] Éthique économique, Labor et fides (Genève), 1994, p. 89.

[257] Des Combats de lumièreop. cit., p. 82. Le passage sur le téléspectateur vient de cet ouvrage.

[258] La Conscience morale, PUF, 1964.

[259] Op. cit., X, n° 71, p. 212. – Il est du reste caractéristique que Sartre ait été incapable de rédiger le traité de morale dont il caressa longtemps le dessein.

[260] V. not. Morale et communication, Flammarion/Champs, 1999 ; De L’Éthique de discussion, Le Cerf, 1992. – Cf. J.-M. Ferry, Habermas. L’Éthique de la communication, PUF, 1987. – A. Münster, Le Principe « Discussion ». Habermas ou le tournant langagier et communicationnel de la théorie critique, PUF, 1998.

[261] De l’éthique de la discussion, Le Cerf, 1992, not. p. 34, 107 et s.

[262] P. Jérôme, L’Art d’être disciple, présenté par le P. Nicolas, Fayard, 1989. – J. Vigne, Le Maître et le thérapeute, Albin Michel, 1991. – J.-P. Torrel, Saint Thomas d’Aquin, maître spirituel, Le Cerf, 1996.

[263] V. plus haut la réflexion sur le « on », suggérée par Heidegger.

[264] Op. cit., p. 35.

[265] Qui opposa la société close à la société ouverte dans Les Deux sources de la morale et de la religion, PUF, 1932, passim. – V. son résumé, op. cit., p. 283 et s.

[266] V. Catéchisme de l’Église catholique, op. cit.,  nos 1776 et s.

[267] Métaphysique des mœurs. Doctrine de la vertu, Vrin, 1980, p. 112.

[268] Discours de la méthode, 3partie, Œuvres, Pléiade, 1952, p. 140. – Cf. C. Duflo, Pour des morales par provision, préf. P. Ricœur,Labor et Fides (Genève), 1996.

[269] Métaphysique, I, 1.

[270] Cf. P. Valadier, op. cit., p. 214.

[271] Veritatis splendor (La beauté de la vérité, 6 août 1993), nos 92-93.

[272] Comp. E. Fuchs, Comment faire pour bien faire ? Labor et Fides (Genève), 1995. – Adde L. Melina, La Morale entre crise et renouveau, préf. J.-L. Bruguès, Culture et vérité(Bruxelles), 1995.

[273] Pensées, n° 347, 2e al. (Brunschvicg) ; le 1er al. est le fameux « L’homme n’est qu’un roseau pensant… ».

[274] Diogène Laërce, Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres, VI, 63.

[275] E. Mannoni, Moi, Général de Gaulle, Seuil, 1964, p. 47.

[276] Comp. Dalaï-Lama, Au-delà du dogme, Albin Michel, 1994, p. 51.

[277] Pensées, Livre XII, IX.

[278] Les Idées heureuses, Le Cerf, 1996, p. 21.

[279] V. sur le vocabulaire A. Saudan, « Remarques relatives à l’expression : éthique des affaires », Rev. Éthique des affaires 1995/1, p. 61 et s.

[280] V. surtout sur l’utilitarisme, J.-J. C. Smart et B. Williams, Utilitarisme, le pour et le contre, Labor et Fides (Genève), 1997. – Adde sur Bentham (1748-1832), Ph. Malaurie, Anthologie de la pensée juridique, Cujas, 1996, p. 147 et s.

[281] J. Rawls, Théorie de la justice, Seuil, 1987, p. 51 et 52.

[282] Mémoires de Guerre, t. III, à propos de sa visite à Staline.

[283] A. Sen, Éthique et économie, PUF, 1993, p. 55 et s.

[284] F. Charrue-Dubosc et C. Midler, Quand les enjeux environnementaux créent des innovations stratégiques, Rev. fr. de gestion 2011/215, p. 123 s.

[285] Les personnes morales ont un droit à la réputation, par application de l’art. 8 de la convention européenne des Droits de l’homme, car elle « représente une partie de leur identité personnelle et psychique, qui retentit sur sa vie privée » (CEDH, 14 oct. 2008, n° 78060/01, Petrina c/ Roumanie, JCP G 2009, I, 104, obs. F. Sudre ; RTD civ. 2008, p. 648, obs. J.-P. Marguénaud. – Toutefois, cette réputation est moins importante que celle d’une personne privée, car elle ne comporte pas « de dimension morale », si bien que sa protection est moindre (CEDH, 19 juill. 2011, n° 23954/10, UJ c/ Hongrie ; R. Pierre, « La protection européenne du droit à la réputation : de la nécessaire distinction entre personne physique et personne morale », Comm. com. électr. 2012, étude 10.

[286] M. Villey, Carnets, PUF, 1995, p. 159.

[287] Comp. P. Diener, Droit des affaires ou droit de l’affairisme ? op. cit., n° 42.

[288] Cf. L. Boltanski et L. Thévenot, De la Justification. Les Économies de la grandeur, Gallimard, 1991, p. 337 et s.

[289] 1864-1920. – V. sur lui not. Ph. Malaurie, Anthologie de la pensée juridique, op. cit., p. 247 et s., et J.-M. Vincent, op. cit., supra à la note 19.

[290] Le Savant et le politique, 10/18, 1963, p. 173.

[291] J. Caplat, L’Agriculture biologique pour nourrir l’humanité. Démonstration, préface C. Aubert, Actes Sud, 2012.

[292] Un organisme (Oxfam) a calculé en 2012 que la surface agricole dédiée aux agrocarburants destinés à alimenter les voitures européennes en 2008 aurait pu permettre de produire assez de blé et de maïs pour nourrir 127 millions de personnes pendant un an…

[293] Cf. S. Pinckaers, Ce qu’on ne peut jamais faire. La Question des actes intrinsèquement mauvais. Histoire et discussion, Le Cerf, 1986. – Jean-Paul II, Veritatis Spendor, op. cit., nos 79 et s.

[294] Le Savant et le politique, 10/18, 1959, p. 174.

[295] Introduction à Max Weber, Le Savant et le politique, préc.

[296] Cf. A. You, p. cit.

[297] La Documentation Catholique 1980/77, p. 1051 et s., n° 8.

[298] op. et loc. cit.

[299] Principes de la philosophie, Lettre au traducteur, Œuvres, préf. A. Bridoux, Pléiade, 1952, p. 556 et s.

[300] Le Juste, Éd. Esprit, 1995, p. 220.

[301] A. Grosser, Le Sel de la terre, pour l’engagement moral, Seuil, 1981, p. 21 ; c’est le mot de crête employé par cet auteur qui m’a donné l’image de la crête.

[302] V. sur cette question, L. Monfront, « Droits de l’homme : une composante fondamentale de la déontologie des affaires », Entreprise éthique 1995/3, p. 76 et s.

[303] M.-F. Furet, Le Commerce des armes, le droit et la politique, dans J.-B. d’Onorio (direction), La Morale et la guerre, préface J.-M. Lustiger, Téqui, 1992, p. 187 et s., spéc. p. 188.

[304] Lors d’une conférence de presse, le Président Pompidou avait reproché aux chaînes de radios et de télévisions nationales, la « voix de la France », de privilégier les nouvelles négatives plutôt que de présenter les aspects positifs. Le Dalaï-Lama insiste souvent sur cela ; par ex. dans Au-delà du dogme, op. cit., p. 42. Mais que dire des médias qui se complaisent dans les faits divers et le sport, sans s’intéresser aux questions de fond et aux débats d’idées ? – V. sur la question de l’autorégulation des médias, (collectif), Déontologie des médias, Médias Pouvoirs, n° 4, 1998, p. 53 et s.

[305] Après des émeutes dans une banlieue de Toulouse en déc. 1998, plusieurs maires, de droite comme de gauche, demandèrent aux dirigeants des chaînes de montrer plus de discernement ; mais cela relève des pouvoirs du CSA.

[306] Le fait que le retard dans la mise au point et/ou la fabrication du produit révèle une faute de la direction de l’entreprise ne change rien à l’affaire.

[307] V., pour une comparaison des fondements de la morale occidentale et de ceux de la morale chinoise : F. Jullien, Fonder la morale, Grasset, 1995, partant de l’analyse de l’œuvre du philosophe Chinois Mencius, du IVe siècle av. J.-C.

[308] V. Camps, « L’Identité européenne, une identité morale », in J. Lenoble, N. Dewandre et alii, L’Europe au soir du siècle. Identité et démocratie, Éd. Esprit, 1992, p. 99 et s., spéc. p. 100.

[309] Comp. J.-L. Bruguès, « L’Art de durer », Communio 1984/4, p. 50 et s. – Ph. Delhaye, « Éthique humaine et morale révélée dans l’Epître aux Romains », Esprit et vie 1990, pp. 5 et ss. – E. Putman, « Éthique et droit des affaires », in Centre de recherches en éthique économique, Éthique des affaires : de l’éthique de l’entrepreneur au droit des affaires, Librairie de l’Université d’Aix-en-Provence, 1997, p. 199 et s.

[310] Ph. le Tourneau, « Existe-t-il une morale des affaires ? » in C. Saint-Alary-Houin et alii, Morale et droit des entreprises, Montchrestien, 1996, p. 7 et s. – « L’Éthique des contrats internationaux »,dans Éthique des affaires : de l’éthique de l’entrepreneur au droit des affaires, Librairie de l’Université d’Aix-en-Provence, 1997, p. 223 et s.

[311] Elle a donné lieu ces dernières années à de nombreux ouvrages. V. not. M.-A. Fontelle, Construire la civilisation de l’amour. Synthèse de la doctrine sociale de l’Église, Téqui, 1998. – Conseil pontifical Justice et Paix, Compendium de la doctrine sociale de l’Église, avant-propos de Mgr J.-C. Descubes, éd. Saint-Augustin, 2006. – P. de Laubier, La Pensée sociale de l’Église catholique ; De Léon XIII à Benoît XVI, Téqui, 2011. – J.-Y. Naudet, La Doctrine sociale de l’Église : une éthique économique pour notre temps, PUAM, 2011.

[312] E. Durkheim (1858-1917), « Morale professionnelle. Trois leçons extraites de “Morale civile 1898-1900ˮ », Rev. de métaphysique et de morale 1937, p. 544 et s. (ce texte est disponibles par internet sur le site Agora).

[313] Contra C. Duflo, Pour des morales par provision, op. cit., p. 23 et s.

[314] L’Existentialisme est un humanisme, Nagel, 1946, p. 78.

[315] V. cependant A. Badiou, L’Éthique ou essai sur la conscience du mal, Hatier, 1994.

[316] Cf. Collectif, Hans Jonas, Nature et responsabilité, Vrin, 1993. – C. et R. Larrère, Du bon usage de la nature. Pour une philosophie de l’environnement, Aubier, 1997. – F.-G. Trebulle, « Environnement et respect de la création », dans Mélanges Jacques-Henri Robert, LexisNexis, 2012, p. 777 s.

[317] I Eth, lec. 11. – Inventeur est à prendre ici au sens de découvreur.

[318] Confessions, XI, XIV, 17. – Il s’efforça de donner une réponse, très subtile, qui préfigure en partie l’oeuvre de Bergson aussi bien que celle de Proust. Le passé et l’avenir « comment “sont”-ils, puisque s’il s’agit du passé, il n’est plus (iam non est) et s’il s’agit de l’avenir, il n’est pas encore (nondum est) ? Quant au présent, s’il était toujours présent, et ne s’en allait donc pas dans le passé, il ne serait plus le temps, mais l’éternité. Si donc le présent, pour être un temps, ne le devient que parce qu’il s’en va dans le passé, comment disons-nous encore qu’il est, puisque la raison pour laquelle il est, c’est qu’il ne sera plus, si bien que, de fait, nous ne pouvons dire en toute vérité que le temps est, sinon parce qu’il tend à ne pas être » (op. cit., XI, XIV, 17). Il ajoutait plus loin : « Peut-être pourrait-on dire au sens propre : il y a trois temps, le présent du passé, le présent du présent, et le présent de l’avenir. Il y a en effet dans l’âme ces trois modes de temps, et je ne les vois pas ailleurs : le présent du passé, c’est la mémoire ; le présent du présent, c’est la vision, et le présent de l’avenir, c’est l’attente » (op. cit., XI, XX, 26). Le temps n’est donc pas une triple réalité extérieure, mais un état intérieur unique, sous trois modes différents. Le temps ne préexiste pas à l’événement ou à nous-mêmes : c’est l’événement qui crée la durée et l’attention que nous lui portons. Ces vues étaient révolutionnaires au IVe siècle, et peut-être le sont-elles encore.

[319] Aspects juridiques du capitalisme moderne, LGDJ, 1947, p. 79.

[320] V., parmi l’abondante littérature suscitée par l’obligation naturelle : R. Bout, Rép. civ., Vis « Obligation naturelle ». – H. Ferkh, « Le Rapport des obligations naturelles à la morale, ou la tendance objective de la jurisprudence », Gaz. Pal. 1997, 1, doctr. p. 13 et s. – M. Gobert, Essai sur le rôle de l’obligation naturelle, préface J. Flour, Sirey, 1957. – M. Rotondi, « Quelques considérations sur le concept d’obligation naturelle et son évolution », RTD civ. 1979, p. 1.

[321] V. pour un ex. ancien, Cass. req., 21 nov. 1831, S. 1832, 1, p. 383. – Et depuis, Cass. 1re civ., 5 avr. 1993, n° 90-21.734, Bull. civ. I, n° 141 ; D. 1994, somm. p. 33, obs. D. Everaert-Dumont.

[322] Cass. civ. 14 janv. 1952, D. 1957, p. 177, n. R. Lenoan. – Cass. 1re civ., 16 juill. 1987, n° 86-10.831, Bull. civ. I, n° 224 ; RTD civ. 1988, p. 133, obs. J. Mestre. – Cass. 1re civ., 10 oct. 1995, n° 93-20.300, Bull. civ. I, n° 352 ; D. 1997, jur. p. 155, note C. Pignarre. – N. Molfessis, « L’Obligation naturelle devant la Cour de cassation : remarques sur un arrêt rendu par la 1re chambre civile, le 10 oct. 1995 », D. 1997, chron. p. 85 et s.

[323] Cass. 2re civ., 8 mars 1963, Bull. civ. II, n° 238 : « Il n’y a pas d’obligation natur